Après l'avoir encensé, la presse se déchaîne contre le cinéaste canadien Atom Egoyan sans que j'en comprenne les raisons. Reprocherait-on à l'indépendant d'avoir été récupéré par Hollywood ? La critique tant intello que populaire s'extasie pourtant devant les daubes on ne peut plus conventionnelles de Clint Eastwood ou Steven Spielberg. Après une huitaine de films quasi cultes (Next of Kin, Family Viewing, Speaking Parts, The Adjuster, Exotica, The Sweet Hereafter/De beaux lendemains, Felicia's Journey), Ararat avait marqué une charnière plus classique, défaut de presque tous les films revenant sur les origines arméniennes de leurs auteurs, avant qu'Atom Egoyan tourne des œuvres s'ouvrant au grand public. Where the Truth Lies/La Vérité nue, Adoration, Chloé, Devil's Knot ont subi un lynchage médiatique systématique, d'autant que les journalistes ont la fâcheuse tendance à se copier les uns les autres.
Pourtant on retrouve dans chacun les obsessions et fantasmes du réalisateur, des histoires glauques de famille qui ne ressemblent pas à l'homme charmant qui les réalise. Il nous renvoie ainsi à nos propres zones d'ombre que nous espérons maîtriser pour ne jamais céder au passage à l'acte. Le cinéma s'autorise la catastrophe dans ses projections identificatrices tandis que le réel est supposé respecter le cadre, moral et partagé. Les ressorts psychologiques ambigus, les jeux de miroir et les chausse-trapes qu'il cultive gênent forcément les consciences. Le seul élément qui me froisse dans tous ses films est la musique hollywoodienne illustrative qui les banalise alors que son absence ou un traitement sonore distancié renforceraient le style personnel de leur auteur ; mais cela personne ne l'évoque, vu que cette redondance balourde est justement le point commun, voire la signature, de tout le cinéma américain mainstream et de ses clones européens.
Where the Truth Lies/La Vérité nue est un excellent polar sulfureux où l'on retrouve le voyeurisme et la perversion avec une critique féroce du monde de la télévision. Adoration joue encore sur le mensonge. Autre piège, Chloe est un remake de Nathalie d'Anne Fontaine, pour une fois plus réussi que l'original, grâce à quantité de petits détails du scénario de cette œuvre de commande. Alors c'est peut-être là que va se nicher le quiproquo : Egoyan "cède" à la commande, fuite en avant de tous les artistes qui connaissent le prix de l'attente ou de l'absence. Il met encore en scène nombreux opéras sans prendre de pause. Egoyan s'accapare pourtant chaque fois le sujet en cherchant le bon angle, d'où il regarde le monde de faux-semblants qui nous anime, celui du quotidien que les us et coutumes nous imposent et, pire, celui du cinéma par excellence. Devil's Knot, sur le thème de l'enlèvement d'enfants, peut être regardé comme le coup d'essai de son suivant et dernier long métrage, Captives, plus massacré que jamais par la presse qui le compare bêtement à Prisoners de Denis Villeneuve. Mais cette fois aucun pathos ne vient encombrer le film. L'action est plus clinique que jamais, sans les alibis psychologiques qui justifieraient les actes les plus odieux. L'injustice est flagrante. Le film sort en France le 5 janvier 2015.


Contrairement à ce qui a été écrit, Captives n'a rien à voir non plus avec l'affaire Natascha Kampusch. Le thriller joue des strates du temps sans s'alourdir d'effets appuyés pour signifier les flashbacks ou forwards. Ces aller et retours nous perdent certes, mais on n'est pas dans un film français où tout est expliqué dès les premières images. Atom Egoyan nous évite les scènes pénibles dont le cinéma est aujourd'hui friand. S'il les suggère il n'en donne pas le moindre détail, pas la moindre piste que celle sur laquelle chaque spectateur glissera selon son niveau de conscience ou guidé par son inconscient. La machine perverse est parfaitement huilée, s'appuyant sur une technologie que le hacker de base saurait hélas faire fonctionner. Les justifications psychologiques évacuées, cela peut déplaire aux critiques lourdingues voulant trouver explication à tout. Une œuvre est pourtant déterminée par les questions qu'elle suscite. Dans ce paysage froid et enneigé seule la culpabilité a droit de cité, même si ceux qui la portent n'y sont pour rien. N'avez-vous jamais laissé votre enfant seul deux minutes sur la banquette arrière ? Encore une fois, si l'on pouvait regarder Captives sans le sirop symphonique qui le dilue je suis certain que son originalité sauterait au visage. Comme dans d'autres films d'Egoyan les écrans sont des fenêtres vers un ailleurs dont nous sommes incapables de voir qu'il est notre présent. Captives nous fait fondamentalement réfléchir aux mouchards que nous avons innocemment installés chez nous, à notre incapacité de comprendre le crime, à l'amour que nous portons aux êtres proches, à notre complicité avec ce que l'on nous sert comme immuable... De quoi déranger plus d'un critique qui ne peut comprendre que le dogme. Atom Egoyan, même dans ses films hollywoodiens, reste un hors-la-loi.