Le passé est un produit de l'analyse du présent. Nous recomposons ainsi totalement notre histoire, nous l'appropriant en la réinventant à la lumière des souvenirs qui nous sont suggérés par les traces et par les émotions que nous avons choisi de nous remémorer. Sont relégués dans l'ombre et voués à l'oubli tout ce qu'inconsciemment il ne nous plaît pas de conserver ou ce que les événements nous poussent à laisser de côté.
On connaissait l'importance des photographies dans l'élaboration de la mémoire, les écrits ont le même pouvoir, mais, pratique moins courante, nous y sommes plus rarement confrontés. Parcourant mes archives sonores pour la radio aléatoire et les albums d'inédits que je mets à la disposition des internautes en écoute ou en téléchargement sur le tout nouveau site du Drame je me rends compte à quel point nous sommes conditionnés. D'une part les traces entérinent les événements vécus, d'autre part notre mémoire est volatile. Il faudrait une seconde vie pour se souvenir de la nôtre et notre disque dur interne montre ses limites au fur et à mesure de notre vieillissement et de son encombrement.
Numérisant les archives à tour de bras depuis des semaines je découvre un nombre d'œuvres insoupçonnées dont nous avions tout oublié, probablement parce que le projet n'a jamais abouti ou que nous sommes passés à autre chose. Ainsi je retrouve Phagocytations enregistré en 1987 comme playback pour une pièce collaborative avec le groupe américain Controlled Bleeding qui aurait dû jouer par dessus et envoyer également un playback pour que le Drame fasse de même. Laissé lettre morte. Ou encore Protée, musique de scène composée fin 1989 pour une pièce de théâtre dont les auteurs ont disparu corps et biens sans nous payer. J'avais un vague souvenir d'autres de nos aventures comme Le Dandy des Gadoues avec Frank Royon Le Mée dont Le poil et la plume et Comedia dell'amore 121 étaient jusqu'ici les seuls témoignages de notre collaboration, les premières versions du K et de Jeune fille qui tombe, tombe... avec Michael Lonsdale et Gérard Siracusa cinq ans avant l'album nominé aux Victoires de la Musique avec Richard Bohringer, la version avec Daniel Laloux que je lui préférais, les improvisations avec Colette Magny, Un théâtre de dernier ordre et deux autres longues pièces avec Françoise Achard, mes duos avec Hélène Sage, des morceaux écrits pour la radio, etc.
À côté des enregistrements musicaux et des émissions de radio je retrouve les cassettes de mon répondeur où sont enregistrés des messages de tous mes amis et des personnes avec qui je travaillais. Et là, nouvelle surprise, des pans entiers de ma vie refont surface. La voix est évocatrice. Avec le recul je comprends le moindre accent, la moindre intention cachée derrière des phrases simples. Je réécris en fait une nouvelle version de mon histoire, puisqu'elle ne se raconte qu'en s'appuyant sur ces éléments qui viennent de refaire surface. Cocteau disait "je suis un mensonge qui dit toujours la vérité". Notre mémoire est une falsification, un conte, une construction fictionnelle. On savait déjà que la vérité n'existait pas, que le documentaire était une création aussi manipulatrice que la fiction, que l'Histoire était écrite par les vainqueurs, voilà que je comprends que le passé n'existe que dans le mythe que nous inventons chaque jour sans le plus souvent nous en apercevoir. En exhumant les archives, les cadavres ressortent du placard, enjolivés, nettoyés, blanchis comme les morts que les Vietnamiens changent de sépulture après une année de deuil et dont ils font la toilette avant de les enterrer dans leur dernière demeure.
Puisque rien n'est certain et le futur moins que le reste, je m'inventerai le passé qu'il me plaira, sans autre mensonge que celui de mon inconscient, simplement en faisant le tri entre le bon grain et l'ivraie, choisissant tantôt l'un tantôt l'autre au gré de ma fantaisie et des traces que je continuerai de relever en explorateur du quotidien.