Lors de l'hommage à Bernard Vitet qui aura lieu demain lundi à La Java, Francis Gorgé jouera avec son propre orchestre et moi avec les camarades avec lesquels je joue le plus souvent aujourd'hui. Tous les trois sommes restés proches jusqu'au bout, mais nous n'avons bêtement pas prévu de commémorer ensemble celui qui fut si longtemps notre meilleur ami, avec qui nous avons enregistré plus d'une quinzaine d'albums en trio ou grand orchestre, et des dizaines d'heures d'inédits que l'on peut trouver sur le site drame.org en écoute et téléchargement gratuits. Un Drame Musical Instantané avait l'habitude de réaliser un disque par an, pas plus, car nous le peaufinions amoureusement jusqu'à sa présentation graphique et les moyens de communiquer sur sa sortie. Le Drame était un collectif où nous partagions tout, les idées, les œuvres, les instruments, les salaires, les droits, l'amitié, etc. C'est probablement la raison pour laquelle la collaboration a duré si longtemps. Francis a quitté le groupe en 1992 pour se consacrer à d'autres activités, mais nous sommes restés en contact. Bernard et moi avons continué jusqu'en 2008 où, après 32 ans, j'ai fini par me résigner à dissoudre le Drame. Cela ne signifiait plus rien si je restais le seul actif du trio original. Selon les époques, certains, comme Tamia ou Françoise Achard, Hélène Sage ou Gérard Siracusa, Frank Royon Le Mée ou Philippe Descepper, et quelques deux cents autres musiciennes et musiciens, en particulier pour le grand orchestre ou les enregistrements d'Urgent Meeting, se sont joints à nous pour partager nos aventures pendant quelques mois, mais le Drame c'était d'abord nous trois. Les plus beaux souvenirs datent évidemment de nos débuts, nous étions jeunes, ambitieux, insatiables... Nous nous sommes vus pratiquement cinq jours sur sept pendant de nombreuses années et les coups de téléphone avec Bernard pouvaient durer plus de trois heures jusque tard dans la nuit. Nous avons sillonné la planète, beaucoup grâce aux ciné-concerts, élaboré des spectacles démesurés, rêvé de nouveaux mondes puisque nous refaisions régulièrement l'actuel dans la fumée de leurs cigarettes, brunes pour Bernard, blondes pour Francis, je ne tirais que sur les joints. Je les roulais avec une machine tandis que Bernard avait une technique unique bien à lui qui lui permettait d'en faire même en marchant en plein vent. Au lieu de souffler dans sa trompette, il vidait le contenu d'une de ses Bastos et aspirait le mélange dans le creux de sa main. J'interdisais la fumette avant les concerts, mais combien de fois ai-je retrouvé mes camarades dans les toilettes se cachant comme des collégiens ! Pour un petit film réalisé en 1987 par Didier Ranz pour l'AFAA nous avions écrit un petit scénario où chacun s'était mis en scène. Bernard avait choisi le toit de la rue Charles Weiss où il nourrissait des centaines de pigeons, avec des graines anti-contraceptives certes. Nous étions les trois meilleurs amis.


Bernard Vitet avait un son de trompette exceptionnel, un velouté unique, encore plus suave lorsqu'il jouait du bugle. Je peux le reconnaître au bout de la deuxième note. C'est évidemment un timbre proche de Miles Davis que Bernard adorait, mais les inflexions sont aussi différentes que la musique. Tous deux jouent de leur instrument comme ils parlent, avec leur propre articulation et les respirations. Lorsque nous faisions plusieurs prises d'un même morceau, nous devions nous arrêter pour Bernard qui redoutait "le pâté de lèvres". Les pauses conviennent à la trompette, elles convenaient aussi à cet être réfléchi qui pesait ses mots, développant les théories les plus surprenantes et les idées les plus abracadabrantes. Il revendiquait de n'avoir qu'une chance sur deux de se tromper et il avait raison. Souvent raison, sauf quand il s'agissait d'organisation ! Il arrivait toujours en retard, perdait tout, oubliait ses partitions, laissait ses instruments dans le coffre d'une voiture pour devoir ensuite les faire rapatrier par avion in extremis pour le concert du soir, disparaissait de scène pour aller chercher une sourdine dans les loges ou parce que le feu d'artifices risquait d'effrayer des pigeons. Mais quand il s'agissait d'accrocher ses mélodies sur la corde à linge que nous avions tendue il n'avait pas son pareil. Un enchantement. Je pourrais parler des heures de nos aventures musicales, de nos conversations à n'en plus finir, de nos éclats de rire, réécouter sa voix, sa trompette, les œuvres enregistrées ensemble ou avant que nous nous rencontrions, j'achète tout ce que je trouve avec lui, mais je ne pourrai plus jamais rien partager avec mon camarade. Le concert-hommage à La Java rassemblera nombreux de ses amis musiciens et musiciennes. Je me fais une joie de partager avec eux ma tendresse ou mon admiration, parce que ma peine ne regardera jamais que moi, comme chacun et chacune d'entre nous. Nous serons plus de trente à jouer pour lui.

Photo d'Un Drame Musical Instantané prise au jardin du Luxembourg le 30 janvier 1981 par Brigitte Dornès, grande amie également disparue cet été.