70 Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 6 octobre 2022

La place d'Annie Ernaux aux Nobels


En 1987-88, j'étais directeur musical des Éditions Ducaté, collection de cassettes audio, et avec Francis Gorgé et Michèle Buirette nous avions composé la musique qui accompagnait des extraits de La place "lus par l'auteur". J'en garde un très bon souvenir : Cour de récréation / L'histoire commence / Marche de la vie / Clarinette basse / Accordéon / Campagne / Dispute / Ville / La vie / Dureté / Arpèges / Finale, enregistrés le 11 septembre 1987.
Trente-cinq ans plus tard le prix Nobel de littérature 2022 est attribué à Annie Ernaux.
Le magnifique film Les années Super 8 réalisé avec son fils David Ernaux-Briot est toujours accessible gratuitement sur Arte.tv...

N.B.: À "la place" j'aurais pu m'enorgueillir d'avoir enregistré 2 CD avec Michel Houellebecq en 1996, Le sens du combat (livre de poésie qui recevrait le Prix de Flore) et surtout Établissement d'un ciel d'alternance que j'ai également produit et dont je suis extrêmement fier pour ses qualités poétiques et musicales, mais pour le Nobel ce sera pour une autre fois !

Sound of Metal interroge notre oreille


Étienne Brunet a raison. Passé plutôt inaperçu à sa sortie en salles, Sound of Metal est un film à voir absolument, et à entendre par tous les musiciens et non-musiciens qui s'intéressent au son. Je comprends l'intérêt de mon ami sujet à des acouphènes, mais qui d'entre nous n'a pas pensé qu'un jour il pourrait être confronté à la surdité ou à la cécité ? J'avais un peu abordé le sujet lors de ma seconde année d'études à l'Idhec en réalisant le court métrage L'objet perdu.
Le titre du film de Darius Marder qui avait déjà tourné The Place Beyond the Pines ne m'avait pas incité à le regarder. Sound of Metal laisse imaginer un biopic sur le heavy metal. En effet, si le batteur Ruben Stone, interprété magistralement par Riz Ahmed, est soudainement affecté de surdité, cela vient probablement du volume de la musique qu'il encaisse en tapant sur ses fûts et des amplis à côté de lui. On n'avertira jamais assez du danger les musiciens qui jouent à des puissances aussi déraisonnables qu'inutiles, et les auditeurs qui font hurler leurs casques. Le héros du film est un addict, un accro du son fort. La recherche d'énergie par le volume sonore est un leurre, fantasme entretenu par une sorte de mythe qui esquinte à la fois les oreilles et la musique. En constatant les épouvantables systèmes de sonorisation dans les concerts je me demande chaque fois si les artistes se rendent compte que la qualité de diffusion est pour au moins la moitié de l'effet produit par les œuvres.


Le film est épatant pour deux raisons. La première est technique, à l'écoute du travail extraordinaire de l'ingénieur du son Nicolas Becker qui a aussi participé à la musique composée avec Abraham Marder, frère du réalisateur. Becker réussit à nous faire vivre le calvaire du héros, obnubilé par retrouver son ouïe, quand les participants de la communauté qui l'accueille refuse de considérer la surdité comme un handicap et cherchent à vivre autrement, seconde raison de mon enthousiasme.
Je connaissais depuis longtemps Nicolas Becker en tant que bruiteur génial et pour sa collaboration avec le pianiste Benoît Delbecq et le batteur Steve Argüelles. Oscarisé pour le son sur Sound of Metal, il avait aussi travaillé sur Le pacte des loups, L'ordre et la morale, Cosmopolis, 9 mois ferme, Le chant du loup et beaucoup d'autres films, ou collaboré avec Philippe Parreno pour ses expositions.


Une fois n'est pas coutume, je reproduis ci-dessous un extrait de l'article de Philippe Guedj dans Le Point qui résume les méthodes employées par Nicolas Becker pour nous faire partager l'expérience du batteur Ruben Stone :
Becker explique quelques secrets de son travail sur Sound of Metal : sa documentation sur les conditions de la surdité, la perception du son sous l'eau ou encore son travail en collaboration avec le chef opérateur du film pour combiner au mieux le son et l'image afin de créer le point de vue de Ruben. Pour mieux faire comprendre la sensation de surdité à Darius Marder, Nicolas Becker lui proposa, entre autres, de le plonger pendant trente minutes dans le silence d'une chambre anéchoïque (salle aux parois absorbant les ondes sonores), lumières éteintes. Une expérience de pur silence dans l'obscurité particulièrement marquante et utile pour le réalisateur.
La recréation artificielle de la myriade de sons étouffés perçus par Ruben, provenant aussi bien du monde extérieur que de son propre corps, fut obtenue par la combinaison d'une dizaine de micros d'enregistrement pendant le tournage – un peu comme un chef opérateur utilise différents objectifs pour l'image. L'un de ces micros, explique Becker, était un modèle habituellement utilisé dans l'industrie pétrolière pour la prospection souterraine. Avec ce dispositif, l'ingénieur du son a pu obtenir divers traitements du son, du plus immersif et large au plus pointu et concentré. L'un des sons étranges entendu par Ruben (et donc nous), lors d'une scène où le batteur teste dans un centre médical sa déperdition d'audition, casque sur les oreilles, fut notamment créé en faisant enregistrer à Riz Ahmed des dialogues sous l'eau avec un micro dans la bouche.
Accumulant une banque de sons d'environ deux heures, dont plusieurs enregistrements de Riz Ahmed effectuant de simples mouvements du visage, Nicolas Becker alla encore plus loin dans l'expérimentation pour bâtir le son effrayant de l'implant cochléaire défectueux que porte Ruben à un certain point du film. Là encore basées sur de nombreuses recherches, ses créations sonores combinèrent différents logiciels de montage son pour aboutir à « un son Frankenstein » particulièrement surréaliste et déroutant pour le spectateur.

→ Darius Marder, Sound of Metal, DVD / BluRay Sony Pictures