En faisant une analyse psychanalytique de notre société Roland Gori pointe l'absurdité des comportements humains au delà du jeu politique anecdotique qui occupe la majorité de la population manipulée par les médias à la solde du pouvoir, plus ou moins inconsciemment chez les uns ou les autres. Partageant mes interrogations sur le sujet, Anne et Luc m'ont indiqué les trois derniers livres de ce professeur émérite de psychopathologie clinique à l'Université d'Aix-Marseille, à l'origine de l'Appel des Appels. Son style direct évite consciencieusement le discours universitaire, soit délayer sur trois cents pages ce qui peut s'énoncer clairement en vingt ! La lecture de ces trois ouvrages m'a tant emballé que je les recommande instamment à tous les camarades qui souhaitent comprendre pourquoi et comment on en est arrivés là, cette pseudo-démocratie où les critères d'évaluation systématique ont normalisé les pensées au seul profit du Marché.
Dans La dignité de penser (Babel, 2011), Roland Gori fustige l'hégémonie de l'anglais qui assassine les cultures minoritaires en faisant disparaître leurs langues. Face à nos démocraties totalitaires les langages spécifiques permettent pourtant de penser autrement. La civilisation numérique vide les idées de leur sens en posant ses équations prétendument universelles. La "religion du Marché" chère à P.P.Pasolini s'est transformée en culte de l'Internêtre.
Avec La fabrique des imposteurs (Les Liens qui Libèrent, 2013) Gori creuse les raisons et logiques de la bureaucratie d'expertise, pointant l'aliénation de l'homme numérique, du postmodernisme et du risque d'une nouvelle tyrannie bien plus dangereuse que le bourrage de mou dont le FN est l'objet. Sous la norme l'évaluation néolibérale n'envahit pas seulement notre temps de travail, mais aussi nos loisirs et, pire, nos rêves. Même notre sommeil subit cette imposture. Les imposteurs sont les premières victimes du système qui les a engendrés puisqu'ils se glissent dans les clous pour jouir de leur pouvoir frelaté. Mais si nous sommes tous des personnalités "as if" devant nos ordinateurs connectés, la désidération exige que nous détournions la norme par la création...
Il est évidemment réducteur de résumer ici des pages où chaque mot conte. Car Gori oppose le récit à l'information, comme l'exclusion de jadis à la séquestration généralisée d'aujourd'hui. Ce n'est pas un hasard si l'auteur est psychanalyste comme Slavoj Žižek, cet autre penseur qui utilise nos pratiques et croyances quotidiennes pour critiquer le système totalement immoral du capitalisme financier. On voudrait nous faire croire, comme Margareth Thatcher et son TINA (There Is No Alternative) qu'il n'y a pas d'autre solution. Voyez le résultat dans la cité !
Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? (LLL, 2013) évoque la mutation de l'homme numérique. Les thérapies comportementalistes, dont le DSM (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) est la bible, sont directement issues des pratiques qu'engendrent les nouvelles technologies. "L'idéologie technique et médicale légitime le discrédit et le déclin d'un savoir narratif clinique au profit d'une nomenclature procédurale et opérationnelle, statistique et gestionnaire." Entre les lignes on comprendra que le discours politique n'a que peu d'impact sur l'opinion publique, d'autant que l'humeur s'y est substituée. Voir la dérive des commentaires sous les articles de n'importe quel blog. À lâcher la proie de la liberté pour l'ombre de la sécurité, la déshumanisation du monde "privilégie l'information par rapport à la parole, le forum par rapport à l'échange interpersonnel, l'anonymat par rapport à la singularité, la consommation par rapport à la réflexion, le court terme par rapport à l'histoire, l'émotion par rapport au désir, la dépendance par rapport à la liberté, le bonheur par rapport au rêve collectif", et ce faisant, saborde les acquis démocratiques basés sur l'égalité entre tous. Cet ouvrage est le plus explicitement inscrit dans le champ de la psychanalyse. En prônant "la liberté de désirer en vain" par laquelle Lacan évoque la question des droits de l'homme, Roland Gori tente une sorte de théorie unifiée, à l'image de celle qui unit la relativité générale et la mécanique quantique, où l'individu et la société procèdent des mêmes démarches dans leur subordination ou leur recherche d'affranchissement.