Je n'aime pas ce que je suis. Contrairement à ce que je dis ou je fais. Lorsque j'écris, lorsque je parle, mes réflexions sont évidemment d'ordre intellectuel. Lorsque j'agis je mets les mains dans le cambouis. Ces deux activités définissent le champ de ma liberté d'expression, mes créations. Elles définissent l'idéale association théorie/pratique. Si je ne mettais pas en pratique mes idées, elles n'auraient pas le même impact.
C'est ainsi, par exemple, que je me suis retrouvé à Sarajevo pendant le Siège. On m'avait proposé d'y réaliser des films. Si je n'avais pas bravé ma peur d'y aller, mon engagement m'aurait semblé n'avoir plus aucune valeur, des mots pieux d'un intellectuel qui ne se mouille qu'en paroles. D'un autre côté, lorsque je commets des actes, j'ai besoin de savoir pourquoi, de comprendre ce qui m'y pousse, parfois inconsciemment, même si la question reste sans réponse. Dans le cas de Sarajevo, le fantôme de mon père ne m'avait pas laissé le choix. Il s'était battu à la canne contre les Camelots du Roi, s'était engagé dans la Résistance, avait sauté du train qu'il emmenait vers les camps de la mort, toute sa vie il s'était battu. J'aurai mis un an pour me remettre de mon séjour dans la ville martyre et cette expérience aura changé ma vie. Je n'aurai désormais plus peur de la mort. On verra bien.
Écrire et parler sont de l'ordre du rêve éveillé. Comme ma musique. Je l'imagine parfois en amont ou dans l'instant lorsque j'improvise. Si j'affirme que toutes mes activités artistiques son de l'ordre de l'échappatoire, c'est bien d'ordre qu'il s'agit. Le désordre vient d'ailleurs. De la société, de la famille, de l'humanité. Je voudrais fuir ces carcans qui m'emprisonnent et m'étouffent. Je hais l'argent, la propriété, l'exploitation de l'homme par l'homme. Comme tout le monde je dois faire avec, ces obligations définissent ce que je suis au quotidien, un être en proie aux petits arrangements avec un absurde qui n'a rien de productif. Bien au contraire, cet "être" est destructif. Il détruit ses congénères, les autres espèces, la planète. Je n'aime pas ce que je suis. Je ne peux donc aimer personne dans l'absolu autant que nous sommes tous et toutes. Mais dès lors que nous commençons à rêver, à revendiquer nos désirs, à nous cabrer contre ce que nous sommes, ce qu'on a fait de nous en toute complicité, je retrouve la sérénité. L'amour devient possible. Il n'y a pas que le verbe et le geste. Il suffit parfois d'un regard. Un sourire, une moue de dégoût, un rictus de colère, un éclat de rire nous sauvent.
Pascal me faisait remarquer que ce que j'oppose à l'être y participe, mais ce sont des pansements. Ils cachent les plaies ouvertes et les cicatrices.
Lorsque j'avais 25 ans, je me souviens avoir raconté à mes camarades Francis et Bernard, avec qui je produisais de la musique quotidiennement, que j'aimerais que l'homme que j'étais ressemble à mon art. Je devais me battre contre mes douloureuses contradictions alors que ma musique respirait une saine dialectique. Toute ma vie j'ai cherché à embellir le quotidien, dans mon environnement domestique, les couleurs, le jardin, dans mon travail, l'imagination au pouvoir, pouvoir matérialiser nos rêves, dans cette colonne militante, évoquer celles et ceux dont on ne parle pas ailleurs ou trop peu, soutenir la jeunesse que le vieux monde néglige, les amis en détresse, une fleur, un oiseau... Par les mots et les gestes j'ai tenté sans cesse de contrebalancer l'être imposé par son environnement qu'on dirait aujourd'hui "politiquement correct". Paraître est une autre histoire.