Les élections présidentielles révèlent un malaise profond de la société française. Ce malaise, qui ressemble plutôt à une maladie, touche probablement d'autres pays européens si l'on en juge par la dérive droitière générale. Après avoir rêvé changer le monde pour que la vie y soit plus douce pour tous, le cynisme a gagné les esprits. Les médias aux mains de milliardaires toujours plus gourmands ont su faire passer le message que rien ne changerait quoi qu'on y fasse. Le capitalisme et sa déclinaison ultralibérale seraient éternels alors que la plupart des individus sont capables d'imaginer la fin du monde ! L'idée d'inéluctabilité est évidemment démobilisatrice. Quantité d'anciens combattants sont gagnés par la peur du retour au fascisme et n'envisagent que des pare-feux stratégiques pour éviter le pire. Leur enthousiasme s'étant abîmé sur les promesses non tenues de la gauche (abusivement incarnée par le Parti Socialiste), ils n'envisagent que de petites réformes qui minimisent les dégâts. Cette position exclut de fait les plus pauvres et ne fait que protéger, mais pour combien de temps, la bourgeoisie qui craint de perdre les miettes que le système de plus en plus inique lui concède. Les plus jeunes n'ont pas connu le temps des utopies que l'après-guerre et les trente glorieuses avaient initiées. Mai 68 et le mouvement hippie annonçaient, de concert avec les progressistes, une société des loisirs qui fut enterrée sous l'appétit des actionnaires. Il aura fallu maintes trahisons pour renverser cette révolution qui n'aura été que morale, libérant les femmes du joug phallocrate, les minorités sexuelles persécutées, distillant la liberté à courte distance. Le colonialisme se transforma en exploitation discrète des ressources des pays pauvres. Le choc pétrolier n'arrangea pas les choses. Les idées de liberté, loin des dictatures explicites, d'égalité, plutôt sexualisée, et de fraternité, le mythe européen, surent donner des images rassurantes en laissant de côté la notion de solidarité pourtant essentielle. Tout ce qui pouvait faire vaciller la bonne conscience judéo-chrétienne fut caricaturée en distillant la peur d'un autre monde possible. La population souffre de mille maux qu'elle est capable d'identifier plus ou moins, mais penser qu'il pourrait en être autrement génère une peur irraisonnable, comme si l'inconnu ne pouvait être que pire encore.
Partout la peur règne en maître. On la sait pourtant mauvaise conseillère. Elle accouche simplement de la république des lâches. Rêver d'un monde meilleur, à l'opposé du pis aller de notre siècle, exige du courage, celui de retrousser ses manches et d'aller au charbon sans calcul égoïste. On ne peut gagner que si l'on est prêt à perdre. Les vivants ne peuvent se satisfaire de donner leur avis sur FaceBook où la critique est rarement constructive. Ils descendent dans la rue, reconstruisent le quartier, prennent des risques évidemment. Il n'y a de pire risque que de n'en prendre aucun. Que l'on s'engage électoralement à changer la constitution de la Ve qui donne tous les pouvoirs au président et à ses valets de pieds, clandestinement dans une résistance inventive ou individuellement dans un travail de proximité, c'est sans relâche tant que le monstre n'est pas terrassé. Le sera-t-il jamais ? Je l'ignore. Ai-je le choix ? Je ne pense pas. La mauvaise foi des lâches et des paresseux tient de la psychanalyse des nantis. Ils portent des masques pour affoler les citoyens réduits à mettre une croix dans un carré, agitant les sondages bidons comme si c'était plié d'avance, dressant des portraits grimaçants qui incarneraient la dictature, comme si notre démocratie n'était pas circonscrite à nos frontières, ou se gargarisant d'avoir tout écrit il y a quarante ans. On peut préférer ceux qui ont fini par comprendre le lien étroit entre capitalisme et désastre écologique aux précurseurs qui ont viré leur cutie. Ces morts-vivants n'habitent que le passé. L'avenir en commun leur inspire une menace plus terrible que l'arrangement qu'ils ont signé avec leurs saigneurs et maîtres. La dignité de l'humanité en a pris pour son grade. Soyons de nouveaux-nés. Le monde est à inventer !

Illustration : Jan Asselyn, De Bedreigde Zwaan, 1650