Expositions-spectacles

Avant d’étudier dans le détail les différents éléments de la partition sonore, je souhaite évoquer quelques exemples de design sonore appliqué à des expositions muséographiques. J’ai commencé ce genre de sport avec l’inauguration de l’exposition Andy Warhol à l’ARC à Paris en 1971. J’avais fabriqué un instrument mélodique en produisant des larsens avec la ventouse d’un amplificateur de téléphone orienté vers son haut-parleur ! En 1981, j’inventai ma première transformation d’un espace urbain rendu à l’illusion, en sonorisant le Parc della Rimembranza à Naples en Italie avec Un Drame Musical Instantané. Des haut-parleurs cachés dans les arbres diffusaient des ambiances sonores, donnant à l’ensemble du parc qui surplombe la ville des allures de soucoupe volante atterrissant au milieu d’une forêt équatoriale. Le vent semblait souffler. La chaleur humide qui s’était abattue sur nous se dissipait comme par enchantement.

La plus importante de mes réalisations est certainement l’exposition-spectacle Il était une fois la Fête Foraine (catalogue de l’exposition, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux. CD Auvidis Tempo A6217 intégrant les textes d’Alain Monvoisin, les musiques de Birgé et Vitet, des orgues limonaires, des chansons par Nane Cholet, Renée Lebas, Jean Marais…) à la Grande Halle de La Villette inaugurée en 1995 : soixante dix sources sonores fonctionnant en même temps pour donner aux visiteurs l’impression de parcourir une véritable fête foraine. Aucun synchronisme entre les différentes platines CD si ce n’est qu’elles étaient toutes envoyées à la fois au début de la journée. Chaque CD étant joué en boucle, mais aucune boucle n’ayant la même longueur, entre dix minutes et plus d’une heure selon les besoins, tous les sons se désynchronisaient très vite les uns par rapport aux autres, donnant vie à l’ensemble. La réalité versait du côté du rêve tandis que l’illusion rendait crédible la reconstitution. Je reviendrai plus loin sur les concepts de synchronisme accidentel et d’imperfection qui me sont chers. Sur tout le pourtour extérieur de la Grande Halle, deux énormes enceintes, augmentées d’une vingtaine de petites, diffusent des chansons ayant pour thème la fête foraine. À l’intérieur, des dizaines de haut-parleurs, disséminés parmi les objets patrimoniaux exposés, cachés dans les allées, laissent entendre des musiques originales composées pour les trois manèges principaux sur lesquels il est possible de grimper (pousse-pousse, petites autos, chevaux de bois), ainsi que des bruitages sonorisant les attractions inaccessibles (tirs et jeux de massacre), des bonimenteurs haranguant la foule et des barons, faux visiteurs commentant l’expo, draguant dans les allées sombres, vomissant à la sortie du pousse-pousse. Ce manège emporte le public sur des nacelles que la vitesse entraîne à l’horizontal… Les dialogues commandés à l’écrivain Alain Monvoisin sont interprétés par Michael Lonsdale, Luis Rego, Jean-Marie Maddeddu, Lors Jouin, Daniel Laloux, Michel Berto, Dominique Fonfrède… Des voix hurlent depuis le sommet de la Grande Halle : « Ho hé je suis là, là tout en haut ! Tu me vois pas ? ». D’autres nous font sursauter lorsqu’on arrive au bout d’une passerelle construite à trente mètres au-dessus du sol : « Me pousse pas ! ». Pour resituer l’exposition et lui donner de l’ampleur, je fais diffuser des sons de chevaux sur tout le pourtour intérieur encerclé de palissades, hors-champ de hénissements, de dressage à la longe, de bruits de mastication. De véritables orgues de foire jouent de temps en temps, mélangeant leurs tuyaux tonitruants à l’ensemble des haut-parleurs et des cris des visiteurs. C’est l’effet escompté : les enfants hurlent et courent dans les allées comme dans une vraie foire, oubliant la reconstitution muséographique. C’est une sorte d’univers à la John Cage à partir d’éléments populaires. La scénographie de Raymond Sarti et le choix des objets par Zeev Gourarier se prêtent parfaitement à toutes ces facéties vertigineuses. Dans une salle de cinéma forain reconstituée, on peut admirer Loïe Fuller et sa danse serpentine ou l’homme-tronc, au son de vieux rouleaux de piano mécanique que nous avions réinventés. Le Cabinet de curiosités et de figures de cire du Docteur Spitzner suinte de voix glauques murmurant les textes de son monstrueux catalogue. L’exposition dure quatre mois, c’est fabuleux. Nous remettons ça au Japon avec The Extraordinary Museum et Euro Fantasia. J’en invente toute la partition sonore et Bernard Vitet en cosigne la musique encore cette fois. Il est passionnant de travailler sur des projets où je suis responsable de tout ce qui passe par le conduit auditif, du choix de l’auteur des textes à la direction des acteurs, de la conception de la partition sonore aux reportages en extérieur, des bruitages à la composition musicale, de la recherche musicologique à la sonorisation de la scénographie.


Sept ans plus tard, la même équipe réalise Jours de cirque au Grimaldi Forum de Monaco (catalogue de l’exposition, Grimaldi Forum, Actes Sud). Cette fois, la musique doit s’effacer devant les chefs d’œuvre de Goya, Toulouse-Lautrec, Rouault, Léger, Cocteau, Calder, Picasso, Chagall, réunis par Zeev Gourarier. Raymond Sarti a conçu une sorte de labyrinthe en quarts de cercle renversés, dans lequel les sons doivent à la fois donner la dimension de l’exposition, gigantesque, cela va de soi, et attirer les visiteurs pour les perdre. L’ensemble du tapis de sol est la reproduction immense d’un Sonia Delaunay. Le cadre festif fait remonter les odeurs d’enfance, souvenirs de magie et de rêve. J’ai conçu six pôles correspondant aux différents secteurs de l’exposition-spectacle, de manière à ce qu’ils puissent fonctionner ensemble et séparément. Nous multiplions les haut-parleurs pour garder une diffusion précise mais d’un niveau relativement bas. À l’entrée, la Parade accueille les visiteurs, musique circassienne avec saxophone soprano à l’honneur, murmures de foule et voix d’enfants. On se sent fébriles avant même d’arriver aux caisses… Le cirque proprement dit représente l’envers du décor : montage du chapiteau, coulisses, camions, toile hissée, piquets enfoncés, un peu de musique sur un transistor… Au pavillon des illusions et des acrobates, les claviers de percussion (marimbas, vibraphone, glockenspiel) répondent aux bois (hautbois, clarinettes, bassons) pour rappeler l’univers du voyage… Les rugissements de lion sont plus vrais que nature, réalisés en transposant dramatiquement ma voix dans le grave, avec frottements du radiateur électrique du studio pour donner l’impression de tourner en rond contre les barreaux de la cage. Aucun apport musical n’est nécessaire. Le secteur des fauves donne une impression de mystère et de danger sous-jacent… Bernard Vitet et moi-même jouons le rôle du Clown Blanc et de l’Auguste, solistes parmi les instruments de l’orchestre. Le dialogue comique ponctué de claques et d’éclats de rires tonitruants répond au ragtime et au tango… Dans les coulisses, au milieu des cintres, on peut entendre la musique de l’envers du décor, jazz manouche, valses swing… Comme pour les projets multimédia, nous produisons plus de musiques et de sons qu’il n’en faut, afin de créer un univers mobile où l’on n’a jamais la sensation de revenir sur ses pas. La partition sonore évolue au fur et à mesure de cette visite libre où il n’existe aucun parcours imposé. Nous espérons que cela atténue un peu l’inévitable fatigue du personnel qui travaille dans ces bruyants espaces sonores. Si c’est réussi, le visiteur doit en ressortir dans l’état où il est lorsqu’il entend s’éloigner derrière lui le vacarme de la Foire du Trône, lorsque sa tête résonne encore des hurlements de la piste…

En 2000, je conçois et réalise la partition sonore de l’exposition Le Siècle Métro à la Maison de la RATP (En 2014 je réaliserai l'étude sonore du métro du Grand Paris avec Ruedi Baur, mais je suis encore tenu contractuellement au secret sur ce projet où l'inverse de ce que nous avons suggéré sera probablement réalisé !). Marc Netter en est le commissaire et Michal Batory le directeur artistique. Michal, formé à l’école polonaise, est un des grands affichistes contemporains. Il y a essentiellement trois salles à sonoriser. Pour la première, désirant recréer un environnement 1900, j’ai la chance d’avoir accès aux archives de la Bibliothèque Nationale et à celles de la RATP. Je trouve un enregistrement des cris de Paris (vitrier, marchand de mouron, colporteur…) et des rames ancestrales. J’invente le reste en reconstruisant le son des travaux de fondation du métro parisien, en recherchant des musiques d’époque. L’ensemble est diffusé sur différents systèmes simultanés, comme j’en ai pris le goût et l’habitude, pour humaniser les machines, créer de la vie artificiellement en comptant sur les miracles du hasard. Pour La Ligne du Siècle, je passe un mois dans les souterrains du métro à enregistrer les rames, les couloirs, les musiciens ambulants… La dernière salle me donne du fil à retordre, je dois imaginer ce que sera le son de la ville dans cinquante ans ! Le sous-sol parisien affichant complet, j’opte pour un tramway silencieux, se signalant par une petite cloche, retour au passé, et des musiciens de rue dialoguant avec les oiseaux. Un après-midi ensoleillé, j’enregistre une minute de l’ambiance rue à la sortie du métro, pas sur le trottoir, oiseaux qui piaillent, ambiance très calme ; j’en fais une boucle que je répéte trente fois en la faisant évoluer en temps réel avec les GRM Tools et mon Eventide H3000 ; je demande enfin au clarinettiste basse Denis Colin de venir improviser sur cette partition électroacoustique…


Pour une installation d’Antoine Denize, l’auteur du CD-Rom Les Machines à écrire d’après Queneau et Pérec, je compose une symphonie de 26 iMacs en réseau, exposée au PASS à Mons en Belgique dans le bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel. Chaque ordinateur a son propre son, et l’ensemble de ces musiques délicates et légères se mélange avec les voix des comédiens en quatre langues. Chaque visiteur/utilisateur peut choisir entre le français, l’anglais, l’allemand ou le hollandais. La programmation savante de Frédéric Durieu permet de diffuser des sons ne provenant que de l’un ou l’autre des iMacs tandis que d’autres sont communs à l’ensemble. Il y a vingt six jeux, vingt six musiques, d’essence électronique. L’ensemble est conçu comme un mobile où s’accrochent des éléments selon les manipulations des vingt six joueurs simultanés… Pour The Laying of the Hands de Mark Madel, installation conçue pour un hôpital d'Amsterdam spécialisé dans les rhumatismes, je dois sonoriser des capteurs en forme de mains dispersés dans les espaces communs. Lorsqu’on les touche, émergent des plaintes qui se transforment progressivement en soupirs de plaisir au fur et à mesure qu’on les caresse… Pour le Musée du Centre Pompidou, je fabrique des petites miniatures d’une minute, chacune représentant l’interprétation sonore d’une sculpture, chaque musique diffusée devant son motif d’inspiration devant réfléchir le sujet, son traitement, les matières employées. Pour La Mariée de Nikki de Saint Phalle, j’adapte la Marche Nuptiale pour boîte à musique en la destructurant progressivement tandis que des jeux d’enfants se transforment en scènes de guerre, les rires en sanglots, les craquements de gauffrettes en sifflements de vipère. Pour le Calder, le vent fait tinter le mobile dont les grincements se transforment en chant d’oiseau, qui finit par s’envoler. Je traite l’Ice Bag d’Oldenburg comme une bande dessinée, m’inspirant d’abord du Stripsody de Cathy Berberian puis transformant un volcan en glace pilée. La musique du Manteau d’Étienne Martin s’inspire de son enfance, course dans de longs couloirs, des cordages d’un bateau, jouées par Olivier Koechlin à la contrebasse, et de percussions japonaises. J’aborde N.Y., 06 :00 A.M. de Franck Scurti comme un cauchemar métro-boulot-dodo avec sonnerie du réveil matin pour casser l’ambiance !

Ces expositions-spectacles révèlent de nombreux points communs avec le multimédia, par les sollicitations interactives que génère le dispositif scénographique, mais surtout par la non-linéarité du récit. Cela les éloigne définitivement du cinématographe puisqu’il représente la quintessence de l’art du temps. Le concept de cinéma interactif est abandonné. Erreur constitutionnelle. Les « livres dont vous êtes le héros », les CD-Rom, Internet, la télévision interactive, les expositions-spectacles, participent à l’éclatement du récit en confondant le rôle du spectateur et celui de l’interprète. La liberté de se mouvoir ou d’agir qui leur est accordée dépend de paramètres dont les auteurs jouent à leur guise. Les installations d’art contemporain renouent avec les fantasmes des années 60, quand le Living Theatre ou le Bread and Puppet poussaient les spectateurs à participer à la mise en scène, quand le spectacle descendait dans la salle. Cocteau disait aussi qu’il aurait aimé que le public de ses pièces réagisse comme les enfants devant un spectacle de marionnettes, en criant à Œdipe : « Ne l’épouse pas, c’est ta mère ! ». Pier Paolo Pasolini, dans Che cosa sono le nuvole ?, fait d’ailleurs lapider les marionnettes d’Othello et Iago par la foule furieuse de la mort de Desdémone… De la participation à l’interactivité, il n’y a qu’un pas.

P.S.: depuis 2005 j'ai travaillé sur d'autres expositions avec de nouveaux enjeux (bornes interactives du Quai Branly, antichambre des robots au Futuroscope, Révélations au Petit Palais, Monuments aux morts pour Rencontres d'Arles de la Photographie et Panthéon, juke-box Houellebecq au Palais de Tokyo, Carambolages au Grand Palais, Cité des Sciences et de l'Industrie, Louvre, etc.).