Dès la fin des années 60 je mélangeais les sons électroniques à l'orchestre, qu'il soit acoustique ou électrique. Quel que soit mon domaine d'intervention j'ai cherché à marier la carpe et le lapin. À fuir la pureté j'ai adoré créer des saveurs inouïes, soufflant dans les cordes, râpant les cuivres, cognant les bois, crevant les peaux. En 1973 je découvris les possibilités mimétiques du synthétiseur avant de comprendre qu'il fallait filer ailleurs. En cuisine L'essentiel de Chartier est ma bible. En musique rien ne me comble plus que l'inattendu. La moindre tentative de marier les sons électroniques aux bruits naturels attire donc forcément mon attention.

J'ai par exemple hâte d'entendre les prochaines œuvres de mon camarade Sacha Gattino, revenu de Guyane avec 20 heures d'enregistrement dont il a méticuleusement tiré 2131 échantillons. Il les joue sur son aFrame, une sorte de tambourin permettant de traiter les sons avec une très grande flexibilité.


La publication par ECM de deux nouveaux albums idoines m'a suscité cette petite introduction. Le premier est un duo du contrebassiste américain Barre Phillips et de l'électronicien d'origine hongroise György Kurtag Jr. Comme eux, le compositeur d'origine russe et ukrainienne Evgueni Galperine vit en France. Il a composé le second album, jouant d'instruments électroniques et échantillonés, secondé par la chanteuse Maria Vasyukova, le trompettiste Serguei Nakariakov et le violoncelliste Sébastien Hurtaud. Dans un cas comme dans l'autre, l'électronique est une sorte d'augmentation de la réalité, les instruments virtuels permettant des modes de jeu et des timbres impossibles avec les instruments traditionnels.


À 87 ans Barre Phillips continue d'inventer sur sa basse, en pizz ou à l'archet. Depuis la mort de Richard Teitelbaum, György Kurtag Jr, que j'avais invité en 1992 sur l'album Opération Blow Up, est un des synthésistes dont je me sens le plus proche. J'aime ses sonorités qui frisent l'acoustique et la sobriété de ses gestes d'une efficacité absolue. Le côté "astiquez les cuivres" de la musique de danse m'a toujours rebuté. Aux claviers comme à la percussion numérique, György choisit ses timbres pour que l'alliage prenne. Les musiciens sont parmi les alchimistes les plus récompensés.

Ne faisant pas particulièrement attention aux musiques de film actuelles, je ne connaissais pas le travail d'Evgueni Galperine et de son frère Sacha. En écoutant Theory of Becoming (bande-annonce), j'ai pensé à la sublime monotonie de Michael Mantler et à la richesse de couleurs de Scott Walker, bien que son travail n'ait que peu de rapport avec les leurs. Sa musique prend son temps, envahissant tout l'espace et le spectre sonore, comme une échelle de Jacob. D'étranges rituels où le loup s'attache un masque d'homme rappellent des yeux grand fermés. La guerre est proche, mais les drames qu'elle engendre sont sublimés par l'imaginaire de l'artiste. La musique a le mérite de susciter plutôt que montrer. Elle évite ainsi la pornographie manipulatoire des actualités de 20 heures. Galperine figurent les champs de bataille quand il ne reste plus rien, plus personne. Et soudain un souffle de vie éclot sur les ruines encore fumantes...

→ Barre Phillips & György Kurtag Jr, Face à face, CD ECM / Universal Music
→ Evgueni Galperine, Theory of Becoming, CD ECM New Series / Universal Music, sortie le 7 octobre 2022