À regarder les films Garçon d'honneur (Xi Yan / The Wedding Banquet) et Salé, sucré (Yin Shi Nan Nu / Eat Drink Man Woman) on ne peut que s'interroger sur la piété filiale des Chinois face à l'individualisme des Occidentaux. Après ses débuts avec Pushing Hands, Ang Lee réalise les deuxième et troisième volets de sa trilogie Father Knows Best en 1993 et 1994. Le premier raconte l'impossibilité d'un jeune homme à annoncer à ses parents qu'il est homosexuel et ne leur donnera pas de petit-fils, le second met en scène la difficulté de trois filles à se marier en abandonnant leur père.
Lors de mes voyages en Asie j'avais été sidéré par l'importance de la famille où les personnes âgées étaient choyées contrairement à ce que nous vivons ici. Plusieurs générations y ont l'habitude de cohabiter sous le même toit et l'avis des aînés est prépondérant. Si vous connaissiez ma mère, cette situation vous paraîtrait, comme à moi, surréaliste, inconcevable ! Dans ces deux comédies dramatiques, Ang Lee, Taïwanais tôt émigré aux États-Unis, pointe les absurdités que la tradition engendre, plongeant douloureusement les jeunes adultes dans une culpabilité qui semble inextricable.
Dans Garçon d'honneur le trio new-yorkais invente un stratagème qui semble convenir à chacun pour noyer le poisson, mais le mensonge est compliqué à maintenir malgré les apparences. L'amour filial est incompatible avec les sentiments amoureux du couple tandis que l'amour paternel exige de sauvegarder les apparences. La scène du banquet tant redoutée est délirante de beauferie et farcie d'hypocrisie sociale alors que l'homosexualité y suinte discrètement.
En ce qui concerne l'exposition gourmande je préfère évidemment les scènes culinaires de Salé, sucré qui fascinent tous les grands chefs de la planète. Comment ne pas ne pas saliver et en baver de désir ? L'érotisme qui s'en dégage montre à quel point l'oralité est puissante dans les arts de la table. Feu d'artifice chorégraphique dont on sent les parfums, il évoque une rigueur qui, transposée à l'organisation familiale, devient une chape de plomb impossible à digérer. Les trois filles du vieux chef cuisinier sont en proie à des contradictions terribles, refoulant leurs sentiments tant dans la fuite que dans la responsabilité qu'elles pensent devoir assumer. L'habile scénario réserve heureusement des surprises, révélant le combat dialectique auquel chacune se livre pour composer avec le poids des traditions et l'évolution récente d'une société fascinée par les modèles occidentaux de libération individuelle. Le père incarne lui-même cette révolution des mœurs, choquante et provocante.
Ayant fait mes propres choix de vie en m'épanouissant sentimentalement après avoir réglé leur compte à mes aînés, il me reste à passer en cuisine, étape jamais résolue car se répétant délicieusement à chaque repas. J'aurais pu développer les avantages et inconvénients de la famille, mais Salé, sucré a excité mes papilles, me forçant à abréger illico cette chronique.

→ Carlotta sort ces deux comédies dramatiques en DVD et Blu-Ray remasterisées le 25 novembre, accompagnées de longues interviews avec Ang Lee, le producteur-scénariste, l'acteur .