Je me souviens du rire à s'en étrangler de Georges Perec lisant à haute-voix un texte de Bobby Lapointe à la radio. Il aurait certainement été plié en deux à la mise en scène de L'augmentation qu'Anne-Laure Liégeois présente au Théâtre du Rond-Point à Paris. Je me souviens aussi de Sami Frey sur son vélo, mais la pièce de ce soir appartient à la veine plus caustique, moins nostalgique, de son auteur. Deux acteurs fantastiques, Anne Girouard et Olivier Dutilloy récitent mécaniquement « Ayant mûrement réfléchi ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation...». La salle rit jaune. Vont-ils débiter ainsi leurs phrases en boucle ? La fantaisie critique d'Anne-Laure Liégeois est aussi huilée que la mécanique imperturbable du rouleau-compresseur de Perec. J'ai tellement ri que j'en ai oublié la dureté des bancs de la petite salle.


Trois heures plus tôt, nous assistions à Débrayage de Rémi de Vos, une autre mise en scène d'Anne-Laure Liégeois dans cette même salle avec les mêmes acteurs augmentés (façon de parler, quand vous aurez vu la précédente) de François Rabette, tout aussi remarquable. Les temps ont changé. En 1968 le pauvre salarié exploité rêvait d'une augmentation, aujourd'hui il est à la recherche d'un emploi ou risque de se faire virer. Devant le décor déprimant des alpages collés sur le mur du couloir, les trois comédiens affublés de diverses perruques interprètent chacun plusieurs rôles si pitoyables qu'ils en deviennent hilarants. Je me souviens d'Alec Guiness dans Noblesse Oblige, sauf qu'ici c'est Misère Oblige. Le monde du travail inspire Anne-Laure Liégeois, qui prépare d'ailleurs une troisième pièce sur le sujet, qu'elle traite chaque fois incisivement, malgré la tendresse pour ses personnages bafoués par la hiérarchie et l'exploitation dont ils sont victimes.


Supposons que vous hésitiez entre l'adaptation fidèle (dans les limites du texte), mais explosive dans sa mise en scène, de L’Art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation (article de Christine Marcandier avec l'organigramme du texte !) et les quatre extraits et un inédit de Débrayage. Ou bien vous y êtes, ou bien vous n'y êtes pas. Si vous y êtes, enchaînez les deux, De Vos à 18h30, Perec à 21h (2 petites vidéos en ligne), "les deux peuvent être vus le même soir", je dirais même plus, l'ensemble fait sens et la montée en puissance est d'autant plus jouissive.

Illustration de Stéphane Trapier et photos de Christophe Raynaud de Lage.