Articles des 8 et 5 juin 2006, plus le 18 juillet 2012

Il est rassurant de constater l'emballement des camarades à qui je montre les reproductions des œuvres d'Edward Kienholz (1927-1994). Depuis l'exposition Les femmes de Kienholz où était présenté In the Infield of Patty Peccavi (ci-dessus), il signe avec sa femme Nancy. Juste reconnaissance du travail de collaboration d'un couple où la femme est restée longtemps dans l'ombre, comme Christo signant dorénavant avec Jeanne-Claude (P.S.: décédée en 2009). La rue Robert Delaunay a été rebaptisée Robert et Sonia Delaunay, comme en son temps celle de Pierre et Marie Curie. À son tour, Nancy Reddin Kienholz signe aujourd'hui des pièces récentes de leurs deux noms, douze ans après la disparition de Ed.


Dans les mises en scène des Kienholz la transposition critique ne néglige pas la précision historique. Je me souviens avoir ouvert un tiroir du bordel de Roxy's et y avoir trouvé une lettre d'une prostituée à sa mère. On pouvait aussi se servir un Coca au distributeur intégré au Portable War Memorial (ci-dessus). Dans l'article suivant (datant de 3 jours plus tôt !), j'ai raconté comment l'exposition de 1970 avait été pour moi fondatrice. J'y reconnais tout ce qui m'a animé pour construire le Drame, le pamphlet social, la dimension théâtrale, la poésie circonlocutoire, la crédibilisation d'un instant impossible...

LE SECRET DERRIÈRE LA PORTE : McMILLEN ET KIENHOLZ


Défonces d'un immeuble en construction, ton sur ton, faux seuils attendant leurs briques, passages secrets qui ne connaîtront ni le jour ni la pénombre, fantasmes de l'enfance, un sac de pièces d'or, de fil en aiguille (le trou de serrure dans El de Buñuel ?) je pense à nos Portes sans murs, créées avec Nicolas Clauss, en opposition à ces murs sans portes, chacun chez soi, crever l'écran, je n'aime pas les portes, je les préfère ouvertes ou les démonte, plein air, grands espaces, association d'idées, je repense à l'œilleton du Mike's Pool Hall de Michael Mc Millen (Naissance d'une capitale artistique 1955-1985, Centre Pompidou, une des rares pièces qui méritent le détour, avec une autre à sa droite, entrebâillement qui laisse apercevoir des dizaines de bottes à condition de se pencher, je ne me souviens plus bien, les secrets s'oublient, un temps), illusion d'optique, miniature où frémissent les boules du billard... Quelques jours après ce billet un peu hermétique, je dois préciser que la salle de billard est bien une maquette qui semble à taille réelle lorsqu'on la regarde par le judas...


Je regrette encore la rétrospective Kienholz en octobre-novembre 1970 au CNAC rue Berryer, rien vu d'aussi magique à part au même endroit celle de Tinguely (mai-juillet 1971, pour moi fondatrice, mais aussi en 1988 à Beaubourg, dans le Cyclop forêt de Milly, et récemment dans son musée à Bâle) et celle de James Turrell à Vienne en Autiche en 1999, dans un genre très différent, lumière, aveuglement, impression rétinienne, rémanence. Pour toutes, envoûtement cinématographique, voyeurisme et projection, vertige de l'espace, attractions foraines. À Beaubourg, de Kienholz, artiste mésestimé, est exposé While Visions of Sugar Plums Danced in their Heads...


Je préfère The State Hospital qui est à Stockholm : au travers des barreaux de la cellule on aperçoit les deux prisonniers allongés, leur tête est un bocal dans lequel nage un poisson rouge. À Amsterdam, je ne manque jamais de faire un saut au Stedelijk Museum pour me faufiler dans The Beanery et en respirer l'odeur, là les crânes sont des horloges. Qu'est-ce qu'on a dans la tête ?

FIVE CAR STUD D'ED KIENHOLZ


Propriété d'un collectionneur japonais, la scène traumatique réalisée par le "sculpteur" Edward Kienholz n'avait pas été exposée depuis quarante ans. Le Musée Louisiana, près de Copenhague, présente Five Car Stud, occasion inespérée de découvrir une œuvre clef du début des années 70, si critique qu'elle fut interdite dans les institutions culturelles américaines et qu'elle encouragea l'artiste à s'installer à Berlin et en Idaho.
La suite des plans rappelle un découpage cinématographique. Je résume. Un groupe de blancs lynchant un noir éclairés par les phares de cinq voitures, le castrant devant un jeune garçon et une femme restés à l'écart. Le public traînant ses chaussures dans le sable fait figure de témoin passif devant la scène abominable. J'en fais des cauchemars la nuit suivante. Comme pour Lucchino Visconti dans ses films, chez Kienholz le moindre détail est à sa place, même si la réalité est toujours tordue par le geste de l'artiste. Les masques des tortionnaires et la croix dorée autour du cou, une canette de bière écrasée, des photos de femme nue sur le pare-soleil, la tronçonneuse à l'arrière du pick-up, l'autoradio qui joue un blues nègre en sourdine, les plaques minéralogiques avec "fraternité" ou "America, love it or leave it", la bannière étoilée... Comme le corps démembré de la victime, son ventre est un réservoir d'essence dans lequel flottent les lettres mélangées du mot NIGGER... Une interview d'une heure est projetée à l'entrée de l'installation ; Kienholz a accepté à condition que le journaliste pose pour figurer l'un des personnages ; la discussion court pendant que l'artiste moule le corps du modèle.





Fan d'Edward Kienholz depuis sa rétrospective au CNAC rue Berryer en octobre 1970, je suis à l'affût de catalogues de son œuvre. Celui de Five Car Stud (1969-1972) en creuse l'analyse tout en évoquant le reste de son travail, même si les petites photos de Back Seat Dodge '38, The State Hospital, The Illegal Operation, The Wait, Roxys, The Caddy Court, The Ozymandias Parade, The Hoerengracht, etc. sont en noir et blanc. Les documents et les textes en anglais sont passionnants. Je ne manque jamais une visite à Amsterdam sans revoir The Beanery au Stedelijk Museum, en restauration jusqu'au 23 septembre. Les rétrospectives sont rares. Il faut aller au Musée Ludwig de Cologne pour admirer Night of Nights ou The Portable War Memorial...
En 1981, Edward Kienholz déclara que toutes les œuvres postérieures à 1972 étaient cosignées avec sa compagne Nancy Reddin Kienholz, démarche encore rare parmi les artistes mâles profitant souvent d'un apport discret et pourtant déterminant de leur conjointe, collaboration restée secrète dans l'Histoire de l'Art quand ce ne fut pas pure usurpation à une époque encore récente où les femmes ne pouvaient être acceptées autrement que dans leur rôle de mère !