Bollywood, ce ne sont pas que des bluettes avec chants et danses dont les décennies marquent chaque fois le style. Il existe des chefs d'œuvre inoubliables où la réflexion philosophique rivalise avec la tendresse, le lyrisme avec l'humour, la lutte des classes avec une critique du machisme, le clair-obscur avec l'intelligence du montage ! Il en est ainsi de L'assoiffé (Pyaasa), réalisé en 1957 par le génial Guru Dutt, à la fois réalisateur et acteur, que Carlotta publie en coffret de 2 DVD avec Le maître, la maîtresse et l'esclave (Sahib Bibi Aur Ghulam) qu'il a produit en 1962, mais qui est signé par son dialoguiste, Abrar Alvi. Si la musique et les chansons de L'assoiffé sont merveilleusement envoûtantes, le passé chorégraphique de Dutt en pointe le rythme tout en ruptures de ton, avec une incroyable variété d'émotions. On passe d'une sorte de néo-réalisme à l'indienne à une séquence surréaliste, d'une scène d'action à du pur burlesque. De plus, j'ai toujours adoré les avant-plans comme chez Ophüls, laissant deviner l'action derrière des premiers plans qui font sens. Les focales jouent de la profondeur de champ et du flou, et les gros plans au 100mm ont conservé le nom de leur auteur. Son noir et blanc est à couper le souffle. La musique ne consiste pas ici en intermèdes comme c'est souvent le cas dans les films de Bollywood, elle est partie intégrante du récit. Les chansons ne sont d'ailleurs pas précédées d'introductions instrumentales pour ne pas casser le rythme.
En bonus le documentaire À la recherche de Guru Dutt de Nasreen Munni Kabir tourné en 1989 éclaire la vie passionnante de Guru Dutt dont les films réfléchissent la propre histoire, artiste tiraillé entre l'échec et le succès, et entre deux femmes dont l'une dans la vie prêtait sa voix à ses actrices quand l'autre jouait merveilleusement dans ces deux films. Les nombreux extraits qui l'émaillent donnent envie de voir les sept autres comme Fleurs de papier (Kaagaz Ke Phool) qui ruina le maître de Bombay.


Dans cette autre scène de L'assoiffé Mohammed Rafi prête sa voix à Dutt :
"Ce monde où l'homme est un loup pour l'homme,
Qui n'a d'autre appétit que l'or et l'argent,
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Chaque corps est meurtri
Et chaque âme assoiffée
Tous les regards se voilent
Et tous les cœurs s'affligent
Le monde entier est frappé de stupeur
Qui voudrait d'un monde pareil ?
De toute vie humaine vous avez fait un jouet
Et vous n'adorez que ceux qui ont trépassé
La mort en ce bas monde vaut moins cher que la vie
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Jeunesse fourvoyée sur le chemin du vice
Qui te livres au commerce de tes tristes appâts
L'amour n'existe plus si ce n'est monnayé
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Ce monde qui fait fi de toute humanité,
Dédaigne l'amitié et la fidélité
Et où l'amour est sans cesse dépecé
Qui voudrait d'un monde pareil ?
Qu'on le brûle, qu'on le livre aux flammes !
Qu'on l'ôte de ma vue !
Il est à vous ce monde, faites-en votre affaire !
Qui voudrait d'un monde pareil ?"

Guru Dutt s'est suicidé à l'âge de 39 ans.