Quatrième et dernier épisode de l'entretien croisé entre Benoît Delbecq (1, 2) et Antonin-Tri-Hoang (3) à l'occasion de la sortie de leur duo Aéroplanes chez Bee Jazz (dist. Abeille Musique)...

Question n°3 de Benoît Delbecq, et non des moindres :
Proust est bien présent dans la pochette d'Aéroplanes et je m'en réjouis. Quel lien établis-tu entre l'écriture musicale et l'écriture littéraire d'un Proust ? Ce point de vue évolue-t-il selon que la partition déclenche ou implique des phases d'improvisation ou non ? Un manuscrit mille fois raturé de Proust ressemble-t-il d'une façon ou d'une autre à la pertinence d'un phénomène d'improvisation ?

Réponse d'Antonin-Tri Hoang :
Ces questions sont passionnantes ! Il y a quantité de liens à faire entre l’œuvre de Proust et la musique ; je ne me risquerai pas à les énumérer, je peux seulement essayer de parler de mon expérience personnelle.

Au moment où je travaillais sur mon mémoire, j’ai été attiré à la lecture de La recherche par la découverte de certains passages qui traitent directement de musique. Je n’ai à ce jour rien lu de plus beau sur le sujet, rien lu qui exprime aussi précisément et concrètement la sensation du temps en musique. Le narrateur détaille avec extrême minutie chacun des instants insaisissables de la perception, que la mémoire ne parvient à capturer qu’après plusieurs auditions de l’œuvre, tout en restituant la continuité du temps. On est comme plongé dans l’infiniment petit du temps, on découvre notre propre écoute : « Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu'éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. » Les liens de La recherche avec la musique, qu’elle soit écrite ou improvisée, sont très forts ne serait-ce que par l’importance dans l’œuvre du phénomène sonore. « Le crépitement de ma respiration couvre le bruit de ma plume et celui d’un bain qu’on fait couler à l’étage au dessus » disait Proust dans une lettre, lui qui fut si sensible au son, obligé de se calfeutrer dans son appartement pour s’en isoler. Le son est partout, et est très vite associé à de la musique par l’imagination : les voix des vendeurs de rue deviennent des chants grégoriens, les cloches de Balbec semble sortir de Pelléas et Mélisande… Tout peut devenir musique, œuvre d’art, par association d’idées, irruption soudaine de souvenirs.


L’écoulement du récit peut parfois sembler être improvisé, tant les phrases semblent nous emmener d’un endroit à un autre presque par coïncidence ; on peut se retrouver transporté autre part sans s’en rendre compte tant la matière du texte se transforme au fur et à mesure, patiemment, en tournant autour de zones très précises, se changeant insensiblement en autre chose. Le discours suit un développement naturel, semblant aller par enchaînement de conséquences, comme si chaque phrase découlait uniquement de la précédente. À l’intérieur de la phrase même le discours évolue : on ne peut anticiper son atterrissage, ou plutôt son retour à la surface, tant les déviations et parenthèses qui suivent l’impulsion initiale nous entraînent dans les profondeurs du sujet. C’est ce naturel de l’évolution du discours, qui a toujours l’air d’être dans l’instant même, qu’on peut apparenter à de l’improvisation. Mais, comme si on regardait une mosaïque de trop près, on se rend compte ensuite, en reculant, en observant l’œuvre dans une échelle plus grande, que ces phrases dessinent une structure très précise, immense, composée.


Si l’écriture permet de revenir en arrière à loisir jusqu’à la publication de l’œuvre, l’improvisation, qui se construit en même temps qu’elle se produit, ne permet pas la rature. En ce sens, une page mille fois raturée de Proust tient du domaine de la composition, parce qu’elle fait cohabiter des temps différents d’écriture et de réécriture sur une même surface : un mot écrit un jour, sa rature un autre jour, un feuillet collé par-dessus encore plus tard. Mais dans les « Carnets » on peut voir un travail préparatoire de l’œuvre future fait à base de petites notes, sans mise en forme, les mots sont jetés sur le papier sans trop de re-travail : on s’approche alors de l’improvisation. Avec la violoncelliste Elena Andreyev on improvise à partir de ces carnets, où figurent à plusieurs reprises les termes « aéroplane » ou « encore aéroplane » qui appellent à eux seuls des passages magnifiques dans l’œuvre, et qui m’ont inspiré le titre du disque !

P.S. (jjb) : de son côté, Igor Juget a filmé un petit entretien vidéographique pendant les séances...

P.P.S. (jjb) : duo du Jean-Jacques Birgé (Mascarade Machine, Tenori-on, Kaossilator...) et Antonin-Tri Hoang (sax alto, clarinette basse), vendredi 17 juin à 18h30 au Souffle Continu, 20-22 rue Gerbier 75011 Paris (entrée gratuite).