Suite de l'entretien croisé entre le souffleur Antonin-Tri Hoang (22 ans) et le pianiste Benoît Delbecq (45 ans) à l'occasion de la sortie de leur duo Aéroplanes chez Bee Jazz (dist. Abeille Musique)...

Question n°2 d'Antonin-Tri-Hoang :
Comment sens-tu le fond de l'air ?

Réponse de Benoît Delbecq :
D'où je t'écris, l'air est délicieux, ici à 10h45 au Cap Gris-Nez près de Calais où je passe quelques jours en famille avec les kids, cousins-cousines, etc. Marée montante, le Cap Blanc-Nez majestueux, et la pointe de la courte dune... Il y a eu un concert d'un grive musicienne à 6h du matin... Un excellent air !
Pour le reste, politiquement, l'air est effroyablement nauséabond. Et il est très clair qu'on ne peut plus développer sa pensée comme avant. L'intellectuel est combattu à ciel ouvert par la pensée unique (une expression d'Ignacio Ramonet piquée par Chirac...), c'est un virage inédit et très inquiétant.


Culturellement parlant, j'assiste médusé à une désertification sans précédent de l'esprit de curiosité et d'indocilité face au mainstream - et pas seulement quand à la musique bien sûr. De plus en plus, et c'est acquis, ce sont des élus locaux/régionaux, etc. et des groupes financiers qui déterminent la vie culturelle, les choix éditoriaux du spectacle vivant, de la production cinéma, etc. Et, ce que veulent avant tout les élus, c'est du retour sur investissement - cela, c'est récent. Or la culture ça n'est pas cela, ce n'est pas l'entertainment. C'est un virage politique majeur, et je ne vois pas chez les politiques à droite comme à gauche la moindre envie consistante de considérer ce fait nouveau. Récemment, un programmateur m'a demandé de rendre un nouveau projet multi-disciplinaire plus glamour côté rédactionnel, photos etc. Je suis resté sans voix. Et pourtant, il s'agit de quelqu'un de très pointu, mais qui subit un telle pression de ses élus qu'il a franchi le pas de jouer leur jeu. Tout cela est nouveau pour moi. Le fond de cet air là est pestilentiel, c'est l'air du marketing culturel... Pour moi qui me suis structuré à une époque si riche où tout semblait possible...
Le temps où la culture était un potentiel d'épanouissement et d'enrichissement pour chaque individu est derrière nous. Je vais paraître nostalgique mais il est loin le temps où l'on pouvait aller écouter Steve Lacy à la MJC de Marly-le-Roi (bon, ok, il est décédé aujourd'hui). Je trouve ça pathétique. Internet permet de découvrir plein de trucs, mais, globalement, il est le vecteur de l'apologie du mainstream, du marketing... Ce qui est pour moi incompatible avec l'idée même de musique non vénale. La solution sera politique ou ne sera pas - enfin pour ma part je n'ai pas de levier pour agir contre ce flux, si ce n'est continuer mes travaux.


Question n°3 :
Si tu n'habitais pas à Paris (Clichy) où vivrais-tu ?

Réponse de Benoît Delbecq :
J'ai la chance d'avoir pas mal voyagé de par le monde, et ai des proches un peu partout, musiciens ou non, et je me sens bien à plein d'endroits, mais ce n'est pas comme y vivre - la différence entre tourisme et immigration !
Je suis très lié au Canada de par mon parcours et mes passages au Jazz Workshop de Banff, ainsi qu'à la scène du Festival de Jazz de Vancouver qui m'a fait rencontrer des pans entiers de musiques qu'on a très très rarement l'occasion (ou pas du tout !) d'entendre en France. De par ma pratique de la langue anglaise, j'ai des liens privilégiés avec l'Angleterre, le Canada, les USA... Bien sûr New-York est très attirant, il y a une énergie spéciale, mais... Je vis là où mes trois enfants vivent, et, séparé de leurs mères parisiennes, il ne serait question pour moi de m'en éloigner tant qu'ils ne volent de leurs propres ailes - et ce n'est pas pour demain car ma petite dernière a 5 ans ! Mais il est vrai que mon travail commence à être pleinement reconnu aux USA et je fais en sorte d'y jouer son mon nom dans les temps à venir. Je vais faire les démarches pour un permis de travail de longue durée, nous verrons bien. D'ici là à y vivre, le pas n'est pas prêt d'être franchi avant longtemps. Mais je m'éloignerai bien de la ville de Paris qui est aujourd'hui, pour les musiques que j'aime, quasi désertifiée. La pression immobilière y est épouvantable, cela s'en ressent sur les conditions de vie, et le nombre de lieux en chute libre (quand à ceux qui ont un piano décent... que dire...), et j'observe que nombre de mes collègues étrangers de ma génération partent pour Berlin, où il se passe beaucoup de choses, c'est une ville que j'aime beaucoup. Ceci dit, j'aime profondément Paris (et Clichy !) et n'ai jamais envisagé sérieusement de partir, tout en râlant j'y suis très heureux.

P.S. (jjb) : prochainement, Antonin-Tri Hoang répond à son tour à Benoît Delbecq.