La nouvelle musique du muet

Je cherchais une façon d’associer mes deux passions, le cinéma et la musique. J’étais souvent énervé de constater l’aspect régressif des productions contemporaines et la méconnaissance des chefs d’œuvre du muet. J’avais orienté une partie de mes goûts vers ce qu’on appelait le cinéma underground ou expérimental. Je me passionnais pour Michael Snow, Ken Jacobs, Stan Brakhage ou pour les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. J’adorais La Région Centrale, Tom Tom the Piper’s Son, Moïse et Aaron… Je cherchais une nouvelle idée de mise en scène pour nos concerts, un dispositif plus simple, un spectacle plus grand public.

L’écriture musicale du Drame était déjà très fictionnelle et cinématographique : utilisation de l’ellipse, du fondu, de l’espace hors champ et du gros plan, mixage des voix, montage cut, effets de perspective... En utilisant une structure par plans, dans l’espace et dans le temps, nous cherchions à renvoyer le son d’un monde où se confondent l’imaginaire et le réel.

Ainsi, dès 1977, j’ai l’idée de créer en direct des musiques originales sur des films muets avec Un Drame Musical Instantané. Parallèlement à nos autres spectacles, nous avons réalisé plus d’une vingtaine de créations où nous jouions en même temps que des films muets. Nous n’apprécions pas le terme d’accompagnement, préférant l’idée de jouer ensemble. Certains appelèrent ensuite ce genre de spectacles des ciné-concerts. Notre approche avait la particularité de chercher à produire un spectacle moderne, en renouant avec la tradition mais en dépoussiérant l’image dont le public pouvait avoir de ces vieux films, en transformant notre cinéphilie en relecture contemporaine.


Le premier film que nous interprétons est À propos de Nice de Jean Vigo, partition très jazz, évidemment toujours improvisée comme tout ce que nous faisions en trio. Nous préparons les structures, les émotions à souligner, les rôles, l’instrumentation, nous repérons certains coups de théâtre, mais tout le reste est laissé libre à notre interprétation. Nous avions déjà mis en musique un texte inédit de Vigo, mais c’était pour l’album Trop d’adrénaline nuit.
Nous décidons de nous comporter comme si Dreyer nous appelait aujourd’hui pour faire la musique de sa Passion de Jeanne d’Arc, transformant le martyr de Jeanne en acte de résistance, une transe d’une heure trente qui grimpe jusqu’à nous laisser sur le carreau. Le film qui nous fit faire le tour du monde est Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene que nous interprétons en nous attribuant des rôles : Bernard Vitet joue l’inquiétant docteur, Francis Gorgé est l’étudiant Hans, je suis Cesar, le somnambule. Il nous arrive de jouer deux fois le film dans la même soirée, avec un entracte, pour montrer à quel point une interprétation musicale peut changer le caractère d’un film.
Pour chaque nouvelle expérience, nous étudions le découpage, les motivations du metteur en scène, nous lisons ses écrits s’il en existe, nous cherchons à nous rapprocher au mieux des intentions de l’auteur. Nous voulons éviter à la fois tout rapport iconoclaste et démarche illustrative.


Mes préférés restent deux films de Jean Epstein, cinéaste méconnu et théoricien, inventeur de la lyrosophie. Si vous trouvez son petit fascicule, Bonjour Cinéma, paru en 1928 aux Éditions de la Sirène, dirigées par Blaise Cendrars, c’est une petite merveille de mise en pages. Il s’agit donc de La glace à trois faces d’après Paul Morand et de La chute de la Maison Usher d'après Edgar Poe. Pour ce dernier, Bernard et Francis réorchestrent L’invitation au voyage d’Henri Duparc sur le poème de Baudelaire. C’est extrêmement émouvant. « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… Tout n’est qu’ordre et beauté, calme, luxe et volupté… » Le ralenti, les surimpressions, les travellings de ce cinéaste poète donnent déjà à Edgar Poe l’inquiétante musique qu’il mérite. Nous avons réalisé plusieurs versions de La glace à trois faces, la première en trio, l’autre avec le grand orchestre du Drame, quinze solistes totalement investis dans l’aventure. C’est le portrait d’un homme à travers trois femmes, les fragments de plusieurs années viennent s’implanter dans un seul aujourd’hui, l’avenir éclate parmi les souvenirs.


Il nous a fallu un an pour composer notre autre grande partition pour orchestre, c’était L’homme à la caméra de Dziga Vertov . Nous avions décidé de mettre en œuvre le laboratoire de l’ouïe dont Vertov avait rêvé, enchaînant invention sur invention. Francis dirigeait, Bernard était « caché » parmi les pupitres, je m’occupais de la synchro avec l’image, résorbant les avancées et les retards, improvisant même totalement lorsque le film un soir cassa.
Très bons souvenirs des cinq épisodes de Fantômas et de deux épisodes des Vampires de Louis Feuillade, joués à la Parisienne, casquette sur l’œil, avec l’accordéoniste Michèle Buirette, en faisant rebondir les effets du feuilleton. Pour La sorcellerie à travers les âges (Håxan) de Benjamin Christensen, que nous tournons avec le percussionniste Gérard Siracusa, nous nous inspirons d’ouvrages de sorcellerie, du Petit et du Grand Albert, tordant le cou à la musique sacrée. Nous changeons souvent d’invités en fonction des films, pour leur donner telle ou telle couleur, ou parce que le film lui correspond bien. Au Festival d’Avignon, comme les intertitres de L’X Mystérieux, du même Christensen, sont en danois, nous demandons à l’écrivain Dominique Meens de les dire en français après que nous les ayons fait traduire. Toujours en Avignon, nous jouons La Passion de notre Seigneur Jésus-Christ, produit par Charles Pathé, comme un péplum kitsch et pompier, à mourir de rire, avec cuivres et percussion.

Nous n’avons pas insisté avec La grève, les films de S.M.Eisenstein réclamant un travail binaire, très rock, qui ne nous convient pas, pas plus qu’avec Nosferatu de F.W.Murnau. Il fallait montrer trop de recul pour ne pas abîmer leurs effets magiques. Pour les mêmes raisons, nous évitons les burlesques. Pas assez agréable à réaliser, trop d’effacement nécessaire, déjà que nous sommes dans la fosse, presque invisibles !


Nous fûmes très tristes lorsque Marie Epstein, la sœur du cinéaste, choisit une partition plus traditionnelle pour sortir La glace en vidéo, elle trouvait la nôtre formidable mais trop originale, pas assez d’époque. Irréfutable, puisque nous cherchons à gommer l’aspect ancien de tous ces films pour leur donner une seconde jeunesse et attirer un nouveau public. Aucun film muet n’a jamais été édité avec une partition du Drame, mais il paraît qu’il existe une édition pirate en dvd du chef d’œuvre de Marcel L’Herbier, L’argent, d’après Émile Zola, avec la partition de trois heures dix d’Un Drame Musical Instantané, c’est l’une de nos créations les plus réussies. J’espère bien mettre la main dessus un de ces jours.

Depuis, même si je sors relativement peu, j’ai découvert quelques très belles partitions contemporaines. Le guitariste Bill Frisell s’est très bien sorti des Buster Keaton, ce qui n’est jamais évident, comme je l’ai écrit, avec les burlesques. Dans le dvd consacré aux films de Charley Bowers, il est intéressant de comparer la version de Egged on de Marc Perrone à l’accordéon et celle, électroacoustique, de Bruno Letort. Dans de nombreux cas, cela aurait valu la peine de travailler en amont avec les réalisateurs ! Grâce aux éditions dvd ou à des ciné-concerts, on peut apprécier les partitions de nombreux films muets : certains Fritz Lang et Murnau, les partitions de Richard Einhorn pour La Passion de Jeanne d’Arc, de Gillian Anderson pour La sorcellerie à travers les âges, du collectif italien Laboratorio di Musica e Immagine pour A propos de Nice, de Mark Dresser pour Caligari, les travaux de l’Arfi ou ceux du groupe Art Zoyd… Je suis mauvais juge, trop souvent contrarié par le manque d’ambition des nouvelles partitions. J’ai toujours refusé que le Drame accepte la commande d’une nouvelle musique lorsque je connaissais l’existence d’une partition originale, qu’elle soit d’époque ou récente. Il y a tant de chefs d’œuvre méconnus qui attendent qu’on les mette en musique afin qu’ils rencontrent de nouveaux publics que c’est du gâchis de commander sans cesse de nouvelles créations pour inlassablement les mêmes films.

P.S. : la musique de L'homme à la caméra (précédemment publiée en vinyle sur GRRR) et de La glace à trois faces (inédite) par Un Drame Musical Instantané sortiront en CD au printemps sur le label autrichien Klanggalerie...