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Jean-Jacques Birgé

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jeudi 28 février 2019

L’antisionisme est une opinion, pas un crime

Lettre ouverte - Tribune parue dans Libération le 28 février 2019 à 18:06
Pour les 400 signataires de ce texte, l’antisionisme est une pensée légitime contre la logique colonisatrice pratiquée par Israël. Le fait qu’il serve d’alibi aux antisémites ne justifie pas son interdiction.

L’antisionisme est une opinion, pas un crime

Monsieur le Président, vous avez récemment déclaré votre intention de criminaliser l’antisionisme. Vous avez fait cette déclaration après en avoir discuté au téléphone avec Benyamin Nétanyahou, juste avant de vous rendre au dîner du Crif.

Monsieur le Président, vous n’êtes pas sans savoir que la Constitution de la République énonce en son article 4 que «la loi garantit les expressions pluralistes des opinions.» Or, l’antisionisme est une opinion, un courant de pensée né parmi les juifs européens au moment où le nationalisme juif prenait son essor. Il s’oppose à l’idéologie sioniste qui préconisait (et préconise toujours) l’installation des juifs du monde en Palestine, aujourd’hui Israël.

L’argument essentiel de l’antisionisme était (et est toujours) que la Palestine n’a jamais été une terre vide d’habitants qu’un «peuple sans terre» serait libre de coloniser du fait de la promesse divine qui lui en aurait été donnée, mais un pays peuplé par des habitants bien réels pour lesquels le sionisme allait bientôt être synonyme d’exode, de spoliation et de négation de tous leurs droits. Les antisionistes étaient, et sont toujours, des anticolonialistes. Leur interdire de s’exprimer en prenant prétexte du fait que des racistes se servent de cette appellation pour camoufler leur antisémitisme, est absurde.

Monsieur le Président, nous tenons à ce que les Français juifs puissent rester en France, qu’ils s’y sentent en sécurité, et que leur liberté d’expression et de pensée y soit respectée dans sa pluralité. L’ignominie des actes antisémites qui se multiplient ravive le traumatisme et l’effroi de la violence inouïe dont leurs parents ont eu à souffrir de la part d’un Etat français et d’une société française qui ont largement collaboré avec leurs bourreaux. Nous attendons donc de vous que vous déployiez d’importants moyens d’éducation, et que les auteurs de ces actes soient sévèrement punis. Mais nous ne voulons certainement pas que vous livriez les juifs de France et leur mémoire à l’extrême droite israélienne, comme vous le faites en affichant ostensiblement votre proximité avec le sinistre «Bibi» et ses amis français.

C’est pourquoi nous tenons à vous faire savoir que nous sommes antisionistes, ou que certains de nos meilleurs amis se déclarent comme tels. Nous éprouvons du respect et de l’admiration pour ces militants des droits humains et du droit international qui, en France, en Israël et partout dans le monde, luttent courageusement et dénoncent les exactions intolérables que les sionistes les plus acharnés font subir aux Palestiniens. Beaucoup de ces militants se disent antisionistes car le sionisme a prouvé que lorsque sa logique colonisatrice est poussée à l’extrême, comme c’est le cas aujourd’hui, il n’est bon ni pour les juifs du monde, ni pour les Israéliens, ni pour les Palestiniens.

Monsieur le Président, nous sommes des citoyens français respectueux des lois de la République, mais si vous faites adopter une loi contre l’antisionisme, ou si vous adoptez officiellement une définition erronée de l’antisionisme qui permettrait de légiférer contre lui, sachez que nous enfreindrons cette loi inique par nos propos, par nos écrits, par nos œuvres artistiques et par nos actes de solidarité. Et si vous tenez à nous poursuivre, à nous faire taire, ou même à nous embastiller pour cela, eh bien, vous pourrez venir nous chercher.

Premiers signataires :
Gilbert Achcar universitaire
Gil Anidjar professeur
Ariella Azoulay universitaire
Taysir Batniji artiste plasticien
Sophie Bessis historienne
Jean-Jacques Birgé compositeur
Simone Bitton cinéaste
Laurent Bloch informaticien
Rony Brauman médecin
François Burgat politologue
Jean-Louis Comolli cinéaste
Sonia Dayan-Herzbrun sociologue
Ivar Ekeland universitaire
Mireille Fanon-Mendès France ex-experte ONU
Naomi Fink professeure agrégée d’hébreu
Jean-Michel Frodon critique et enseignant
Jean-Luc Godard cinéaste
Alain Gresh journaliste
Eric Hazan éditeur
Christiane Hessel militante et veuve de Stéphane Hessel
Nancy Huston écrivaine
Abdellatif Laâbi écrivain
Farouk Mardam-Bey éditeur
Gustave Massiah économiste
Anne-Marie Miéville cinéaste
Marie-José Mondzain philosophe
Ernest Pignon-Ernest artiste plasticien
Elias Sanbar écrivain, diplomate
Michèle Sibony enseignante retraitée
Eyal Sivan cinéaste
Elia Suleiman cinéaste
Françoise Vergès politologue.

Liste complète des signataires disponible sur : https://bit.ly/2BTE43k

Le son sur l'image (31) - Alphabet, la poésie interactive 4.4


Alphabet, la poésie interactive

Trois ans après sa sortie en 1999, Alphabet était déjà passé dans l’histoire du multimédia. L’histoire s’emballe. En ce temps reculé et pourtant si proche où le CD-Rom pensait acquérir ses lettres de noblesse, au Milia à Cannes, je découvris le plus beau CD-Rom que je n’avais jamais vu, Le Théâtre de Minuit, réalisé par Murielle Lefèvre d’après un livre pour enfants de l’illustratrice tchèque Květa Pacovská. Sa perfection m’exaspérait car je pensais que l’insatisfaction était le moteur fondamental de toute démarche créatrice. Je cherchai ce que j’aurais bien pu y trouver et, quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de faire part de mes critiques à Murielle lorsque nous fumes enfin présentés l’un à l’autre par Daniel Kapélian. Ces remarques portaient essentiellement sur la répétition pénible des leitmotiv musicaux et sur une certaine claustrophobie de l’ensemble. C’était suffisant pour que Murielle souhaite me montrer le tout nouveau projet de dadamedia, un nouveau livre de Květa, Alphabet, sur lequel elle avait commencé à plancher avec le développeur Frédéric Durieu, et qui les faisait un peu caler. Toujours au Milia, j’avais admiré le monde en 2D et demi de Durieu intitulé Magic World qu’il avait réalisé en 1997.
Alphabet étant un abécédaire (c’est sec !) et n’ayant donc pas le potentiel poétique du Théâtre de Minuit, je suggérai de remplacer la poésie narrative du premier par une poésie de l’interactivité. L’indépendance de chaque lettre nous autorisait une invention sans limites pour chaque tableau du CD-Rom. Murielle et Fred n’avaient terminé que le B et n’esquissé qu’une demi-douzaine de scènes, lorsque je les rejoignis. Alphabet prit une nouvelle direction. De ce moment, le développement de nouvelles séquences en 3D, totalement linéaires, et celles en animation traditionnelle furent laissées de côté au profit de la recherche d’une interactivité toujours plus ludique.

Ceci marquait la différence avec le précédent CD-Rom réalisé par dadamedia, la société de production dirigée par Murielle qui multipliait les postes en cumulant ceux de productrice exécutive et de co-auteur, ajoutant celui d’éditrice pour la nouvelle version intégrant l’OS X du Mac.


J’ai rarement eu autant de plaisir à travailler sur un projet si ce n’est avec le Drame des premières années. Nous rivalisions d’ingéniosité pour épater les deux autres, et attendions avec impatience la fin de journée où nous nous retrouvions dans les locaux de dadamedia pour découvrir ce que chacun avait concocté. Jusqu’au dernier jour, aucun conflit ne montra le bout de son nez. C’est seulement ce soir-là, lorsque nous insistâmes pour aborder le sujet des droits d’auteurs, que la question demeura sans réponse, et que Frédéric et moi reçûmes une fin de non-recevoir. Nous avions été engagés respectivement comme développeur (programmeur) et compositeur, mais, dès le début du travail, nous avions assumé la rédaction de l’essentiel du scénario interactif. Murielle, qui découvrait l’animation, était moins préoccupée d’inventer de nouvelles voies interactives que nous l’étions. Son adaptation graphique de l’univers coloré de Květa Pacovská est exceptionnelle. Nous étions tous si impliqués dans cette création que nous empiétions souvent sur le rôle des deux autres. Murielle, qui supervisait les animations linéaires en 3D réalisées par Denis Eliard et réalisait toutes les séquences de transition en Quicktime, se mettait à assembler les éléments musicaux que je lui livrais quotidiennement, tandis que j’imaginais les scénarios interactifs de différentes lettres ou que je rédigeais l’intégralité du mode d’emploi du livret original en tentant de lui conserver sa couleur poétique suggestive. Fred et moi acquîmes instantanément une complicité que nous prolongeâmes ensuite avec le site LeCielEstBleu. Nous reviendrons ultérieurement sur la notion de travail collectif, mais je tiens à souligner qu’Alphabet fut un modèle du genre. Le producteur, la télévision japonaise NHK Educational, nous laissa artistiquement libres. Un artiste n’est jamais aussi inventif et efficace que mis en confiance par son commanditaire. Nous travaillions dans une euphorie qui n’était pas seulement due à notre enthousiasme. Comme je me battais pour que mes deux camarades restent sobres jusqu’à 22 heures, ils m’appelaient Papa Jean-Jacques pour se moquer de la discipline que je leur imposais ! Loin de craindre la critique interne, bien au contraire, nous la recherchions pour améliorer sans cesse la cinquantaine de scènes que nous inventions pour un alphabet qui, jusqu’à nouvel ordre, ne comporte que 26 lettres ! Nous ne pouvions nous empêcher d’imaginer sans cesse de nouveaux tableaux, nous retrouvant avec trois A, trois B, trois N, deux I, deux P… Pendant ces mois de création intense, jamais Fred n’opposa de résistance à quelque idée que j’émisse. Il m’arrivait de lui demander de programmer un comportement interactif en m’excusant de la probable difficulté de la chose, et Fred me répondait de revenir voir le résultat dix minutes après. A contrario, je pouvais lui demander un truc que j’imaginais simple à programmer et Fred me répondait qu’il fallait discuter avec Murielle pour savoir si on pouvait rallonger le développement de trois semaines ! Ce n’était toujours qu’une question de temps, jamais une impossibilité technique.


Le propos initial était d’enseigner l’alphabet occidental aux enfants japonais. La direction que nous fîmes prendre au projet l’entraîna vers un objet inouï qui reste un modèle d’interactivité ludique. Fred dit que ce n’est pas un jeu mais un jouet ! Tout au long de la découverte du CD-Rom, il n’y a rien à gagner ni à perdre, l’abécédaire n’impose aucun récit et laisse chaque enfant libre de l’interpréter à sa manière. Il n’y a ni interface de navigation ni bouton d’aide, tout y est intuitif. Tous les trois avons imaginé, conçu et réalisé un jouet qui préserve notre part d’enfance. En Allemagne, la publicité annonçait Alphabet pour un public de 3 à 103 ans ! La localisation de chaque version (française, anglaise, allemande, japonaise…) ne nécessitait d’enregistrer que la voix des enfants récitant l’alphabet avec leur accent propre et leur intonation. Il n’y a pas d’autre texte dans le CD-Rom. Nous avons eu une chance exceptionnelle d’adapter ce livre de Květa Pacovská. Son récit étant simplissime (A B C D…), nous étions libres d’inventer les scénarios interactifs les plus fous. La qualité de son graphisme, ses couleurs éclatantes dessinaient déjà un sourire sur la figure de tous et toutes. Murielle était la garante du respect de l’œuvre initiale, Květa ayant fixé avec elle un cadre que nous ne pouvions dépasser. Tous les trois formions un trio infernal, une équipe de rêve, par notre enthousiasme et notre complémentarité. Murielle préparait tous ces médias en redessinant les motifs originaux pour qu’ils puissent convenir aux vibrations de texture et aux animations programmées. Au travers de l’œuvre de Kveta, elle découvrait Paul Klee, Kandinsky ou Norman McLaren. De son côté, Fred adaptait les lois de la gravitation ou les théories sur les nombres complexes ou imaginaires, pour en faire des algorithmes permettant une interactivité où la poésie prenne le pas sur la technique.

Quant à moi, je commençai par définir le cadre musical de mon intervention et la charte sonore. Peut-être pour rendre plus international le projet, la seule demande qui m’avait été exprimée consistait à donner une couleur world à la musique. Je considérai que le jazz, le tango ou la valse musette correspondaient tout autant que les trompes africaines, le gamelan balinais et la flûte shakuhachi au concept de musique du monde.


Le premier tableau que je sonorise est le C. J’enregistre une foule de grincements insupportables, de chocs métalliques et de petits bruits amusants, assuré que, si cela plaît à mes nouveaux camarades et à NHK, tout le reste passera ! C’est un module incisif qui offre aux vilains enfants la possibilité d’exprimer leur brutalité en faisant s’entrechoquer les lettres les unes contre les autres. Les petits rhinocéros qui gambadent et sautent comme des puces atténuent cette sauvagerie en préservant un côté kawaï, mignon en japonais.

Il y a trois A. Le premier est une sorte de sampler (échantillonneur) qui permet de faire chanter une mélodie en caressant l’écran avec la souris. À chacune des douze lettres correspond une note de la gamme. En passant rapidement sur plusieurs à la fois, on peut également déclencher des accords vocaux. J’enregistre la voix de ma fille, comme j’ai auparavant demandé à plusieurs enfants de dire les lettres de l’alphabet à haute voix pour le sommaire.


Dans la version originale, chaque fois que nous revenons au sommaire, les voix changent, françaises ou anglaises, parlées ou murmurées. À chacune des vingt-six lettres correspondent trois façons de la dire, programmées aléatoirement. La boucle musicale simultanée change aussi chaque fois que l’on revient au sommaire. Il y a même une deuxième présentation graphique du menu, où les voix sont remplacées par des instruments de percussion, un coup sous chaque touche du clavier. Il y a deux claviers complets de percussion sélectionnés alternativement. La profusion de médias s’explique par le désir de ne pas lasser le joueur, qui découvre sans cesse de nouveaux environnements tant sonores que graphiques chaque fois qu’on y retourne. Il y a deux manières d’y revenir, soit par la flèche gauche du clavier, soit en cliquant sur le coin haut gauche de l’écran. La flèche droite, qui correspond au clic sur le haut droit de l’écran, fait passer d’une lettre à une autre, de façon aléatoire, nous l’appelons navigation surprise. Les flèches haut et bas permettent de régler le niveau sonore. Pour lancer une lettre depuis le menu, il suffit de cliquer sur l’une d’entre elles ou de taper une lettre sur le clavier et de valider. Alphabet bénéficie d’une triple interface : clavier, souris, et microphone pour certaines des lettres uniquement. Mais rien d’apparent sur l’écran ! De mon côté, depuis Carton, j’évite le tableau de commande même escamotable. Pour utiliser le micro, il suffit de chanter, de hurler ou simplement de souffler pour faire bouger les lettres !

Le deuxième A joue des effets d’attraction et répulsion chers à Frédéric Durieu. Une percussion en bambou, un anklung, résonne chaque fois que deux lettres se heurtent. Le troisième A est un accordéon de papier qui rappelle le mouvement en 3D du livre original. Selon la longueur des mouvements de la souris, le programme va chercher les sons courts, longs ou vibrants d’un bandonéon. Lorsqu’on joue du synchronisme audiovisuel, il est souvent intéressant de choisir des sonorités inattendues. On jouit ainsi tout de même de l’effet de complémentarité, bien que les sons soient synchrones à l’action. Ce synchronisme est parfois nécessaire pour signaler au joueur que le mouvement qu’il exerce sur la souris de l’ordinateur agit bien sur le module qu’il voit à l’écran. C’est en général la fonction des sons d’interface, le son souligne la validation de l’action tout en la caractérisant.


Le G est un hommage à Pacman, un des premiers jeux vidéo. L’un des G dévore les autres et grossit jusqu’à envahir l’écran, en émettant un rot de contentement. Comme pour chaque lettre contrôlable au micro, je suis obligé de choisir une ambiance sonore légère qui ne perturbe pas l’interactivité, le son des haut-parleurs de l’ordinateur risquant d’être perçu par le microphone alors que nous souhaitons que le joueur prenne la main. Il en va ainsi du J où l’on entend à peine quelques bruits de ciseaux à papier, du F sonorisé avec du feu, d’un M maritime, d’un N gremlinesque, du S dans le silence absolu ! On n’entend que les petites pattes du I timide qui s’enfuit lorsqu’on lui hurle dessus. Des séquences vocales entrecoupées de silence servent de modèles pour un des P.


Les pantins du O dansent au son de la musique linéaire préenregistrée dans une sorte de juke-box. On peut choisir alternativement trois musiques complètes, jazz, tango ou balinais, composées avec Bernard Vitet, on peut aussi les éteindre pour diriger les pantins en chantant soi-même ou en diffusant n’importe quelle source sonore extérieure.
Techniquement, le volume sonore perçu par le microphone correspond à la situation de la souris sur l’écran.


Le paysage infini du H abrite des séquences rythmiques qui se succèdent tandis que sonnent des signaux à l’approche de la locomotive imaginaire… Le I moustique nous taquine comme un véritable insecte que l’on peut tojours tenter d’écrabouiller, sans aucune chance de succès… Le berger du U siffle pour rassembler les animaux qui s’échappent sans cesse… Le Y sort de l’iconographie de Kveta Pacovska pour dessiner un train fantôme qui roule dans l’obscurité en générant des sons inquiétants : miaulements de chat, coups de vent, rires sardoniques…


Nous étions bloqués sur le T lorsque je me souvins que Fred avait été champion d’Europe de lancé de boomerang et qu’il avait construit des centaines de cerfs-volants avec son père en Belgique. Le voilà donc programmant un simulateur de cerfs-volants sur lequel je m’exerce si bien que je peux faire voler sa réplique de trois mètres d’envergure dans le ciel de Cannes, l’année suivante au Milia ! Je sonorise le vol avec des bruits de vent et de papier que Fred découpe en petits fichiers pour pouvoir impeccablement suivre chaque mouvement du cerf-volant acrobatique. Il y a mille cinq cents fichiers son dans Alphabet. Pour terminer, je citerai quelques exemples particulièrement interactifs musicalement.


La lettre L est le premier module interactif musical que je conçois. En abscisse, trois instruments (violon-alto-violoncelle). En ordonnée, cinq notes par instrument, du plus grave au plus aigu. Soit une grille de quinze zones. En allant cogner les quatre bords du cadre de l’écran avec le curseur de la souris, on génère des parallélépipèdes qui, lorsqu’une ligne horizontale croise une ligne verticale, produisent une note de musique. En se promenant ainsi sur l’écran, chaque joueur compose sa propre interprétation de ce trio à cordes. De même, le N, inspiré par la scène des Amants Crucifiés de Mizoguchi, est basé sur quatre boucles de percussion simultanées qui se désynchronisent les unes par rapport aux autres lorqu’on glisse la souris d’une rangée de bâtons à l’autre.


Le Q préfigure la future Pâte à Son. Je remarquai que cette lettre pouvait ressembler au tambour d’une boîte à musique avec sa petite queue jouant le rôle du peigne. J’en fis une boîte à musique programmable où les notes sont figurées par des tâches de couleur que l’on peut placer où l’on souhaite pour créer sa propre mélodie, de plus, mémorisable. On peut jouer cette musique à l’envers, l’accélérer, la faire évoluer dans le temps en improvisant (pour cela il faut utiliser les touches du clavier), lui faire suivre au choix six modes musicaux…

Le concept de la lettre V est basé sur les fractales. Le V est découpé en quatre autres V qui chacun est découpé en quatre autres V et ainsi de suite… En positionnant la souris sur un point de l’écran, on va créer son propre mixage en jouant sur les pistes superposées, chaque piste correspondant à un niveau, une taille, et s’additionnant…

Le volume sonore du X permet de réussir un puzzle comme si on jouait à la main chaude. Plus on approche la pièce de la bonne place, plus le son est fort. Le plus grand compliment que je reçus pour Alphabet est venu du compositeur aveugle Jean-Philippe Rykiel. M’ayant entendu en faire la démonstration à France Musique, il l’acheta et put en jouer des heures durant, en ne suivant que les sons pour naviguer. À l’ombre des éclatantes couleurs de Květa, on comprendra à quel point je fus touché par son témoignage.

Par son succès international, cette troisième œuvre a marqué la courte histoire du CD-Rom, et aucun objet interactif, à mon humble connaissance, ne l’a encore égalée depuis 1999, j’en suis fier et je m’en plains. Il eut mieux fallu que Carton, Machiavel, Alphabet, qui trônaient à la Fnac à côté d’Immemory de Chris Marker, des Machines à Écrire d’Antoine Denize, de The Ambitious Bitch de Marita Liulia, de Puppet Motel et des CD-Roms de Peter Gabriel, soient entourés de beaucoup d’autres titres du même ordre. Il faut toujours se réjouir du succès de ses collègues, voire de ses concurrents, car ce succès exprime l’intérêt du public pour une forme approchante, nous permettant d’espérer en profiter à notre tour. Les éditeurs n’ont pas cru en ce support, les auteurs n’ont pas osé produire eux-mêmes les œuvres interactives qu’ils inventaient, l’imperfection des ordinateurs et le fantasme engendré par la bulle Internet suivi de son explosion finirent d’achever ce support naissant et pourtant riche de promesses . Les œuvres interactives réclament une participation de l’utilisateur que la télévision leur évite. Seuls les jeux ont trouvé grâce à leurs yeux. Les objets que nous fabriquions ne trouvèrent jamais leur public, du moins insuffisamment. Avec la disparition de ce support et la régression que représente l’avènement de Flash par rapport au langage lingo de Director, cela ne risque pas de se produire, mais on peut toujours rêver que de jeunes artistes découvrent de nouveaux espaces de création et nous épatent. L’interactivité débridée d’Alphabet suscita le terme de poésie algorithmique.