Je me souviens de la méticulosité exceptionnelle du jeune Lam Lê dans les années 70. Il avait composé son story-board comme une véritable bande dessinée. Exploitant son sens du découpage, le cinéaste reviendra chaque fois sur ses racines. Après avoir réalisé une trilogie indochinoise (Rencontre des nuages et du dragon, Poussière d’empire, 20 nuits et un jour de pluie) et signé un scénario adapté de la BD La Marque Jaune (sic), son quatrième film est un documentaire passionnant sur les 20 000 Vietnamiens enrôlés de force pour travailler dans les usines d'armement françaises à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Bloqués en France par la débâcle de 1940 ces travailleurs forcés vivront dans la misère, exploités par les patrons collabos, parqués la faim au ventre, pour qu'au retour dans leur pays d'origine ils soient considérés comme des traîtres pour avoir œuvré pour l'occupant, ici la France.


Công Binh est le nom donné à ces laissés pour compte du colonialisme le plus abject. Mêlant documents d'archives, scènes reconstituées, une mise en scène originale des célèbres marionnettes sur l'eau de Hanoï, la lecture des Damnés de la Terre de Frantz Fanon, des entretiens avec les survivants qui ont tous plus de 90 ans et dont cinq mourront pendant le tournage, Lam Lê construit un documentaire politique renversant en inventant une forme qui colle à son sujet. Sa mise en scène est loin des évocations paresseuses dont le genre fourmille souvent. De révélation en révélation, nous avançons dans la longue nuit indochinoise, aussi grave que les évènements qui ensanglantèrent l'Algérie au lendemain de la Libération. Les công binh s'organisèrent, tentés par un trotskisme qui ne frayait pas avec le stalinisme, ce qui n'arrangea pas leur relation à l'Oncle Hô. Au détour d'un plan je reconnais avec émotion le camarade Tri, père et grand-père de mes amis. Ces courageux Vietnamiens sont aussi à l'origine de la culture du riz comestible en Camargue. Bémol récurrent, la mélodie de piano, mélange niaiseux de classique et d'orient, banalise systématiquement la bande-son. Il n'empêche que le film, dont les bonus accompagnant le DVD publié par Blaq out sont aussi passionnants (exemple cet entretien de Lam Lê avec Pierre Crézé pour Univers-Ciné), est une merveille d'intelligence et de sensibilité. Il a de plus le mérite de nous offrir une leçon d'histoire époustouflante que la plupart d'entre nous ignorait, symptomatique de comment la France occulte ce qui la dérange, de la collaboration à la colonisation.

N.B.: long article de Pierre Daum sur Mediapart