Ayant souvent évoqué mon grand-père paternel, Gaston, disparu à Auschwitz, j'ai négligé ici Grand-Papa décédé à 77 ans lorsque j'en avais 21. Grand-Maman était partie huit ans plus tôt. Ils étaient nés tous deux à la fin du XIXe siècle et ma mère était la seconde de leurs trois filles. Tous les jeudis ma grand-mère me gardait avec mon cousin Serge, qui, quatre ans plus âgé que moi, se souvient de quantité de détails qui m'ont échappé. Grand-Papa était représentant en toiles de bâche pour les Établissements Jeanson à Armentières, il avait, entre autres, comme client Trigano dont le slogan au lancement du Club Méditerranée était "Le camping, c'est Trigano". Il aurait préféré faire une carrière militaire, mais sa famille l'en empêcha. Je me souviens qu'il avait connu Erik Satie et Max Jacob, mais je ne sais plus dans quelles circonstances. Grand-Papa avait la nostalgie de l'armée. Il racontait souvent comment il avait sauvé ses hommes dans les tranchées avec un petit coup de gnôle, la technique du tir au canon de 75 et au mortier, ou que sa jument s'appelait Arlette, prénom qu'il donna ensuite à son aînée ! J'aimais bien mon grand-père que mon père, son gendre, appelait Papa, peut-être pour avoir perdu le sien... C'était un homme gentil, un peu réservé, qui semblait vivre dans un autre monde. Comme à la fin de sa vie il conduisait pied au plancher jusqu'à couler une bielle, aucun de nous n'avait envie de l'accompagner, mais il en fallait toujours un qui se sacrifie. Les jours où c'est tombé sur moi, je n'en menais pas large. À la sortie du garage où il avait conduit sa 403 après un accident, il pouvait très bien emplafonner un autre véhicule et faire demi-tour aussi sec ! Écolier, puis lycéen, j'ai souvent fait des exposés sur Verdun où il avait été blessé et prisonnier en 1916 alors qu'il était officier aspirant ; j'emportais sa citation pour l'occasion, un casque de poilu et quelques médailles dont sa Légion d'Honneur. Grand-Papa la portait d'ailleurs à la boutonnière, une rosette rouge. Il avait participé aux deux guerres, été fait prisonnier à nouveau en juin 1940 dans le Cotentin, rapatrié comme chargé de famille avant de devenir chef du ravitaillement pour le Cantal, d'abord dans la Résistance (commandant dans les FFI), puis à la Libération. En fouillant dans les archives, mon cousin a trouvé une photo du Lieutenant Roland Bloch au 24ième Régiment d'Infanterie, qu'il pense avoir été prise entre 1924 et 1935. À l'époque les officiers étaient à cheval. On appréciera la longueur du sabre. Officier de réserve, il se tournera plus tard vers la Protection Civile. Il m'emmena chaque année revoir le Tombeau de Napoléon aux Invalides qui étaient proches de leur appartement de l'avenue Constant-Coquelin et à la Parade de la Garde Républicaine. Ce défilé de soldats en costumes à travers les siècles se terminait par les acrobaties de l'escadron motocycliste. Depuis, je n'ai jamais pu prendre vraiment au sérieux un motard de la police, me rappelant les figures incroyables qu'ils réalisaient debout sur leurs marche-pied. Quant à l'armée, j'ai préféré me faire réformer P5 plutôt que de perdre un an à jouer à la guerre. Il faut dire qu'à l'époque j'étais plutôt "Peace & Love" et qu'en 1975, sursitaire, je travaillais déjà comme compositeur dans le monde de l'audiovisuel. Je ne possède presque aucun objet lui ayant appartenu. Ma jeune tante, qui vécut avec lui jusqu'à la fin de sa vie, s'est débarrassée de tant de souvenirs de famille qui auraient pu nous intéresser. Dont le piano, un crapaud qui trônait dans un coin du salon ! Quelques pipes dorment au fond d'un de mes tiroirs. Deux plateaux marocains en cuivre au grenier et deux vases réalisés à partir de culots d'obus. Je crois que c'est tout. De ma grand-mère, une sculpture représentant deux petits singes que j'aime énormément, un vase en verre vert Modern Style et quelques partitions. La dernière semaine de sa vie, comme le personnel hospitalier exhortait mon grand-père à se nourrir, il répondit qu'il ne comprenait pas pourquoi on l'ennuyait alors qu'il avait déjeuné le midi-même d'un homard à la crème au restaurant de la Tour Eiffel. Belle manière de tirer sa révérence !