Bruitages et un peu de technique 2.8.2

Dans la cabine du studio sont exposés des centaines d’instruments de musique, classés par famille, disposés pour que je puisse les retrouver instantanément les yeux fermés. Les percussions en métal jouxtent celles en bois, les guimbardes s’alignent comme les flûtes, les anches et les cuivres sont moins nombreux, les plus fragiles, comme les violons, restent dans leurs boîtes, les claviers, les cordes, les tambours sont posés sur les étagères. Une boîte à ouvrage abrite tous les petits bruits amusants, appeaux d’oiseau, criquets, varinettes (ce sont des flûtes qui se jouent en soufflant avec le nez), sifflets, rhombes… Dans l’entrée sont suspendues les cloches tubulaires, les claviers de pots de fleur, un hélicon, et dans le grenier il faut ramper au milieu de tas d’objets sonores récupérés avant poubelle. Des instruments inventés par Bernard Vitet complètent ce capharnaüm : contrebasse à tension variable, violon alto à sillets, flûtes, percussions…
Les instruments électroniques sont dans le studio, à côté du matériel informatique. Mes claviers sont des appareils qui offrent tous de larges possibilités de contrôle en temps réel : un VFX-SD de chez Ensoniq, un Roland JD avec contrôles par pad et faisceaux infra-rouges, le PPG Wave 2.2 inégalé quant à la transparence des ses timbres… Je me suis approprié l’Eventide H3000 en programmant mes propres effets comme pour toutes mes machines. Un son me prend un jour à programmer. J’appelle son un programme qui va me servir pour plusieurs projets, qui a suffisamment de profondeur de programmation pour être utilisé de manières très variées. L’Eventide est une sorte de synthétiseur d’effets utilisable en temps réel grâce à la vitesse de ses processeurs. Il est génial pour la voix ou le Theremin. S’y ajoutent des unités de réverbération pour construire des espaces, des compresseurs limiteurs pour homogénéiser les niveaux, des exciteurs pour faire ressortir la voix, des réducteurs de bruit et de souffle, des échantillonneurs pour utiliser ses propres sons instrumentalement, des processeurs midi qui permettent de transformer n’importe quel signal en autre chose, un vocodeur pour faire chanter des voix parlées, et d’autres synthétiseurs, tantôt imitateurs d’instruments, tantôt plus inventifs dans la confection des timbres… Je cache la marque des machines lorsque j’en ai programmé le contenu et que j’estime que ce n’est plus le constructeur qui l’habite car j’en suis devenu le nouveau propriétaire ! Côté informatique, j’utilise un séquenceur pour tout ce qui est complexe, et des logiciels plus simples pour les sons isolés. Les deux pistes de Peak sont suffisantes pour le multimédia (depuis remplacé par Sound Forge Pro). On réajuste les niveaux avec la normalisation, on traite les sons avec des plug-ins classiques ou déments. J’ai adoré travailler avec SonicWorx que m’avait indiqué Ramuntcho Matta, c’est un logiciel basé sur les réseaux neuronaux qui transforme les sons de manière radicale (inopérant depuis OSX) ! Il y en a beaucoup d’autres, selon qu’on travaille sur Mac ou sur PC. Melodyne permet de traiter le son comme si c’était du midi, on rallonge un son ou varie sa hauteur avec une facilité déconcertante, d'autres convertissent les différents formats, Reason est une usine à gaz, j’ai plutôt l’habitude de travailler avec Cubase… Quel charabia ! (depuis, je suis passé aux logiciels Izotope, et pour jouer j'utilise les moteurs Kontakt et UVI) Me voici transformé en homme-sandwich…

Ce qui suit concerne essentiellement le design sonore d'interactivité, mais les questions que cela pose portent à réflexion.

Depuis le CD-Rom Au cirque avec Seurat, j’ai pris l’habitude de multiplier les médias. Pour la même action, trois sons sont enregistrés, c’est le nombre minimum. Ils sont ensuite programmés pour jouer alternativement, selon un mode aléatoire, en les ordonnant, ou en interdisant que le même son puisse être rejoué deux fois de suite…
Dans un même souci d’humaniser la machine, on cherchera à rendre les boucles supportables. Plus une boucle est originale, mieux on repère ses détails, plus on se rend compte que c’est une boucle. Les crêtes la signalent de manière trop appuyée. C’est embêtant car une boucle, sauf cas exceptionnel, ne doit pas être perçue en tant que telle. On peut la rendre banale, mais ça en devient rageant ! Contournons ce problème en fabriquant des boucles sans événements marquants, mais en lui ajoutant, sur une ou plusieurs autres pistes, des sons qui s’y mélangent, en programmant leur apparition sur un mode aléatoire. Par exemple, pour l’animation « L’histoire naturelle, qu’est-ce que c’est ? » du site du Museum National d’Histoire Naturelle, je diffuse une ambiance maritime en boucle et j’ajoute des petites vagues ou des cris de mouettes qui apparaissent aléatoirement toutes les dix à quinze secondes. On évite ainsi le côté répétitif énervant en produisant des variations par ces accidents aléatoires qui camouflent le fait que c’est une boucle. Les sons de navigation, pas dans le sable et dans les flaques d’eau, rajoutent des événements qui donnent vie à la scène. Pour l’animation « Le Museum, qu’est-ce que c’est ? », les musiques s’empilent sur des pistes différentes, des boucles diverses s’ajoutent à la principale qui court sur toute la scène, tandis que les flèches « précédent » et « suivant » ajoutent des petits sons de maracas. Les contraintes techniques sont parfois délirantes. Pour Magado, le site jeunesse de Gallimard créé graphiquement par Étienne Mineur et le dessinateur Moebius (et qui ne verra jamais le jour !), j’ai dû concevoir des boucles de moins d’une seconde ! Pour qu’on ne sente pas la boucle, je composai des textures sonores très animées avec une quantité d’événements dans ce temps minimal.


Techniquement, ce n’est pas très compliqué de boucler correctement un son. Il suffit de couper son début et sa fin à l’endroit du nœud de vibration, l’instant où la courbe croise l’axe des abscisses, en cherchant à ce que la dernière oscillation ressemble à la première. Le son est visualisable sur le logiciel. Ce serait simple si les sons l’étaient. Mais un son est souvent constitué de nombreuses harmoniques s’empilant les unes sur les autres sans que leurs oscillations soient forcément synchrones. Ou bien il y a plusieurs événements simultanés dans le fichier son, et cela devient un casse-tête de trouver un bon endroit pour couper. Il arrive même que ce soit impossible, que le fichier résiste à sa mise en boucle. Il ne reste plus qu’à faire autre chose ! On ne connaît pas toujours le degré de difficulté que l’on rencontrera. Pragmatisme, quand tu nous tiens… Les sons continus sont plus retors à boucler que les sons pleins d’événements. Une attaque est toujours un endroit parfait pour effectuer la coupe. Pour la musique, il faut rester en mesure à moins qu’on ne souhaite un effet bancal…

En créant le design sonore d’un projet, je cherche toujours à rendre agréable la navigation, et par extension le titre lui-même. J’étais très fier d’avoir fait ajouter à la série CD-Rom des Cahiers Passeport le seul tableau où il n’y a rien à perdre ni à gagner : le choix des exercices est une scène où l’on promène la souris en roll over sur des objets en pâte à modeler qui s’animent sur deux états (un roll over consiste à survoler les zones actives avec le curseur de la souris. J’appelle cela caresser l’écran) ; chacune des quinze animations correspondant à un exercice produit un son illustratif amusant ; le seul fait de bouger la souris permet à l’enfant de faire de la musique avec des bruits, s’échappant du protocole très scolaire de la série. En général, je fabrique mes sons d’après les listes du dépouillement ou d’après les scènes déjà réalisées, mais certains animateurs comme Mikaël Cixous, pour la série CD-Rom Les Bonhommes et les Dames, adorent partir des sons pour réaliser les mouvements des personnages et des objets, le poussant à des extravagances qu’il n’aurait pas autrement imaginées. On s’amuse bien, mais parfois c’est à se tirer les cheveux tant l’abîme peut être immense entre une idée simple et sa réalisation. Pour l’un des épisodes de cette série, Sonia Cruchon, la chef de projet et scénariste, me demanda de sonoriser un jeu écologique qui consistait à ramasser des objets sur une plage et les trier pour les jeter des poubelles sélectives. Verre, plastique, métal, papier ! Comment rendre le son d’un papier qui tombe dans chacun de ces containers ? La réponse est dans une expérimentation incessante, car, même si on finit, avec l’expérience, par avoir une petite idée, on n’est jamais totalement certain de ce qu’un son peut donner lorsqu’il sera confronté aux autres. Il est doux de constater que cela fonctionne lorsque tous les sons sont enfin intégrés au projet. Certains réglages s’avèrent nécessaires, mais le plus souvent, c’est une question de niveau sonore. L’équilibre est une étape indispensable. Cette balance n’est réalisable qu’in situ lorsque le projet est très avancé.


Chaque projet doit être une nouvelle expérience. Il y a danger à adapter un traitement ancien à une nouvelle forme. Les projets évoluent parfois avec leur réalisation et leur validation par les clients. Toujours repenser l’ensemble de zéro. Il suffit d’un élément pour découvrir l’indice dont on se servira pour donner sa couleur et sa forme à l’ensemble. Dadamedia me choisit pour le CD-rom Domicile d’Ange Heureux parce qu’il y avait une scène compliquée à sonoriser, un orchestre de bruits qu’on doit trier en objets plus ou moins dangereux. Je choisis de classer les dizaines d’objets en trois catégories, les dangereux qui produiront des sons insupportables, les inoffensifs auxquels j’affecte des instruments de musique, et entre les deux, ni vraiment dangereux ni sans risques, je classe ceux qu’il me reste en les sonorisant avec des percussions, instruments entre le son musical et le bruit. Sous le logiciel Director on ne peut jouer que huit sons à la fois. Attention à leurs réverbérations qui occupent toujours la piste tant que le son n’est pas intégralement joué ! Chaque son peut être joué en roll over. Si on clique dessus, il laisse la place à un nouveau son, celui-ci en boucle. Et en avant la musique ! Je ne suis rassuré que lorsque je reçois le jeu terminé avec tout intégré : plus les objets choisis sont dangereux, plus la musique produite est odieuse, ouf c’est réussi. Je me sens plus libre pour imaginer les autres bruits du CD-Rom, leur donnant une coloration très réaliste, tandis qu’avec Bernard Vitet, nous composons des variations plus ou moins longues sur le thème du générique, très inspiré par Jean-Sébastien Bach. Les tensions dues aux bruits sont équilibrées par une musique drôle et entraînante. Pour un autre CD-Rom, sur le site gallo-romain d’Allonnes, réalisé par Incandescence avec le CNRS, je pars en reportage à la campagne pour enregistrer toutes sortes de bruits de terre, qu’on creuse, qu’on foule, qu’on secoue. Les sons de navigation que je fabrique avec ça s’oppose au traitement électroacoustique de la musique et aux voix des deux narratrices. Comme cela illustre des séquences vidéo, je m’occupe de tout et livre le résultat déjà mixé. Pour le site d’Adidas, toujours avec Incandescence, je travaille en étroite collaboration avec Antoine Schmitt sur deux jeux d’arcades, un labyrinthe où on doit récupérer des chaussures volées par un immonde crocodile, et un jeu de skate qui me donne du fil à retordre. Pas facile d’en capturer le son sans devoir courir à côté de la planche à roulettes !


Quant aux ambiances, il me semble important de souligner qu’il n’y a pas autant de choix qu’on pourrait le croire. Leur variété est limitée. Lorsqu’on a utilisé la forêt, l’océan, la ville, le vent et quelques autres, et malgré les variations que chaque lieu nous offre, on en revient toujours aux mêmes. Les situations anecdotiques, tels moyens de locomotion ou traitements historiques, nous aident un peu, mais les nuances se concrétisent plutôt au niveau de la paire d’oreilles de chaque ingénieur du son. Si je ne suis pas un fanatique de la spatialisation qui distrait trop souvent de l’intrigue, je suis prêt à la défendre pour les ambiances qui donnent de l’espace au petit écran, et la musique qui nous entraînent dans le domaine de l’imaginaire. Il m’arrive de jouer sur le panoramique pour situer un objet dans l’espace ou pour localiser le curseur de la souris. Si j’enregistre le plus couramment les sons ponctuels en monophonie, j’aime la stéréophonie des ambiances qui élargit encore un peu plus le cadre et immerge l’auditeur dans un monde imaginaire.
Agrandir l’écran certes, mais l’on peut également donner de la profondeur aux images avec certains timbres adaptés. Sonorisant un puzzle fait de petites figures géométriques supposées composer un vitrail, je m’aperçus que le son des bouts de verre que j’avais calés à l’image donnait de l’épaisseur à l’écran de l’ordinateur. Il semblait qu’on pouvait les saisir avec les doigts. Cet effet disparaissait aussitôt qu’on rendait le jeu muet. Le son rendait crédible, presque palpables, la verroterie virtuelle.

Dernier point. De taille. La perception du son est très différente qu’il soit synchrone à l’image ou hors champ. On peut sonoriser de manière fantaisiste une action visible à l’écran sans nuire à la compréhension de la narration. Combien de claques n’étaient que des coups de fouet ! Par exemple, si on sonorise une porte claquée avec un son qui n’a pas grand-chose à voir avec, cela peut produire une intention, donner un indice, créer un climat, mais ce sera toujours une porte qu’on ferme. Par contre, une vraie porte claquée hors champ ne sera pas forcément reconnue comme telle. Bien que je défende souvent la complémentarité contre l’illustration, je note que la liberté est beaucoup plus grande avec les sons synchrones qu’avec ceux qui sont hors champ. Ou plus justement, la liberté de texture est plus grande dans le cadre du son à l’image, mais celle qui s’exerce hors champ est de l’ordre du sens, participant à l’écriture du scénario.

Illustrations : Magado par Moebius, Domicile d'Ange Heureux par Frédérique Bertrand