Si l'image impose un point de vue, le son laisse souvent libre l'interprétation. Débordant du cadre, il rend flous ses propres bords. Le hors-champ, qu'il soit spatial, temporel ou psychologique, joue d'une complémentarité qui rend stériles les redondances illustratives, pléonasmes auxquels les blockbusters ont trop systématiquement recours.
Passé cette comparaison audio-visuelle, je cherche dans les œuvres d'art celles qui suggèrent au delà de leur cadre imposé par leurs limites structurelles. Leur hors-champ se nourrit de leur incomplétude narrative, permettant l'interprétation individuelle de chacun/e. L'abstraction peut y recourir aussi bien que le figuratif, même si mon amour du cinématographe me fait privilégier ce qui touche au réel, voire au surréel. La quadrature du cercle force la pénétration alors qu'il me semble préférable de prendre la tangente pour voir ailleurs si j'y suis toujours. Le manque crée le désir. L'œuvre aura beau être parfaitement équilibrée, entendre dans sa logique esthétique propre, elle ne pourra me séduire que par ses absences, absences qu'il reviendra au visiteur/spectateur de combler par son propre imaginaire. J'allais écrire "par son propre vécu", car là aussi le cadre du réel laisse le champ libre à l'imaginaire, au fantasme, au rêve. En gros, j'ai besoin de me faire mon cinéma pour apprécier réellement une œuvre. Encore faudrait-il définir les termes "apprécier", "réellement" et "œuvre", mais cela nous entraînerait trop loin alors qu'en grand bavard je vise la concision !
Il s'agirait déjà de définir le cadre. On peut peindre la toile, ce qui la borde, mais rien ne sert de peindre le mur où elle et fixée, à moins d'être murale, car il y a toujours une limite indépassable. Ces limites sont le sujet. Un artiste pourra signer la mer dès lors qu'il met l'enregistrement en route et qu'il appuie sur le bouton stop. Le hors-champ, tant choyé, ne sera jamais hors sujet. Il est même probablement ce qui tient l'ensemble. Élargissons encore la perspective. Qu'elles soient explicites ou inconscientes, délibérées ou subies, les motivations renvoient au collectif ce qui peut sembler le fruit d'un seul. À sortir de ses gonds, l'œuvre terminée ne nous appartient plus. Au spectateur, à l'auditeur, au lecteur, le dernier mot !
Cette petite réflexion explique à la fois ma musique et mes goûts artistiques. J'avais ainsi qualifié la musique d'Un drame musical instantané de "musique à propos". Les phrases et images suggestives que nous tirons au sort lors de mes sessions d'improvisation et qui tiennent lieu de partitions obéissent évidemment à cette loi. Il faut que cela déborde, sans pour autant qu'on ait besoin de le voir pour le savoir. C'est bien l'imperfection qui donne envie de continuer. La curiosité pour ce qui est caché, l'énigme, le mystère, a besoin de sollicitations pour s'en échapper. C'est une manière d'apprivoiser ce qui est extérieur à soi, car quoi qu'il en soit, cadré ou hors-champ, seul l'inconnu justifie qu'on s'accroche.
En ce qui me concerne, l'incomplétude narrative est la base de tout ce que je fabrique. J'irais jusqu'à prétendre "de tout ce que je vis", vois ou vivrai.

N.B.: Le photogramme avec Léon Larive, issu du film La vie est à nous que Jean Renoir tourna en 1936, servit de couverture à Trop d'adrénaline nuit, le premier disque d'Un drame musical instantané, enregistré en 1977 et sorti deux ans plus tard.