J'adore les palmiers à condition qu'ils soient épais, croustillants, mais surtout moelleux à l'intérieur. Depuis que le boulanger de la Place du Vel d'Hiv a déménagé il y a une dizaine d'années vers la rue des Martyrs, je ne m'y retrouve pas, symboliquement pas plus que gastronomiquement. J'en ai encore le goût et la texture sur le bout de la langue et son évocation inonde mon palais.
Question palais, j'ai de la chance d'être confiné dans ma maison. Il n'aurait pas fallu que cette crise sanitaire, politiquement sanitaire, se soit présentée plus tôt, lorsque je n'avais pas de quoi acheter le croissant au beurre dont je rêvais ou pendant un de mes célibats forcés. Ma génération a profité des années glorieuses de l'après-guerre, même si mes parents clamaient qu'ils n'auraient pas dû faire d'enfants à l'époque de la bombe atomique. Personne qui ne l'a vécue ne peut imaginer la France d'avant 1968. On est passé du gris à la couleur. De la blouse et la cravate au psychédélisme, tunique à fleurs pour les garçons et pantalon pour les filles. Nos utopies s'appelaient Révolution ou Peace & Love, comme si l'on allait changer le monde, avancer vers la civilisation des loisirs en réduisant les inégalités. C'était très différent des menaces de l'anthropocène. Si nous pratiquions l'amour libre, nous n'étions pas plus heureux pour autant, mais les maladies vénériennes n'étaient plus une menace vitale et le Sida n'était pas encore apparu. Jusqu'au milieu des années 70 nous avions aussi mangé sainement...
C'est peut-être au moment du choc pétrolier, en 1974, que tout a basculé. On ne s'est pas rendu compte tout de suite que le vent avait tourné. Les bidonvilles disparaissaient progressivement, du moins en Europe. La vie semblait clémente, même en tirant le diable par la queue. Pourtant la Terre ne tournait toujours pas rond. L'exploitation de l'homme par l'homme, la néo-colonisation, la guerre continuaient à engraisser les riches. Une sorte d'éthique héritée de la culpabilité de n'avoir pas empêché les crimes de masse du nazisme semblait nous prémunir du retour de la Bête. Le second virement catastrophique eut lieu au début des années 90, lorsque nous avons laissé faire, voire enclencher et favoriser, la guerre des Balkans. En revenant du Siège de Sarajavo, j'ai raconté que nous avions ouvert la porte à une nouvelle ère de violence criminelle sans que personne s'en émeuve. Si nous étions intervenus en Bosnie, le Rwanda ou la Tchétchénie auraient été impensables, des tyrans comme Orban ou Erdoğan n'auraient pas pu exercer leur morgue. Il faut se souvenir de la levée de boucliers mondiale contre la guerre du Vietnam. Naïfs, pensions-nous qu'elle puisse être la dernière ? Les États Unis ont ravagé l'Afghanistan, le Moyen-Orient, reprenant le pouvoir en Amérique du Sud... L'Europe était déjà sous leur joug, soft power de l'économie, rançon d'une gloire maintes fois usurpée. La puissance soviétique eut-elle été un leurre, la disparition de l'URSS leur laissera les mains libres. Les Américains ne sont pas les seuls, mais ils détiennent tout de même le pompon. En stigmatisant la religion, nous avons renforcé les replis communautaires. La société de consommation a fleuri au delà de ce que la planète peut supporter. La pollution semble irréversible. Le permafrost fond. L'avenir est incertain.
Et voilà, j'ai doucement glissé d'une incroyable utopie à une dystopie suscitant une décroissance vitale. Ma génération morfle peut-être plus qu'une autre de cette dégringolade, politique, économique, sociale. Ceux qui ont connu 1936 ont pratiquement disparu, mais ceux qui n'ont perdu, des années 60, ni la mémoire ni le sens du combat, sentent le poids terrible de la réaction. Pour nos enfants qui ont grandi avec le Sida, le chômage, la guerre omniprésente, même si pratiquée hors-sol national, la pollution, tout cela est presque banal. J'ai beau apprécié l'absurde, j'ai du mal à avaler le saccage systématique de la mafia financière qui a pris le pouvoir un peu partout sur la planète.
En l'absence d'un sucré palmier moelleux, je me remonte le moral en me disant que j'ai la chance de faire le métier que j'ai choisi, dans une magnifique demeure acquise grâce à mes droits d'auteur, entouré d'amis et d'amour, protégé par un régime de retraite que les plus jeunes doivent défendre coûte que coûte, tant et si bien que les aliens du jardin qui se font passer pour les fleurs du palmier me semblent resplendir cette année. Confinés, surveillés, contrôlés, évalués, matraqués, nous n'avons d'autre choix que de nous contenter de ce que nous avons aujourd'hui avant de nous soulever demain contre la clique bête et méchante qui dirige le pays, incapable de gérer quoi que ce soit d'autre que la vente de l'État (c'est nous) au privé (quelques ultra-riches dont les avoirs sont soigneusement planqués off-shore) en se servant de la force brutale d'une police en roue libre.
Il m'a toujours semblé que tout, absolument tout, était affaire de cycles. Le son, la lumière, la vie. Aux mauvaises nouvelles succèdent les bonnes, et ainsi de suite. On n'est jamais tranquilles ! En y travaillant, on peut réduire l'intensité des mauvaises, allonger le temps des bonnes. À condition de ne pas détruire les abscisses et les ordonnées de cette fragile équation de toute vie sur Terre... En conclusion sommaire, les beaux jours sont devant nous, mais ils ne naîtront pas sans nous, sans que nous abandonnions notre pseudo confort !
Je voudrais tout de même un jour retrouver un palmier croustillant en surface et moelleux à l'intérieur... Un peu comme ma vie !