J'ai eu du nez lorsque j'ai demandé un conseil au responsable de la librairie du Monte-en-l'air qui n'aime pas trop la bande dessinée, une de leurs grandes spécialités ! Il m' a donc indiqué des ouvrages qui pourraient plaire à des lecteurs difficiles, pour leurs qualités tant graphiques que romanesques, des livres dont la lecture ne s'expédie pas en un quart d'heure. Je citai, par exemple, l'incontournable Maus d'Art Spiegelman (ed. Flammarion) que j'ai souvent offert à des non initiés, la seule BD affublée d'un Prix Pulitzer, ou le complexe Jimmy Corrigan de Chris Ware (ed. Delcourt), conseillé par nombre des étudiants rencontrés aux Beaux-Arts et Arts Décos... Il m'orienta vers trois pavés extrêmement différents dont le choix se vérifia après quelques semaines allongé sur le divan.
Je viens de terminer Reportages de Joe Sacco (ed. Futuropolis), dont j'avais vanté Gaza 1956. Son remarquable travail journalistique sur des sujets graves et épineux demande du temps pour être digéré. Après avoir interrogé les femmes tchétchènes, la Palestine ressemblait pour moi à des vacances. J'y suis allé doucement pour ménager ma peine et ma révolte. Ses enquêtes sur l'entraînement des soldats irakiens par les Américains, la corruption en Inde qui finira par éradiquer des couches entières de la population, le choix de l'île de Malte pour illustrer l'immigration africaine valent largement les reportages sur des supports plus conventionnels. Le dessin apporte la précision de la distance. Il évite le bourrage de mou des journaux télévisés qui entretiennent le mythe de la complexité des conflits en montrant toujours les mêmes et vaines images où les causes sont escamotées au profit des carnages.
Asterios Polyp de David Mazzucchelli (ed. Casterman) est un roman graphique qui mérite ce double qualificatif. Chaque planche sert la narration grâce à d'astucieuses mises en pages et à l'usage poussé de la quadrichromie. Il aura fallu quinze ans pour accoucher de ce travail d'orfèvre dont le héros est un enseignant en architecture qui n'a jamais rien produit, en pleine crise de fausse maturité. Les personnages exécrables sont souvent plus intéressants que les supermen lorsque l'auteur arrive à les rendre attachants. Rien ne vaut un bon méchant pour éviter le manichéisme facile et mystificateur.
Avec From Hell d'Alan Moore et Eddie Campbell (ed. Delcourt) on sera servi puisqu'il s'agit d'une autopsie de Jack l'Éventreur en 575 pages ! Le scénario de Moore (Watchmen, V for Vendetta, Filles perdues, etc.) a le mérite de révéler le fait-divers par une affaire d'État et une misogynie assassine de l'époque victorienne. Le soin historique apporté à chaque détail est renforcé par des notes consistantes en fin d'ouvrage et une postface retraçant en bande dessinée les différentes théories sur les crimes de Whitechapel.
Les deux derniers pavés, publiés respectivement en 2009 et 2000, ne sont pas des nouveautés, comme les chefs d'œuvre de 1987 et 2002 cités en début d'article, mais les biscuits pour l'hiver n'ont pas d'âge, dès lors qu'il nous reste à les découvrir.