Une fois n'est pas coutume. J'ai pris la liberté de recopier un extrait du premier chapitre du livre Le XXe siècle à l'écran (Ed. du Seuil) écrit en 2002 par Shlomo Sand sur les rapports du cinéma et de la politique. Si l'historien rapproche les sujets des films de ceux qui ont marqué le siècle, à savoir la formation des démocraties, la Première Guerre Mondiale, la naissance du communisme, l'avènement des crises économiques, le fascisme et le nazisme, la Guerre froide, le colonialisme et la décolonisation, j'ai plus été intéressé par son introduction et sa conclusion. Pour un cinéphile sa lecture des films n'apporte pas grand chose, mais son regard distancié d'historien est aussi passionnant que dans ses ouvrages plus récents comme en particulier Comment le peuple juif fut inventé. L'extrait aborde un sujet cher à tous les créateurs qui rêvent de rencontrer leur public en faisant tout pour le déstabiliser !

L'un des phénomènes les plus marquants liés à l'avènement de la démocratie pluraliste en Occident — où les élites politiques dépendent désormais du vote majoritaire — est l'émergence d'une large culture de masse. Le suffrage universel eut pour corollaire l'instruction obligatoire et la création d'institutions d'enseignement général, condition de la formation d'un citoyen conscient de son appartenance au nouvel État-nation. Par ailleurs, la deuxième révolution industrielle modifie radicalement les besoins culturels des foules. Lentement, mais de façon constante, cette révolution va changer le mode de vie des populations en Europe occidentale et en Amérique du Nord et permettre à la démocratie nouvelle de prendre racine.

La consommation de masse engendre la production accélérée et en grandes quantités. La technologie industrielle s'adapte à la distribution de produits uniformes, bon marché et rentables qui vont désormais dicter les modes de la nouvelle consommation. Des maisons, des rues, des chaussées, des véhicules privés et publics, des habits qui s'usent et se démo- dent, des journaux illustrés, des romans-feuilletons — autant de produits qui constituent désormais ce nouveau tissu matériel et culturel issu d'une activité industrialisée.

La modernité culturelle qui accompagne la modernisation technologique est donc bien une culture de la copie par excellence, puisque le moyen le plus efficace de produire vite et bon marché est de copier. Ainsi, la majorité des produits offerts aux masses est forcément des produits d'imitation et de reproduction. La culture démocratique est fondamentale- ment une culture de représentations uniformes, de signes et de symboles semblables, bref, une culture de consommation uniforme, qui modifie aussi les perceptions visuelles et les goûts esthétiques. Cette culture de la copie a caractérisé le xx' siècle et a entièrement remodelé la sphère de vie des humains. Les changements furent si rapides qu'il n'est pas exagéré de dire que le monde a changé plus vite durant les cent dernières années que durant les deux mille ans qui les ont précédées.

La réaction d'une partie des élites culturelles — en particulier celles préposées à la production culturelle à l'intention des classes supérieures — fut fort intéressante et pourra aider à mieux comprendre par la suite la spécificité du cinéma. Face à cette culture moderne de la copie qui s'affirme et se propage, naît en fait une nouvelle culture élitiste. En art comme en littérature, apparaissent à la fin du xix' siècle des courants qui se voient bientôt qualifiés de culture « moderniste ». De l'impressionnisme et du symbolisme jusqu'au surréalisme et au roman du «monologue intérieur » en passant par l'expressionnisme et le futurisme, les artistes de l'avant-garde se mettent à produire une culture aux formes tout à fait étonnantes. Il est vrai que dans un premier temps les élites sociales et économiques ne furent pas enthousiasmées par ces innovations et continuèrent à «consommer » les œuvres prémodernistes, comme le bon vieux néoclassicisme ou le romantisme de la première moitié du xix' siècle. Bien vite, cependant, elles se nourrirent de ces nouvelles formes artistiques et devinrent les consommateurs avides de la révolte moderniste dont elles étaient, en fait, les cibles. On peut constater, non sans une certaine ironie, que l'hostilité des modernistes à l'égard de la bourgeoisie n'a pas empêché celle-ci de se les approprier.

Il est difficile de définir précisément le dénominateur commun de toutes ces formes de modernisme qui ont régné sur la « haute » culture des cent dernières années. Du point de vue des idées comme du style, il existe des différences fondamentales entre un tableau de Paul Cézanne et une peinture de Salvador Dali, entre un poème de Stéphane Mallarmé et un roman de James Joyce. Est-il possible d'ailleurs de comparer des formes d'expression aussi variées ? Et pourtant, à un haut niveau d'abstraction, il est permis d'avancer qu'une quête éperdue de l'originalité unit tous ces courants dits «modernistes». Le besoin d'unicité et d'originalité de l'artiste est au cœur même de cette nouvelle culture.

De ce point de vue, le modernisme culturel apparaît comme l'antithèse par excellence de la culture moderne de masse, c'est-à-dire comme un phénomène antimoderne par essence. Ce n'est pas un hasard si cette recherche du spécifique, du personnel et de l'extraordinaire qui caractérise le modernisme a lieu alors que débute une période où la plupart des produits sont des copies et des reproductions, et sans doute exprime-t-elle dès lors une nouvelle sensibilité. Sans doute aussi, cette aspiration à l'unicité a-t-elle permis à l'intellectuel élitiste et au bourgeois moderne de clarifier et d'approfondir leurs propres formes de conscience et d'autoperception. Toutefois, il n'est pas faux de voir dans le modernisme une réaction élitiste de classe, dont le but est de se singulariser vis-à-vis de la nouvelle culture de duplication destinée aux masses. Pour créer une anti- thèse à cette culture démocratique de la copie, l'original et l'unique deviennent désormais l'aune à laquelle on jugera le niveau, la qualité et même la beauté d'une œuvre.