Le disque Shandar des Nuits à la Fondation Maeght a toujours été un de mes préférés d'Albert Ayler. Or paraît l'intégrale des deux concerts des 25 et 27 juillet 1970 en 5 vinyles ou 4 CD issue des archives de l'INA. L'Institut National de l'Audiovisuel recèle des milliers de trésors qu'il conserve jalousement et ne laisse hélas sortir que contre des sommes exorbitantes. C'est dire l'excitation de me saouler d'authentique free jazz, sans pause, juste le temps d'enchaîner les galettes sur la platine. Accompagné de sa compagne Mary Parks au soprano et chantant, du bassiste Steve Tintweiss, du batteur Allen Blairman et, pour le second concert encore plus extraordinaire, du pianiste Call Cobbs qui avait raté son avion, Albert Ayler livre une de ses dernières prestations, puisqu'il sera retrouvé noyé quatre mois plus tard dans l'Hudson River...


Ce coffret sorti chez Elemental Music est aussi indispensable que tous les disques du saxophoniste, y compris le luxueux coffre au trésor évoqué plus bas. Les improvisations, instrumentales (titrées ici Revelations et numérotées de 1 à 6) et vocales (Ayler et Parks me faisant penser à ce que Bernard Lubat développera plus tard), sont tout à fait surprenants. Le nouveau mixage privilégie le son d'ensemble. Le livret de 100 pages rassemble les témoignages de sa fille Desiree Ayler-Fellows, de l'historien Ben Young, des coproducteurs du coffret Zev Feldman et Jeff Federer, de Pascal Rozat de l'Ina, de Tintweiss et Blairman, de ceux qui l'ont écouté live (Sonny Rollins, Archie Shepp, Carlos Santana, Reggie Workman, Patty Waters, Annette Peacock) et ceux qui ont rêvé sur ses disques (Carla Bley, David Murray, John Zorn, Bill Laswell, Joe Lovano, Marc Ribot, Thurston Moore, James Brandon Lewis, Zoh Amba). J'ai raté de peu ces deux concerts, arrivant début août à Saint-Paul-de-Vence où j'assistai aux concerts de Sun Ra, Terry Riley et La Monte Young. Mais plutôt que d'en rajouter, je choisis de reproduire ci-dessous les différents articles que j'ai consacrés à Ayler depuis 2006.

MY NAME IS ALBERT AYLER
Article du 9 novembre 2006


My Name is Albert Ayler. C’est ainsi que le saxophoniste ténor le plus original de toute l’histoire du jazz se présente un soir à Sunny Murray et Gary Peacock. La nuit dernière, j’ai pu télécharger sur dimeadozen le passionnant portrait réalisé par le suédois Kasper Collin. Soixante dix neuf minutes d’entretiens, d’extraits vidéo, de photos de famille et les rares images muettes existantes d’Ayler. Sa voix est heureusement très présente grâce à des interviews réalisées entre 1963 et 1970. Son père Edward, son frère le trompettiste Don Ayler, le batteur Sunny Murray, le violoniste Michael Sampson, Bernard Stollman fondant le label ESP avec Spiritual Unity, ses ami(e)s, Mary Parks (Mary Maria) refusant d’apparaître à l’image pour conserver sa part de mystère, témoignent de la personnalité élégante et réservée du compositeur. On le voit jouer du ténor, chanter New Grass, mais il resterait à rénover la copie invisible des Nuits de la Fondation Maeght sorties seulement en CD, pour moi le plus extraordinaire témoignage du génie d’Albert Ayler. [...]
Le blues, son passage dans l’armée, sa culture, son inventivité, sa mystique égyptienne ont suscité une musique étonnante qui ne ressemble qu’à elle-même. Pourtant, les temps ont été difficiles, les musiciens pouvant rester quatre ou cinq jours sans rien manger. Coltrane envoya un peu d’argent lorsqu’Albert lui écrivit désespéré. Je suis touché de l’entendre se référer à Charles Ives, obligé de faire un autre travail pour continuer à écrire sa musique. La chanteuse Mary Maria, sa compagne d’alors, raconte qu’il pensait que sa mort pourrait représenter une solution pour sauver sa famille de la misère… Mais on ne sait rien. [Tintweiss en dit un peu plus dans le livret du coffret Revelations]. Le 5 novembre 1970, Albert Ayler quitte l’appartement de Mary Parks. Son corps sera retrouvé le 25 novembre, flottant dans l’East River. Il avait 34 ans.

LE SABRE ET LE GOUPILLON
Article du 9 mai 2010, contribution à un ouvrage collectif publié par Le Mot et le Reste.



Albert Ayler fait voler en éclats le sabre et le goupillon. Héritier de Charles Ives, le père de la musique contemporaine américaine qui marqua autant John Cage et John Adams que Frank Zappa et John Zorn, il intègre les fanfares à son jeu hirsute et révolté. Emprunt de spiritualité, il chante des hymnes à la vie plus profanes que fondamentalement religieux. Il y a mille manières d’assumer son passé lorsque l’on désire rompre avec lui. Recyclant ses expériences de l’église et de l’armée, Ayler sait apprivoiser le savoir et la sauvagerie. Les paradoxes qui animent sa puissance de feu pourraient ainsi le faire assimiler à un Luis Buñuel du saxophone ténor. En musique, rien ni personne ne lui ressemble, parce que nous sommes en face d’un art brut qui se joue de toutes les influences, séculaires ou tout bonnement quotidiennes. Il met l’urgence au programme de chacune de ses œuvres.
Le compositeur prêche avec tout son corps comme un convulsionnaire. La musique populaire noire est présente dans toutes ses phrases et son album de 1968, New Grass, dont la finalité discographique est explicite dès son Message from Albert, est une des clefs de son œuvre. Pourtant peu apprécié de la critique, ce dernier album insiste sur le rhythm and blues de la Great Black Music. Ce ne sera pas son dernier enregistrement… Albert Ayler continue de se produire et les préservateurs de mémoire immortalisent ses prestations uniques et irreproductibles.
1970 marque l’arrivée en France de l’Arkestra de Sun Ra, du piano de Cecil Taylor comme des « minimalistes » Steve Reich et La Monte Young. Ils sont tous programmés à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence grâce à Daniel Caux et se retrouveront sur le label Shandar de Chantal Darcy. Les 25 et 27 juillet, Ayler y explose. Les Nuits sont magiques. Quatre mois plus tard jour pour jour, on le repêche dans l’East River à New York. Entre temps ont disparu Alan Wilson du groupe Canned Heat, Jimi Hendrix et Janis Joplin ("suicides" auxquels Jean Saavedra ajoute ceux de Mark Rothko et Paul Celan la même année). C’est une hécatombe.
La Galerie Shandar n’existe plus. Le stock des disques périt noyé à la cave de la rue Mazarine [P.S.: dans la très bonne émission d'Alexandre Bazin du 12 mars 2023 sur France Musique, Autour du Label Shandar, Chantal Darcy dément cette histoire d'inondation]. Les mécènes tels Aimé and Marguerite Maeght se font rares. Les producteurs Bob Thiele et Daniel Caux ont rejoint la sainte famille des fantômes d’Albert pour un message universel où la musique est apte à soigner tous les maux de l’univers. La vérité est en marche. On pourrait faire des plans sur la comète pour imaginer ce que serait devenue la musique de cette nouvelle génération, admiratrice du soleil, en quête de toujours plus de liberté, mais les codas, biologiquement inéluctables, nous rappellent que la vie est courte, qu’il faut savoir vivre chaque jour comme si c’était le dernier, que le chant nous emporte. Albert Ayler touche à ce qu’il y a de plus précieux en l’homme, un sursaut de bon sens contre toutes les conventions, une transposition poétique du réel, la critique d’un monde qu’il faut changer, une suite de notes dont l’intégrité n’existe que dans l’instant, un cri dans la nuit des temps.

LE TRÉSOR D'ALBERT AYLER
Article du 15 avril 2011


Sept ans, l'âge de raison. C'est le temps qu'il m'aura fallu pour craquer. Depuis des mois, l'énorme coffret me faisait de l'œil dans la vitrine du Souffle Continu, le magasin de disques indépendant où l'on trouve tout ce qui sort de l'ordinaire. Le prix m'arrêtait, 90 euros. Pourtant, cela valait le coup : 9 CD d'enregistrements rares et inédits, un luxueux livret de 208 pages relié et illustré avec des textes d'Amiri Baraka, Val Wilmer, Marc Chaloin, Ben Young, Daniel Caux, etc., des facsimilés de programmes et de notes manuscrites, des photos, un dixième CD bonus du temps de son service militaire et même une fleur fanée ! Holy Ghost ressemble à une boîte de biscuits noire dans laquelle on aurait glissé des trésors de l'enfance. L'enfance de l'art. L'art brut. Le brut du décoffré. La magie absolue. L'essentiel. La bande de carton beige qui entoure l'objet annonce la couleur : "Coltrane était le père. Pharoah Sanders le fils. J'étais le Saint-Esprit." Albert Ayler est au free jazz ce que Jimi Hendrix est au rock, une apparition fulgurante, inimitable, l'énergie à l'état pur, la musique américaine, le lyrisme tordant le cou à la mélodie jusqu'à nous rendre ivres... La mort du saxophone ténor, retrouvé noyé dans l'East River en novembre 1970 à l'âge de 34 ans, restera une énigme.


[...] Si vous ne connaissez pas Albert Ayler, mieux vaut commencer par la réédition CD des Nuits de la Fondation Maeght. Mais si vous croyez avoir tout entendu, alors faites-vous plaisir, parce que l'objet sera forcément un jour épuisé, et alors vous regretterez amèrement de ne pas vous être saigné (je n'ai pas dit "signé", car je n'entends pour ma part dans ce sacrement que son aspect profane, les arcanes de l'inconscient tenant lieu de grâce). [On le trouve encore d'occasion à un prix "raisonnable"]

P.S. : aux côtés d'Ayler, par ordre d'apparition, Herbert Katz, Teuvo Suojärvi, Heikki Annala, Martti Äijänen, Cecil Taylor, Jimmy Lyons, Sunny Murray, Gary Peacock, Don Cherry, Burton Greene, Frank Smith, Steve Tintweiss, Rashied Ali, Donald Ayler, Michel Samson, Mutawef Shaheed, Ronald Shannon Jackson, Frank Wright, Beaver Harris, Bill Folwell, Milford Graves, Richard Davis, Pharoah Sanders, Chris Capers, Dave Burrell, Sirone, Roger Blank, Call Cobbs, Bernard Purdie, Mary Parks, Vivian Bostic, Sam Rivers, Richard Johnson, Ibrahim Wahen, Muhammad Ali, Allen Blairman. Les deux derniers CD sont consacrés à des interviews d'Albert Ayler avec Birger Jørgensen, Kiyoshi Koyama et Daniel Caux qui s'entretient également avec Don Cherry. [...]

ALBERT AYLER ENCADRÉ
Article du 16 juillet 2014


[...] Rencontres d'Arles. Surprise de découvrir de grands tirages d'Elliott Landy où je reconnais Ornette Coleman, Bob Dylan, Janis Joplin, Jim Morrison, Eric Clapton, Country Joe... Landy, photographe officiel du festival mythique, dédicace son livre Woodstock Vision, The Spirit of a Generation. Sur le mur s'affichent quantité de photographies prises essentiellement au Fillmore East de New York avec une pellicule infra-rouge, mais ce sont les deux grands portraits d'Albert Ayler, l'un au ténor, l'autre à la harpe (!) qui attirent mon attention à côté des nombreux clichés de Jimi Hendrix.
Les trentenaires me posent quantité de questions sur cette époque où nous pensions réinventer le monde, à coups de "Peace & Love" et d'une révolution qui fut essentiellement de mœurs. Si même le Nouvel Observateur titrait sur la société des loisirs la réaction fut plus puissante que nos espérances, violente, inique, cynique et destructrice. La libération sexuelle ne nous rendit pas plus heureux, mais elle facilitait les rapports. Notre romantisme juvénile permit à nombre d'entre nous de jouir toute notre vie d'une effervescence utopiste salutaire, mélange de résistance critique et de quotidien sybarite. Nous nous battions le plus souvent avec des fleurs. Celles et ceux qui ne désarmèrent jamais continuent de chevaucher la queue de la comète qui nous montrait le ciel avec les yeux de l'innocence. Nous n'en étions pas moins lucides, fuyant le formatage des ciboulots qui brise toute tentative d'indépendance et de solidarité.