Quarante ans après sa réalisation et treize après cet article du 30 septembre 2007 la situation a encore empiré. De quoi s'inquiéter sérieusement. Mais, comme toujours, beaucoup préfèrent fermer les yeux pour ne pas être dérangés...

Berlin Alexanderplatz est considéré comme le chef d'œuvre de Rainer Werner Fassbinder. Lancé dans la saga de Franz Biberkopf qui dure plus de quinze heures "en treize épisodes et un épilogue", je me suis passionné pour ce portrait de l'Allemagne qui a subi le Traité de Versailles et s'enfonce dans le chômage et la pauvreté, préparant le lit du nazisme. Le roman d'Alfred Döblin avait déjà suscité une version en 1931 tourné par Piel Jutzi avec l'aide de l'auteur, de Karl Heinz Martin et Hans Wilhelm. [Depuis cet article, j'ai trouvé] une copie du plus expressionniste de tous les films, le Von morgens bis mitternachts (De l'aube à minuit) de Martin.
Entre 1979 et 1980, Fassbinder filme en 16mm, pour la télévision, cette histoire qu'il découpera en épisodes, sans que ce soit un feuilleton ; il est même recommandé de le voir de la façon la plus continue possible ! La copie éditée [jadis] par Carlotta offre une qualité inégalée [en occasion sur Rakuten]. Le coffret de 6 dvd est pourvu de longs suppléments aussi exceptionnels (Regards sur le tournage dans les décors avec le réalisateur, nombreux témoignages passionnants, restauration impeccable, etc.).


Nous ne pourrons ressortir indemnes de cette plongée dans les bas-fonds de la République de Weimar. On baigne dans ses fanges, la durée du film et son grain participant à la dépression noire. Fassbinder, par l'entremise de son anti-héros, pose des questions fondamentales sur l'intégrité de l'homme et ses faiblesses, son libre arbitre et sa manipulation, sur ses tourments face à une société corrompue qui le broie, mais aussi sa fierté d'y résister. La vie n'est pas juste, on le savait. La solidarité est le maître mot, on pouvait s'en douter. Mais certaines époques sont plus propices que d'autres à entraîner les peuples sur les pentes atroces de la déchéance, de la compromission et de l'horreur. Biberkopf, interprété par le massif Günter Lamprecht, est un homme comme les autres, ni pire ni meilleur. Au début du premier épisode, il sort de prison pour affronter le monde. Saura-t-il tenir ses bonnes résolutions ? Le sexe, l'alcool, le travail ne sont des valeurs ni positives ni négatives, mais elles sont toujours fatales. La situation historique n'a hélas rien d'anachronique. On retrouve tant de similitudes avec notre propre époque que c'est là que terreur et dégoût trouvent leur écho. Tout n'est pas sombre, les changements de ton sont fréquents et la longueur des épisodes variable. Les merveilleuses Barbara Sukowa and Hanna Schygulla illuminent le mélodrame où l'influence de Douglas Sirk est évidente. Prévoyez un week-end pluvieux [aujourd'hui on dira "profitez de l'enfermement"] et enfermez-vous dans le Berlin des années 20 pour savourer ce maelström des âmes.

L'épilogue : quatorze heures plus tard, R.W. Fassbinder se réapproprie cinématographiquement l'histoire sur un montage musical de chansons pop et d'extraits d'opéra. Cela se mérite ! Le cinéaste transpose explicitement les collages narratifs de Döblin que l'on avait pressentis dans les treize épisodes précédents. Le chaos va bon train sous le crâne de Biberkopf. La vie est un cauchemar, les personnages sont interchangeables, les situations identiques. Quelle place l'homme peut-il se faire sur la Terre ? Le procès final résoudra la question sobrement.