Ce matin j'ai noté que je commençais toujours par me raser la moustache, puis sous la lèvre avant d'attaquer les joues et le cou, comme si je craignais une coupure d'électricité qui me laisse à moitié piquant. Qu'on me comprenne, c'est autour de la bouche que les poils se voient le plus, et les blancs sont vraiment visibles sur le menton. Le style mal rasé me déprime en ce qui me concerne. Imaginerais-je qu'un baiser cannibale irrite ma partenaire ? Les joues, un peu comme le crâne, sont même agréables à caresser après le coup de tondeuse à sept millimètres. Souvent je me termine au rasoir à main, pour les pattes et les poils récalcitrants de la gorge qui se la jouent solo. Je tiens de mon père l'appareil électrique. La mousse n'est pas mon truc.
Ces constatations m'ont amené à interroger mon absence de procrastination tous azimuts, pratique dont je n'ai pu trouver d'antonyme. Pourquoi me sens-je obligé d'effectuer les tâches au fur et à mesure qu'elles se présentent ? Comme si je risquais d'oublier d'exécuter toute action si je ne la réalisais pas dans l'instant. C'est probablement un peu le cas. Je réponds du tac au tac, à une question, un mail, un coup de fil, même si je suis concentré sur autre chose, quitte à reprendre le cours de mon histoire dès que je me suis acquitté de mon devoir. Devoir ou pouvoir ? Là est bien la question. Lorsqu'une idée se présente à moi, il faut que je la mette en pratique aussitôt, même si l'heure est indue. Pire, je pense et rumine le problème tant que je n'ai pas trouvé la solution alors que cela pourrait très bien attendre. Depuis quelque temps, j'essaie de me calmer, pratiquant la pleine conscience... Quand j'y pense ! Mais c'est un travail souvent plus pénible que de relever mes manches, qu'elles soient de chemise ou de cerveau.
Entre nous, il ne m'est pas difficile d'identifier mon inquiétude constitutive. Mes parents partaient au théâtre en me laissant seul lorsque j'avais trois semaines, et à trois ans je gardais ma petite sœur de six mois. Comme je les prenais pour des inconscients, je faisais semblant de dormir, j'attendais le départ de l'ascenseur et j'allais vérifier qu'ils avaient bien fermé le verrou et le gaz. À cinq et trois ans nous avons pris le train seuls jusqu'à Grenoble, et dès onze ans je parcourais le monde sans personne pour me tenir la main. Le point culminant de cette éducation raisonnée fut notre voyage de trois mois en solitaires que j'ai conté dans le roman USA 1968 deux enfants. Mon père fit de moi un être responsable, ce qui me fut très utile toute ma vie, mais également un inquiet notoire ! Récemment j'ai mis sur le compte de l'hyperthyroïdie le fait de démonter l'armoire à glace à quatre heures du matin et j'espère que le réglage du Lévothyrox va calmer le jeu.
Ainsi je prévois tous les emmerdements largement à l'avance et si tout se passe mieux que prévu j'en suis ravi. Cette philosophie m'évita nombreux déboires et déceptions, et m'apporta énormément de joies rassurantes. Ce n'est évidemment pas de tout repos pour celles et ceux qui m'entourent, mais seulement les plus proches en sont ennuyés. Les autres ne s'aperçoivent de rien puisque tout glisse comme sur des roulettes. Mon passage aux Louveteaux (Éclaireurs De France laïques), mon travail d'assistant au cinéma ou de chef d'orchestre de projets musicaux et extra-musicaux ne s'en trouvèrent que mieux ! Je règle donc mes factures aussitôt qu'elles se présentent, mon garde-manger propose un choix extraordinaire et ma maison est un outil des plus confortables. Il n'empêche qu'un soupçon de folie m'assaille, même si je l'accueille avec l'humour qui convient.