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À l'instant où le car s'engagea dans la cour de la station de Washington, j'ai crié : "Papa ! Maman !". Agnès a l'habitude que je lui fasse des blagues, certaines d'assez mauvais goût. Quand nous étions petits j'avais posé un seau d'eau au-dessus de la porte du couloir comme dans les dessins animés. Pour mon malheur et celui de ma mère, c'est elle qui est passée à la place de ma sœur. Le seau lui est tombé de tout son poids sur la tête, du côté du récipient, l'eau s'est répandue par terre. J'ai pris un sacré savon. Plutôt que des bonbons, mais l'un ne remplace pas l'autre, j'achetais régulièrement des farces et attrapes : fluide glacial, chewing-gum tape doigt, pot de moutarde à ressort, sucre mouche, poudre à éternuer, cigarettes explosives, poignée de main électrique, etcétéra. En neuvième, l'équivalent du CE2, je suis allé au cours de gymnastique avec des boules puantes dans la poche, imaginez le résultat ! Combien de fois ai-je mimé que je mourrais en m'écroulant par terre pour inquiéter ma sœur ? J'avais même des couteaux en plastique dont la lame rentrait dans le manche. Le problème fondamental résidait dans le fait que c'était moi l'angoissé et que ma petite sœur prenait tout à la légère. Cela n'a pas beaucoup changé. Je suis le grand frère responsable et ma sœur se fiche de tout, ce qui a le don de m'énerver. Mon goût pour les farces a probablement fini par m'amener à la prestidigitation. Que d'heures passées devant la glace à m'entraîner au saut de coupe avec un jeu de cartes ! Mon père choisit de m'offrir deux ou trois véritables accessoires plutôt que les mallettes en vogue pour les enfants et je lus in extenso le Cours Magica de Robert Veno. De plus, Agnès et moi avions mis au point un numéro sensationnel de transmission de pensée. "Mademoiselle Agnès, concentrez-vous, concentrez-vous bien !". Comme j'adore aussi raconter des blagues, ma sœur ne fait même pas attention lorsque, depuis la vitre du car, je m'écrie, plutôt convaincant, "Papa ! Maman !".

(Joie, pour violoncelle et orchestre)

Il ne lui faut pas longtemps pour constater qu'impossible n'est définitivement pas français. Maman et Papa sont là, à Washington d'ici, à la gare des Greyhound, ce matin, alors que c'est le dernier endroit où nous aurions pu les imaginer se trouver. Nous avions prévenu Mr Fishkin que nous arriverions probablement aujourd'hui, mais à une autre heure. C'est incroyable, comme répètent l'un après l'autre les protagonistes des Parents terribles dans la pièce de Cocteau. Je suis ému aux larmes. Depuis toujours, chaque fois que je reste longtemps éloigné d'eux, pour les vacances, je crains de ne plus les reconnaître à mon retour. Souvent, en m'endormant, je tente de dessiner leurs traits pour ne pas les oublier. Voilà probablement l’origine de mes larmes chaque fois que deux personnages d’un film se retrouvent après des années d’absence, je fonds ! Maman et Papa sont vraiment là, la mine réjouie du bon tour qu'ils nous ont fait, et ils nous conduisent à leur hôtel hyper classe, nous mangeons un peu, prenons un bain chaud et nous leur racontons nos aventures jusqu'à trois heures du matin. Les lits sont géniaux, on glisse un quarter dans une fente et ils se mettent à vibrer. Le massage m'accompagne dans mon sommeil.

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De leur côté Maman et Papa ont bénéficié de deux places gratuites dans un charter affrété par la Mairie d'Angers dont mon oncle Roger, le frère de Papa, est responsable de la communication. Il restait de la place sur le vol de retour de jeunes Américains venus passer un mois en France, opportunité qu'ils ont saisie, la balle au bond, au dernier moment, sans pouvoir nous prévenir évidemment. Plus tard se développeront les téléphones portables permettant, entre autres, aux parents de rester en contact avec leur progéniture où qu'elle soit, mais en 1968 un appel téléphonique vaut une fortune, on n'appelle pas et les lettres mettent de une à deux semaines « par avion » pour traverser l'Atlantique.

Roger est l’un des deux enfants qui furent sauvés par Cypri et Berthier en juin 1942. Il avait alors exactement l’âge que j’ai aujourd’hui, mais sa sœur Ginette avait un an de plus que lui. Mon oncle possède une Taunus jaune canari, chose plutôt voyante pour un pasteur dans une ville comme Angers. Converti au protestantisme pour embêter sa mère qui l’avait obligé à rentrer de Londres pour faire son service militaire contre son gré, il a épousé Christine, une Écossaise avec laquelle il a eu quatre enfants que nous ne voyons presque jamais. J’aime bien quand mon oncle passe à Paris et vient dormir à la maison, sur le canapé du salon, à cause de son humour pince-sans-rire très british. Quant à ma tante Ginette, elle est divorcée d’un gars que je n’ai jamais connu, mais dont le surnom de Jojo l’Indien m’a toujours fait fantasmer, ce qui me ramène directement aux États Unis.

Dans la voiture louée par Papa, Mr Fishkin nous fait visiter Washington, une ville morte, mortelle, administrative, édifiée de monuments blancs et peuplée majoritairement de citoyens noirs. D'un coin de la capitale américaine à l'autre, le clivage est évident entre les riches et pauvres. L'architecture néo-classique des pièces montées officielles que nous enchaînons comme derrière la vitrine d'une pâtisserie des beaux quartiers ne me touche guère. Nous allons au Capitole, mais nous regarderons la Maison-Blanche sans descendre de voiture. Le Washington Monument avec son obélisque me renvoie l'image de la Marche pour le travail et la liberté (March on Washington for Jobs and Freedom) en 1963 où trois cent mille personnes se rassemblèrent autour du bassin. Au premier plan de la photo, mes parents et ma sœur descendent les marches du Lincoln Memorial. Agnès et maman portent une robe à fleurs. Pour une fois, Papa a la cravate nouée jusqu'au cou. Habituellement il la porte légèrement desserrée avec, dessous, le petit bouton du col ouvert, un souvenir de ses années de journalisme.