Si tous les âges que nous avons eus un jour cohabitent dans le même corps, la conjugaison au présent a retrouvé son synchronisme avec le temps de l'écriture. Chronique. J'avais imaginé conter notre périple avec la naïveté de mes quinze ans, comme si j'avais retrouvé mon carnet de voyage de l'époque. L'aventure réelle devait devenir la base d'une histoire romancée où j'aurais pu prendre des distances avec ce que nous avions vécu. C'était risquer de jeter le doute sur son authenticité. Je n'ai jamais su mentir. Du moins je le crus longtemps avant que l'adultère ne me prenne dans ses filets. Je n'en ressentis aucune gloriole, bien au contraire. Si je constatais mes dons en la matière, j'éprouvai une honte à tromper si facilement mon monde. Mon premier roman avait été une pure fiction, entendre une œuvre de l'esprit s'inspirant d'anecdotes glanées auprès de proches et de lointains, une élucubration oscillant entre polar, science-fiction et politique. Cette fois, l'histoire était trop incroyable pour qu'elle souffre la moindre entorse à la réalité. Dans les limites de notre mémoire, bien entendu. Je me condamnais moi-même à ne rien inventer. Il m'est arrivé de baptiser un chien dont j'avais oublié le nom, mais c'est tout ce que je m'autorisai. Je veux pouvoir regarder en face mon interlocuteur sans ciller. Les yeux ne trompent pas. J'ai une confiance aveugle en ce que je lis dans ceux des autres. Cela me prend une seconde, au premier regard, mais je sais, même si parfois je fais la sourde oreille parce que la vérité me dérange. Certains prendront cette intuition pour quelque mystique sacrée, pour d'autres c'est juste avoir du nez. La sincérité me touche. J'ai souvent cité l'exergue de Jean Cocteau à son histoire féline dans Le Journal d'un inconnu, "ne pas être admiré, être cru". Quand on y a goûté on ne s'en dépare plus. Devant le potentiel du réel tous les sens sont en émoi. Ma sœur et moi avons eu la chance de nous trouver aux bons endroits aux bons moments et de savoir en profiter le reste de notre vie. Ce présent est devenu un temps immuable, compilant le passé et l'avenir dans un amas quantique où le syndrome de Peter Pan se dissoudra petit à petit. Mieux, notre combat et nos idées nous survivront, comme elles nous furent léguées.

La distance est pourtant fondamentale entre le voyage de mes quinze ans et celui de ma fille au même âge. Nous avions fait la route sur les pas de Jack Kerouac et nos aînés de la Beat Generation avec les moyens du bord. Elsa empruntera les mêmes routes dans le luxe d'un road movie où son père tiendra le volant. Nos parents avaient souffert du manque, nous sommes des enfants d’après-guerre à finir notre assiette, les nôtres seront gâtés, que nous y prenions garde ou pas. Beaucoup perdirent leurs illusions et il faudra encore quelques cataclysmes pour que la révolution accouche de nouvelles utopies, mais nous sommes à nouveau sur les rails. La théorie des catastrophes du mathématicien René Thom est-elle applicable à l'humanité ? Jean-Luc Godard, à qui le titre de ce roman fait directement référence pour sa série coréalisée avec Anne-Marie Miéville, explora ce chemin dans 6x2, sa précédente série télévisée. La suivante, France, Tour, Détour, Deux Enfants était elle-même "librement inspirée" par Le tour de France par deux enfants, écrit en 1877 par G.Bruno, pseudonyme d'Augustine Fouillée, qui avait servi de livre de lecture du cours moyen des écoles de la IIIe République jusque dans les années 1950. En 1978, dix ans après notre voyage initiatique qui vaut tous les cours appris en classe, les épisodes de la série de Godard et Miéville traitaient de la lumière, de l'inconnu, de l'impression, de la violence, du pouvoir, du roman, du rêve et de leurs contraires. Leur fréquentation n'était que le prolongement des interrogations que nous rencontrâmes sur notre route. J'avais jusqu'ici été un bon élève, scolaire. J'allais bifurquer vers une autre école, que je ne quitterai jamais. Personne ne s’apercevrait de cette mutation jusqu’à mon échec au baccalauréat que je devrai repasser l’année suivante. Je venais de comprendre que la vraie vie est ailleurs.

(terminer par la diffusion de Mécanique cantique du trio El Strøm, 2012)