Changer d'atmosphère me fait un bien fou. Pourtant rien ne me poussait à quitter mon hôtel du nord, si ce n'est le désir d'embrasser ma fille et son fils. Les attentions délicates participent à ma convalescence qui se déroule on ne peut mieux. À Paris j'étais tout autant dorloté et j'y flottais sur un petit nuage, mais mon cœur est en voyage, sur fond de ciel bleu. La cicatrice est à peine visible, comme une ride, un cou devant en surface. Hélas j'ai encore la nuque raide, m'obligeant à porter de temps en temps une minerve souple pour soulager la douleur et le poids lourd de mes pensées légères ! Je vogue ailleurs. Lis. Ris. Je regarde le passeur qui va et vient d'une rive à l'autre tandis qu'Eliott joue au ballon avec d'autres de son âge dans la pataugeoire le long de la Loire. J'ai une tendresse particulière pour les passeurs. Mon père, Jean-André Fieschi, Bernard Vitet, les femmes avec qui j'ai vécu, tous les enfants du monde, mes lectures, Cocteau, Ramuz, Schnitzler, Vercors, Michaux...
J'habitue surtout mon cerveau à la nouvelle vie qui me sourit, résurrection vivifiante, mouvement contraire à l'effondrement qui nous pend au nez. Je ne prendrai donc plus l'avion. Le moins possible, me dis-je, pour me rassurer. De même, la viande s'est raréfiée sur ma table. Plenty, More plenty et Flavour, les trois volumes d'Ottolenghi consacrés à la cuisine végétarienne, fourmillent d'idées. Je me suis donné jusqu'à fin septembre pour terminer ma mue. Imaginer une nouvelle musique est / sera si excitant. J'ignore d'où viendra l'inspiration, mais c'est une évidence. J'ai traversé ainsi plusieurs révolutions, des cercles qui passent par le même point en changeant chaque fois de couleur. Serait-ce l'orbite de la musique des sphères ?
Dragon, je renais une fois de plus de mes cendres. Pas l'impression pourtant d'avoir eu un cancer. J'étais trop calme, résigné à traverser tranquillement l'épreuve. À Saint-Louis, pendant les attentes, je méditais. Pas vraiment en salle de réveil où je suis resté six heures. C'est beaucoup. Dans ma perception diffuse et morphinée, le plafond réfléchissait un hôpital de campagne (Mash ?), dizaines de lits à roulettes les uns à côté des autres qu'on évacuait les uns après les autres, jusqu'à me laisser seul. On éteignit les lumières derrière moi au fur et à mesure que je m'enfonçais dans les couloirs et les ascenseurs. Dans l'obscurité de ma chambre je respirai enfin. Derrière le paravent Jérôme m'a parlé musique jusqu'à une heure du matin, réduisant le stress qu'avait subi mon corps pendant près de deux heures, l'égorgement. Le lendemain matin, tournez manège, nous avons fait plus ample connaissance. J'ai eu de la chance d'avoir un si bon compagnon de chambrée. C'est passé vite. Je m'étais inquiété de ne pouvoir prévenir que tout allait bien, mais les filles s'étaient connectées après avoir appelé le service chirurgical. Elles savaient. Une infirmière m'avait prêté un téléphone. Je ne me souvenais que de quatre chiffres sur les dix du numéro d'Elsa. L'infirmière a regardé le dossier.
Deux jours plus tard, c'était bon de rentrer à la maison, de serrer dans mes bras celles que j'aime. Doucement, d'abord. Depuis, je vis normalement, avec encore des petit coups de fatigue.
J'ai pris le train pour Nantes. À la gare je me suis arrêté chez Guerlais. Le Grand Beurre. Tout va bien si le cœur y est et que ma gourmandise est comblée. Mais je rentre déjà. Oh, que la vie est belle ! Qu'on ne s'y trompe pas, j'ai toujours mal à l'homme... Je ne comprendrai jamais. Sa violence, criminelle et suicidaire. Ce ne sera pas faute d'avoir essayé. Absurde. Des animaux dénaturés. Nous sommes. Je pense. Comme une bête.