70 avril 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 28 avril 2023

Radio Drame


Numériser l'ensemble de mes archives est un exploit surhumain, pas seulement pour des questions de temps, mais aussi parce que les bandes quart de piste ou deux pistes ainsi que les cassettes se désagrègent chimiquement quand ce ne sont pas les machines qui font défaut. Les DAT et les premiers CD-R sont également fragiles. Seuls les vinyles et le papier résistent à l'épreuve du temps. Il est souvent trop tard, les bandes déposant une bouillasse sur les têtes du Revox qui m'obligent à les nettoyer dix fois à l'alcool pour une seule bobine. Une cassette a déposé des particules métalliques que je dois souffler pour ne pas esquinter la platine toute neuve. Comme je demandais au gérant de Scoop comment font les autres propriétaires de bandes, il me répondit : "ils meurent". Entendre que les praticiens des années 70 disparaissant au fur et à mesure, leurs descendants jettent les bandes que plus aucun magnéto ne peut lire, à moins qu'ils soient conscients de l'importance de leur héritage. Le patrimoine, aussi gigantesque soit-il, disparaît à une vitesse V. Le trou noir dans l'histoire de l'humanité se profile.

[Le 8 décembre 2010 j'avais écrit avoir] ajouté "Émissions de radio" à la collection des albums inédits du nouveau site drame.org. [Depuis, ce sont 30 heures d'entretiens, extraits musicaux, reportages in situ, pièces inédites qui complètent les 154 heures de musique offertes à l'écoute et au téléchargement gratuit sous format mp3]. De 1979 à [2021] ma voix est devenue plus grave alors que mes préoccupations l'ont toujours été. Celles de Francis Gorgé et Bernard Vitet se joignent à la mienne pour expliquer le travail d'Un Drame Musical Instantané et défendre nos idées que ce soit sur la musique ou la vie en général, avec humour, provocation et la rage de vivre. J'ai coupé une séquence de 1995 qui risquait d'être comprise de travers ; j'y répondais qu'Internet ne serait pas une révolution pour tout le monde, que rien ne changerait fondamentalement, parce que chaque jour 30000 enfants continueraient de mourir de malnutrition, parce que le Capital fait feu de tout bois. Comme toute révolution, il s'agit de revenir là où l'on est déjà passé et cela profite généralement à une seule classe.

Redécouvrant ces enregistrements jamais réécoutés depuis, je suis fasciné par nos propos qui révèlent explicitement le "discours de la méthode" qui a toujours marqué mon travail et dont ce Blog est une des manifestations actuelles. Dans la première plaquette du Drame nous citions Eisenstein : "il ne s'agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Je ne peux rêver mieux pour exprimer pourquoi la mise en ligne d'un corpus aussi copieux s'inscrit dans ma démarche. Passé le nombre et la diversité des œuvres, m'intéressent l'art et la manière, et, plus encore, les motivations qui m'auront fait agir.

Même si le Drame renaît de ses cendres avec de nouvelles œuvres présentes et à venir en duo avec Francis Gorgé, depuis vingt ans les émissions de radio se sont évidemment focalisées sur mon travail personnel. Certaines en dressent un portrait fidèle comme Couleurs du Monde de Françoise Degeorges (63 minutes, 2021), Tapage nocturne de Bruno Letort (31 minutes, 2019), Radio Panik avec Nico Bogaerts (4 heures, 2020)... L'ensemble de 30 heures au total représente une sorte de making of de plus d'un demi-siècle d'activités. J'y ai aussi ajouté 2h30 de messages (1977-1989), drôles ou bouleversants, avec l'album Brut de répondeur.

jeudi 27 avril 2023

Maria Mater Meretrix


En bon amateur obsessionnel (je n'ai pas écrit obsessionnel amateur) je possède quelques intégrales, que ce soit en matière de cinéma, de musique ou de littérature. Je n'évoquerai pas aujourd'hui les milliers de films qui peuplent mon environnement audiovisuel, ni les étagères qui ploient sous les livres, mais quelques compositeurs et interprètes dont je traque le moindre disque. Me viennent ainsi à l'esprit Frank Zappa, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Albert Ayler, Roland Kirk, Archie Shepp, Steve Reich, Michael Mantler, Edgard Varèse, Charles Ives, Conlon Nancarrow, le Kronos Quartet, le Balanescu String Quartet ou Barbara Hannigan... Depuis quelques temps je me suis ainsi entiché de la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Les amis qui connaissent mon histoire intime comprendront que je n'ai de ressentiment pour aucun/e Moldave ! J'avais chroniqué son remarquable Pierrot Lunaire qu'elle chante elle-même dans un style caf'conc' proche de l'original schönbergien et son Monde selon George Antheil, mais j'aurais aussi bien pu me répandre en louanges sur ses disques What's Next Vivaldi?, Death and The Maiden, Take Two sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans, Plaisirs illuminés, Time and Eternity, ses duos avec Fazil Say ou avec Sol Gabetta, etc. En dehors de sa virtuosité lyrique, Patkop (surnom plus facile à prononcer) a la particularité de donner des coups de pied dans la fourmilière de la musique classique en y intercalant des compositions contemporaines. Ce méli-mélo a l'immense avantage de montrer que la musique est sans âge et de permettre à quelques récalcitrants de vivre les aventures de la musique actuelle.


Pour le nouveau CD Maria Mater Meretrix, Patkop s'est associée à son amie, la soprano autrichienne Anna Prohaska, petite-fille du chef d'orchestre viennois Felix Prohaska, et au Camerata de Berne, ensemble de musique de chambre partenaire régulier de la violoniste depuis 2018. J'ai toujours adoré les musiciens et musiciennes qui ruent dans les brancards comme Glenn Gould ou Leonard Bernstein, fustigeant les gardiens du temple classique. On démarre gentiment avec Gustav Holst avant que les percussions de Walther von der Vogelweide entrent en scène, relevés par George Crumb suivi de Guillaume Dufay, Frank Martin, Tomás Luis de Victoria, György Kurtág, Antonio Loti, Lili Boulanger, Patkop elle-même, Hildegarde von Bingen, Haydn, Eisler, Antonio Caldera... Les enchaînements dépotent s'ils ne vous défrisent, les chants grégoriens frayent avec l'expressionnisme, le sacré avec le profane, la tendresse avec le grandiose. Maria Mater Meretrix célèbre dix siècles de musique autour de la figure de la femme, Marie, sainte, mère et putain (traduction du titre de l'album), et les deux musiciennes s'en donnent à cœur joie et n'y vont pas de main morte. Le Maria-Tryptichon de Frank Martin et les Kafka-Fragmente de Kurtág sont disséminés dans ce programme où l'assemblage tient du montage cinématographique tant la dialectique y est maîtresse. Chaque disque de Patkop me réveille.

→ Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja et le Camerata Bern, Maria Mater Meretrix, CD Alpha, 19€

mercredi 26 avril 2023

Un enfant voit un film


Le livre d'Aimé Agnel que m'offre une amie psychanalyste tombe à point nommé. Depuis quelques temps je me souviens de passages oubliés de mon enfance. Ce n'est pas innocent. J'essaie de comprendre ce que je suis devenu en me remémorant ce que je fus, et donc ce que j'ai toujours été. Car tout a commencé à l'âge des premières découvertes. Confronté à nos propres réactions dans diverses situations nous nous conformons de manière à les vivre, entendre qu'il est vital de trouver sa place dans un monde qui n'est pas toujours fait pour soi. Dans Un enfant voit un film Aimé Agnel n'analyse point, il se revit découvrant le cinéma lors de projections d'antan. Or les films qui l'ont marqué mettent presque tous en scène des enfants. Cette réflexion n'a rien d'étonnant, elle coule de source. Que l'enfant soit dans la salle ou sur l'écran, ces réminiscences vont construire l'homme à grandir. Comme jadis Aimé Agnel m'y aida dans ses cours sur le son à l'Idhec où je venais de rentrer à 18 ans, pas encore vraiment sorti de l'enfance. Il y était question d'écoute. D'apprendre à voir aussi. Avec tous ses sens. Quelques années plus tard, je lui succédai lorsqu'il se consacra à la psychanalyse. En janvier dernier j'avais déjà chroniqué son livre Sur quelques films vraiment sonores. Je suis encore plus sensible à ce nouvel opus, petit fascicule de 96 pages qui commence par une suite de photogrammes auxquels le grain du papier donne une impression de souvenirs nimbés de rêves. Le Chien des Baskerville. Le Père tranquille. Capitaines courageux. L’Extravagant Mr. Ruggles. Les Disparus de Saint-Agil. Le Voleur de bicyclette. Goodbye, Mr. Chips. Morocco. Sylvie et le fantôme. Les Verts Pâturages. Un grand amour de Beethoven. Les Aventures de Robin des Bois. La Chevauchée fantastique. Le Sergent York. Le Signe de Zorro. Tarzan, l’homme singe. Jour de fête.


Parmi ces films je reconnais certains qui m'ont marqué à mon tour, enfant. Des personnages auxquels m'identifier. Comme les Chiche-capons des Disparus de Saint-Agil, le majordome de L’Extravagant Mr. Ruggles, John Wayne dans La chevauchée fantastique, Gary Cooper dans Le Sergent York, et évidemment Robin des Bois. Il n'y avait pas que les films. Je me souviens des manteaux pliés sous mes fesses pour me réhausser sur mon fauteuil à bascule, des entr'actes avec "demandez bonbons, esquimaux, chocolats" où il fallait galoper pour ne pas rater le début du film après les actualités et le court métrage, du préau de l'école où j'ai vu Grand-père Miracle (Starik Khottabych) une fantaisie soviétique de 1956 réalisée par Gennadi Kazansky, de vieux comédiens qui faisaient la manche avec des enveloppes surprises de La Roue Tourne pour leurs maisons de retraite... Ce qui est formidable dans l'approche d'Aimé Agnel, c'est justement qu'il raconte son point de vue à hauteur d'enfant, les émotions que les films lui procurent alors, les larmes, les rires, la peur, la complicité, l'empathie, le désir, la justice, l'humour... Que ce soit dans la vie ou projeté sur l'écran l'enfant cherche à s'identifier. C'est le propre du cinéma. Il y est plus souvent question de reconnaître que connaître. Dans ses moments les plus magiques le jeune spectateur apprend à s'émanciper. Seul au milieu du public et dans la lumière de la salle obscure.

→ Aimé Agnel, Un enfant voit un film, Éditions de l'œil, 20€

mardi 25 avril 2023

Bon son de bon sens


Relisant mon article du 25 novembre 2010 sur l'absence de perspective sonore dans notre univers quotidien, j'y ai trouvé un autre écho dans la sonorisation des concerts amplifiés. Je ne comprends pas que des musiciens acceptent de jouer dans des conditions souvent déplorables. La question ne se pose pas pour les orchestres acoustiques, encore qu'on ne programme pas un ensemble de percussions ou un groupe de rap dans une église et que les théâtres devraient être choisis en rapport avec le style de musique, et réciproquement. Mais combien d'ensembles de rock, de jazz, de recherches expérimentales sont saccagés par un mauvais matériel de diffusion ! Lorsque nous tournions avec Un Drame Musical Instantané nous voyagions avec notre propre sono que nous placions derrière nous, en fond de scène, pour contrôler la qualité de restitution de nos timbres. Le système de diffusion représente un élément capital pour que le public saisisse au mieux les intentions des artistes. Par exemple, écouter un big band ou même une chanteuse sous un chapiteau de cirque non traité (non réfléchi) est pour moi un supplice. Les sons criards, la réverbération, le niveau sonore exagéré gâchent trop souvent les concerts. La balance peut éventuellement s'ajuster tardivement, mais la fidélité sonore doit être testée en amont. J'utilisais en général un son de piano pour régler cela. La place des haut-parleurs est également fondamentale. Saut dispositif particulier, les sons doivent provenir des instruments, pas des cintres comme s'ils étaient envoyés par une puissance supérieure. Le confort d'écoute est aussi déterminant pour les musiciens que pour le public.

[...] Discutant avec Sacha Gattino, je suggérai de monter une agence de conseil en design sonore, généraliste. Entendre par là qu'il existe un potentiel considérable en ce domaine, tant d'entreprises produisant du son sans s'interroger sur une amélioration possible des conditions de travail, de consommation ou de création. Il y aurait tellement de lieux d'intervention qu'une armée de designers aurait de quoi travailler jusqu'à ce que mort s'en suive. Il ne s'agirait pas forcément d'intervenir matériellement, mais dans un premier temps de se pencher sur la question, occultée, méconnue, inexistante, alors que toute production sonore mériterait de la poser. Si le bon sens du système D ne suffit pas, des frais supplémentaires pourraient donner de l'ouvrage à maints corps de métier en rendant la vie franchement plus supportable, voire agréable à tous les usagers.
Neuf productions artistiques sur dix pâtissent d'avoir escamoté la question. Je souffre au cinéma où les dialogues, les bruitages utiles et le sirop musical illustratif envahissent l'espace sonore, au théâtre dont les haut-parleurs diffusent parfois une ambiance artificielle où l'on entend plus le matériel que ce qui est diffusé, dans les lieux publics où le vacarme urbain n'a rien à envier aux ambiances musicales censées couvrir le bruit des voix et aux décibels des magasins pour jeunes, je souffre dans la ville où rien n'est pensé pour les oreilles à de très rares exceptions près, je souffre que tout le monde s'en fiche pour avoir culturellement assimilé le son comme la cinquième roue du carrosse, un truc genre post-prod dans le meilleur des cas... La fréquence, le rythme, la couleur, l'harmonie, le renforcement d'un caractère, la douceur d'une détente, l'appel, l'alarme, l'illusion sonore pourraient changer nos vies.
Rêvons d'avoir à jouer le rôle de sound doctor comme il existe de plus en plus de script doctors. Et comme le rappelait Sacha, commençons par le silence.

Illustration : Moiré, œuvre interactive de Frédéric Durieu que je mis en musique (1997-2001)

lundi 24 avril 2023

La peur tue le désir


Amusant de retrouver cet article du 22 décembre 2010, plus d'actualité que jamais treize ans plus tard, à une époque où beaucoup se cherchent, entre le polyamour et l'asexualité, ou simplement poursuivant le désir romantique de trouver la compagnon ou la compagne de ses rêves. Et les années n'arrangent rien lorsque l'on refuse de laisser cicatriser ses plaies...

La psychothérapeute jungienne de M. lui tend un petit caillou sur lequel est inscrit le mot "PEUR" et lui demande de le retourner. Sur l'autre face M. lit "DÉSIR".
La peur tue le désir, pas seulement celui qu'inspirerait l'avenir, mais aussi celui de l'instant présent. Par peur de ce qui pourrait advenir mais dont on ignore tout, alors que l'on vit dans la frustration et l'insatisfaction, l'on s'empêcherait de vivre autre chose demain, et aujourd'hui la chose, ça ! Quoi ça, ? Hé bien ça, comme chantaient Jacqueline Maillan et Bourvil pastichant Je t'aime, mon non plus de Serge Gainsbourg.

Cette même peur fait voter les citoyens pour leurs bourreaux. Ils préfèrent perpétuer une souffrance qu'ils connaissent à une éventualité dont ils ignorent tout, mais dont ils craignent qu'elle soit encore plus douloureuse. L'analogie avec le champ politique se poursuit...

C'est ainsi que nombreux jeunes adultes sombrent dans l'abstinence sans prendre la mesure de la situation. Autrefois il était courant d'entendre des quadragénaires, particulièrement des femmes, revendiquer ce renoncement. Ces déçu/e/s de la vie étaient souvent des personnes mariées trop tôt ou avec peu d'expériences sexuelles avant la fondation du modèle social du couple. Il est certain que dégagé des tourments du sexe et de l'amour (la confusion peut exceptionnellement sembler ici pertinente) leur vie s'en trouvera simplifiée, mais à quel prix ? Il est si triste de rencontrer des individus qui n'ont d'appétit ni pour manger ni pour faire des galipettes. Cela va souvent de paire. De fesses ou d'yeux. Sans compère ce con perd.
On pourrait évoquer bien d'autres causes pour justifier la perte de la libido. La société de consommation n'arrange pas l'affaire. Combien d'enfants parmi la classe bourgeoise expriment leur "besoin de rien" au moment des cadeaux de Noël ? Ce qui peut paraître sain dans une optique de décroissance s'avère relativement inquiétant si le désir s'efface devant un flou qui n'a rien d'artistique. Les représentations de la sexualité qui s'étalent dans les grandes vitrines ou la petite lucarne formatant le désir participent aussi à la destruction. Les petits couples attendrissants parfois distillent des parfums de mort. Il faut du courage pour combattre l'opulence et le formatage. Savoir ce que l'on veut, ne pas craindre de revoir son système de repères, remettre son titre en jeu, partager ses rêves, sont des conditions sine qua non pour s'accrocher au vecteur qui tend vers le bonheur. Le passage à l'acte exige de combattre sa peur pour que renaisse le désir.

vendredi 21 avril 2023

L'orchestre de la Troisième Oreille


Du Macbeth de Roman Polanski je ne me souviens que de la forêt qui s'avance et de la musique de Third Ear Band, d'ailleurs pas en situation, mais seulement le disque qu'un copain m'avait prêté en 1972 [et que j'ai acquis suite à cet article du 11 novembre 2010]. La mélodie que ma mémoire associait à une voix d'enfant m'a probablement autant marqué que celle du Petit Chevalier dans Desertshore de Nico ou Quiet Dawn avec Waheeda Massey dans Attica Blues d'Archie Shepp. Mais Fleance (chanté par le jeune comédien Keith Chegwin) est certainement ce qui me trottait inconsciemment dans la tête lorsque j'écrivis avec Bernard Vitet le prélude de ¡ Vivan las utopias ! pour ma fille Elsa dans la compilation Buenaventura Durruti du label nato.


À la réécoute de la partition sonore rééditée en CD je m'aperçois que l'orchestre de la Troisième Oreille eut une influence considérable sur mon travail. Mélange de musique médiévale ou modale, de rock électrique, de free jazz et de bruitages, à la fois très composée et parfaitement improvisée, leur musique ne ressemble à rien, si ce n'est aux réminiscences que d'autres développeront dans les [cinquante] années qui suivront. Les grincements d'archet de Simon House, les chocs distordus de la guitare électrique de Denim Bridges, le violoncelle et la basse de Paul Buckmaster répondent aux ragas et aux drones d'influence indienne de Glen Sweeney, le hautbois et le flageolet de Paul Minns se mêlent aux sons électroniques du VCS3, pour construire une sorte de free folk extrêmement lyrique, emprunt de magie noire et de tragédie shakespearienne.
Pendant que j'y étais, autant commander en même temps les deux premiers albums, Alchemy (1969) et Elements (1970) qui précédèrent Macbeth. Moins "Dramatiques" au sens théâtral du terme, ils confirment que l'improvisation n'est pas un genre, mais qu'il s'agit essentiellement de réduire le temps entre la composition et l'interprétation. Je me laisse porter par les paysages sonores que Third Ear Band dresse, privilégiant les plans d'ensemble et les effets de groupe à la virtuosité bavarde des solistes, construisant des évocations sonores qui m'entraînent loin de nos côtes.

jeudi 20 avril 2023

Nos années télé


En ouvrant le coffret de 3 DVD de Nos années télé [publié en 2010] par les éditions Montparnasse j'espérais que la madeleine de Proust ressusciterait des souvenirs intimes au delà des archives offertes à tous. La télévision ayant à peu près mon âge, ses 30 premières années correspondent à mon enfance (DVD1 : 1950-1960, Le temps des pionniers), à mon adolescence (DVD2 : 1960-1970, La télévision fait sa révolution) et à ma désertion du petit écran (DVD3 : 1970-1980, La couleur, les jeux, les feuilletons...). Le Nos du titre vise bien la nostalgie des uns ou simplement la mémoire des autres. Même si la première image est celle de Pierre Desgraupes, producteur avec qui j'ai travaillé comme compositeur de musique dans les années 70 avec mon amie la monteuse Brigitte Dornès, mes parents n'avaient pas la télévision à ses débuts, aussi je découvre certaines images mythiques d'une actualité que nous ne pouvions regarder qu'au cinéma avant le court métrage et le grand film. Mon père avait joué le rôle de candidat bidon pour les débuts du jeu L'homme du XXe siècle animé par Pierre Sabbagh ; l'émission n'y figure pas, mais on ne peut tout mettre dans 9 heures de programme qui tiennent plus du menu dégustation que de l'encyclopédie.


Cinq colonnes à la une, La piste aux étoiles, Discorama, La caméra explore le temps, Âge tendre et têtes de bois, Le palmarès des chansons, Le Petit Conservatoire de la chanson, Au théâtre ce soir, Dim Dam Dom, Les femmes aussi, Les dossiers de l'écran, Les coulisses de l'exploit, Intervilles, Monsieur Cinéma, La caméra invisible, Le mot le plus long et bien d'autres me rappellent les soirées en famille à une époque où l'unique chaîne permettait à tous de tout voir et de découvrir des mondes que nous nous serions interdits sans cela. La seconde chaîne n'y changera pas grand chose. Aujourd'hui les chaînes spécialisées cantonnent les téléspectateurs dans des ghettos communautaires. La France regardait aussi bien Les Shadoks que Lecture pour tous, Thierry le Fronde et le catch, les grandes dramatiques et les variétés, Les cinq dernières minutes et le Journal Télévisé... Je regrette que le nom des réalisateurs et le générique de chaque extrait ne soient pas reproduits sur le livret qui n'apporte pas grand chose (même grand format que le coffret Salut les copains, adapté aux cadeaux de fin d'année). Au delà de la sélection un peu trop people et des éternelles débilités (la plus belle télé du monde ne peut donner que ce qu'elle a), si l'éventail ne permet que de picorer, les génériques et les voix de toutes ces émissions raviveront les souvenirs enfouis de toutes les générations qui furent hypnotisées par la petite lucarne. Les plus jeunes pourront se plonger dans cet univers préhistorique avec le même intérêt que nous pouvons porter à l'Histoire pour comprendre comment nous en sommes arrivés là.
Dans une époque où nous fabriquons essentiellement des produits Kleenex, conçus pour se dégrader suivant un cynique plan marketing, où les œuvres disparaissent au gré du renouvellement des supports, les documents exhumés prennent une valeur inestimable. Les lettres autographes des grands personnages sont souvent des témoignages précieux sur leur œuvre, les tableaux originaux qui hantent les musées diffusent une émotion infalsifiable, les improvisations sur piano mécanique enregistrées par Saint-Saëns ou Mahler sont bouleversantes, nos bibliothèques recèlent des trésors qui ont traversé les siècles... Les archives du medium devenu le maître à penser ou la machine à décerveler de la seconde moitié du XXe siècle, détrôné(e) récemment par Internet, sont une mine d'or où nous irons piocher les pépites cathodiques qui raviveront nos émotions passées et rehausseront notre esprit critique.

Article du 8 novembre 2010

mercredi 19 avril 2023

Il était une fois la fête foraine


Sans le courrier de Vincent Dujardin, forain de l'eau, qui cherchait désespérément le CD épuisé de Il était une fois la fête foraine (Auvidis Tempo A 6217 passé au pilon lors du rachat par Naïve), je n'aurais pas exhumé l'album que j'avais réalisé en complément du catalogue de l'exposition présentée en 1995-96 à la Grande Halle de La Villette et dont Raymond Sarti avait imaginé la scénographie. Cet énorme chantier nous occupa des mois avec une équipe dévouée, redoutablement efficace. Reconstituer une fête foraine dans la Grande Halle avec des objets patrimoniaux fut un pari réussi.
J'y participai comme concepteur de tout l'environnement sonore, soixante-dix sources différentes tournant en boucles sur plusieurs centaines de haut-parleurs, et en cosignai avec Bernard Vitet la composition musicale. Je fabriquai les ambiances et les effets ponctuels, commandai les dialogues cinglants à l'écrivain Alain Monvoisin, dirigeai les comédiens, rassemblai les chansons avec l'aide de Serge Hureau et Martin Pénet, élargissai la fête en créant des hors-champs chevalins au delà des palissades qui nous entouraient, etc. Comme aucune boucle n'avait la même durée la reconstitution sonore évoluait tout le temps, faisant vivre le lieu livré aux visiteurs qui oubliaient le côté compassé de l'espace muséographique à tel point que les enfants osaient hurler comme à la foire. Désacralisation qui ne manquerait pas d'en choquer certains, mais qui montrait que les musées pourraient peut-être se penser autrement. Le sujet s'y prêtait. Un badaud vomissait dans un coin sombre à la sortie du pousse-pousse, des gamins nous appelaient depuis le sommet de la plus petite grande roue du monde, plus loin à trente mètres de haut l'avancée dans le vide était accompagnée de remarques idiotes qui semaient l'effroi, et les manèges tournaient, ils tournaient, et les orgues se déclenchaient automatiquement, et les bonimenteurs nous étourdissaient... J'aurais été déçu si le public n'était pas ressorti de là avec une tête grosse comme ça !


Représenter l'expérience de la visite est impossible. En plus du labyrinthe imaginé par Raymond Sarti (son site est plein de croquis et de photos), il manque déjà les lumières de Marie-Christine Soma. Rien ne remplacera jamais l'aventure vécue, même Je l'ai perdue, sublime texte de Jean Cocteau dit par Jean Marais qui clôt le CD. J'ai filmé les préparatifs et j'ai filmé le dernier jour au terme des quatre mois de représentations, mais je n'ai encore jamais rien monté. De nombreuses émissions télévisées ont eu lieu depuis l'expo dont un Apostrophes. Pour le disque, j'ai mixé nos ambiances, textes et musiques en les alternant avec quelques sublimes documents d'archives. Sur la cinquantaine de chansons diffusées dehors, à l'entrée et tout autour de la Halle, j'avais d'abord choisi Encore un tour de chevaux de bois par Nane Cholet en 1935, nimbé d'ivresse et de fumée, où ce lieu de transgression renvoie l'image de notre monde à l'envers. La fille au manège par Renée Lebas en 1944 nous emporte sur des licornes et des Pégase, toujours plus vertigineux. Pour remplacer les monuments de l'exposition qui jouaient leur musique sur carton perforé, nous avions sélectionné trois orgues, un Gasparini, un Limonaire et un Ruth que nous étions allés enregistrer à Lyon et en Suisse avec Silvio Soave. Bernard et moi avions composé de faux ragtimes que faisait sonner le piano mécanique du cinéma forain, l'année de son centenaire !
Les musiques du pousse-pousse, sorte de boîte à musique géante, celles des manèges de petites voitures et de chevaux, se mêlaient aux crémaillères des attractions mécaniques, aux feulements des fauves et aux boniments des comédiens. J'avais réuni une sacrée distribution : Michael Lonsdale au Pavillon des Curiosités, dernière présentation intégrale des cires anatomiques du Cabinet Spitzner avant leur dispersion, Luis Rego pour la Parade des lutteurs, l'équilibriste verbal Jean-Marie Maddedu et l'authentique foraine Menica Brunet-Fabulet aux jeux de massacre, le gourmand Laurent Jouin jouant le confiseur Dédé, le duo chamailleur de Michel Berto et Daniel Laloux, l'incisive Dominique Fonfrède, et toute l'équipe avait prêté sa voix. Benoît Weber était le zélé régisseur de cet incroyable échafaudage sonore. J'avais illustré le livret avec les esquisses de Raymond Sarti qui a toujours su nous faire rêver avant que les maquettes ne se déploient magiquement sous leur taille réelle.

Ce projet était tombé à point nommé comme je rentrai du siège de Sarajevo. J'avais besoin de me changer les idées avec un train fantôme qui ne soit que d'illusion. L'enthousiasme du commissaire Zeev Gourarier nous entraîna pendant l'année que je passai à construire cet incroyable univers "Cagien" à partir d'éléments populaires. Suite au succès remporté, Pierre Lavoie me commanda la musique du CD-Rom Au cirque avec Seurat (notez l'association d'idées forain-cirque, elle est parfois bénéfique !) qui allait inaugurer une séquence de ma vie qui durera dix ans au service du multimédia. Plus tard, toute l'équipe de Il était une fois la fête foraine partit au Japon réitérer ses facéties pour The Extraordinary Museum à Kumamoto et Euro Fantasia au Nagoya Dome. La dernière collaboration qui nous rassembla avec Zeev et Raymond fut l'exposition Jours de cirque en 2003 au Grimaldi Forum à Monaco, mais ça c'est une autre histoire.

Article du 2 novembre 2010 (liens ajoutés ou actualisés)

mardi 18 avril 2023

Tintin


Enfant, je suivais mes héros en feuilleton, une double page après l'autre, dans le journal Tintin. Nous étions tenus en haleine, comme aujourd'hui les gosses avec leurs séries télévisées. Enfin, pas que les gosses ! Mes préférés étaient Blake et Mortimer, mais j'aimais aussi les personnages de Hergé, et aussi Chick Bill. Je m'étais fait offrir les albums des histoires que je voulais relire souvent. Plus tard, longtemps après la mort de Hergé, j'ai acquis leurs aventures complètes pour les jours de pluie en Bretagne. Alors j'ai fait cadeau de toute ma collection d'hebdos à un ami, sans en connaître la valeur, je ne sais combien de paquets ficelés [et le copain a disparu avec son break chargé à bloc !]... Je ne lisais pas Spirou, mais c'est tout de même un original de Gaston Lagaffe dessiné par Franquin, époque Idées noires, qui est accroché dans le studio ! [Franquin nous avait envoyé un magnifique dessin de circonstance pour décliner notre invitation à faire la pochette d'un disque du Drame, la grande classe !]
Mon père avait reçu en service de presse quatre 33 tours 30 cm de Tintin, Les cigares du pharaon, Le lotus bleu, Objectif Lune et On a marché sur la lune, ainsi que, définitivement mes préférés, La Marque Jaune et Le secret de la Pyramide d'après E.P. Jacobs. "Minuit sonne dans le ciel d'Angleterre tout alourdi de pluie. Au bord de la Tamise sur le fond du ciel sombre, la Tour de Londres découpe sa dure silhouette médiévale. À l'abri de ses murs crénelés une ronde du Royal Fusiliers inspecte les sentinelles qui montent la garde autour de Wakefield Tower. Wakefield Tower, la tour où sont gardés les bijoux de la Couronne. Soudain...". Comme Elsa connaîtrait par cœur les dialogues et les chansons des Demoiselles de Rochefort, je finis par me souvenir à jamais du texte de ce disque, Grand Prix de l'Académie Charles Cros [Grand Prix qu'Elsa recevra à son tour pour le CD Comme c'est étrange ! de Söta Sälta]. J'imagine que l'évocation radiophonique eut une influence considérable sur mes compositions musicales. J'ai tellement écouté les aventures sonores de Buffalo Bill, Le courrier de Denver City, que le 25 cm est complètement usé. La présentation de William Cody par lui-même apparaissait comme un modèle au petit garçon de cinq ans que j'étais, j'ignorais alors le tueur de bisons qui avait participé en cela à l'anéantissement des nations indiennes. Des Pieds Nickelés à Bibi Fricotin, les héros de bande dessinée auxquels je m'identifiais ouvraient un champ imaginaire plus large que les acteurs de cinéma. En enlevant des paramètres à la réalité on aborde des rivages poétiques par ailleurs inaccessibles.

Article du 30 septembre 2010

lundi 17 avril 2023

Les bons contes font les bons amis


S'il est plus encourageant d'être que d'avoir été, il est tout de même rudement agréable de voir aujourd'hui chroniquer des disques enregistrés il y a quarante ans comme s'ils étaient d'actualité. C'est ce qui arrive ce matin avec l'article de Franpi Barriaux, sur l'indispensable site Citizen Jazz, à propos de l'édition en CD de l'album Les bons contes font les bons amis du groupe Un Drame Musical Instantané que nous dirigions alors à trois avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Le label autrichien Klang Galerie avait déjà publié les versions CD des autres vinyles du Drame, à savoir Rideau ! (déjà épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il restait celui-ci (enregistré en public), puisque GRRR avait déjà sorti le premier, Trop d'adrénaline nuit. Walter Robotka puisera dorénavant dans les inédits, comme il l'avait fait avec Rendez-vous, mon duo avec Hélène Sage. À noter que ces rééditions (donc chaque fois la première en CD) sont toutes agrémentées de bonus inédits, ici une seconde version de Ne pas être admiré, être cru, le lendemain de la création, qui permet d'appréhender la liberté d'interprétation des quinze musiciens de ce "grand orchestre" face à ce qui était fixé dans la partition.

Un Drame Musical Instantané
Les Bons Contes font les bons amis

par Franpi Barriaux // Publié le 16 avril 2023

Les ressorties épisodiques des disques des années 80 d’Un Drame Musical Instantané (UDMI) par le label autrichien Klang Galerie nous ont habitués à renouer avec l’inventivité et le sens de la narration de Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé. Souvent théâtralisée, la musique d’UDMI appelle l’histoire, presque de manière opératique, à l’instar de Rideau ! ou de Carnage, que nous avions évoqués. Paradoxalement, alors que le titre en est Les Bons Contes font les bons amis, ce disque de 1983 est sans doute moins linéaire que d’autres. Un film choral, ou une multiplication de saynètes… L’occasion surtout de réunir sur scène, à Montreuil, une belle brochette de compagnons de route du trio, du violoncelle de Didier Petit aux anches de Jean Querlier.

C’est la profusion qui surprend ici. Le nombre de musiciens présents, qui peuvent être jusqu’à quinze sur scène à servir une musique complexe et très contemporaine. Le nombre d’idées versatiles aussi. Ainsi « Ne pas être admiré, être cru », où une ligne de soufflants construisent des lignes extrêmement sophistiquées (remarquable Patrice Petitdidider au cor) peut être chamboulé en un instant par une explosion de guitare de Gorgé. Plus loin, un chœur improvisé est bousculé par Bernard Vitet et troqué contre les flûtes d’Hélène Sage. Davantage peut-être que sur les précédentes ressorties, ce disque exploite une veine zappaïenne, tant dans l’esthétique que dans ce choix de rester dérangeant et de prendre à revers, laissant l’auditeur aux aguets.

Les Bons Contes font les bons amis est un film sans images sur les rêves, doux paradoxe. Du moins une évocation très imaginée comme l’orchestre sait en produire. Tout l’onirisme du monde n’est pas fait de licornes et de marshmallows : ce que visite UDMI, ce sont davantage les songes répétitifs et les seuils de cauchemars, à commencer par la cornemuse de Youenn Le Berre dans le très beau « Sacra Matao » qui souligne le sens orchestral de la formation. Avec sa reprise alternative de « Ne pas être admiré, être cru » qui permet de juger du travail extrêmement rigoureux des musiciens, Birgé et ses amis nous proposent un disque qui met du temps à révéler ses secrets mais fascine à plus d’un titre.



P.S. de JJB : Depuis la publication de l'extrait ci-dessus sur YouTube, par j'ignore qui et reproduit en bas de l'article sur Citizen Jazz, l'album a été entièrement remasterisé. Je ne peux pas m'empêcher non plus de signaler tous les participants à cette fantastique aventure :
Jean-Jacques Birgé synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction / Bernard Vitet bugle, trompette à anche, voix, direction / Francis Gorgé guitares électrique & classique, direction / Hélène Sage flûtes, bouilloire, percussion, voix / Jean Querlier hautbois, cor anglais, flûte, sax alto / Youenn Le Berre basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse / Patrice Petitdidier cor, cor de poste / Philippe Legris tuba / Jacques Marugg marimba, vibraphone, timbales / Gérard Siracusa percussion, cloches, direction / Bruno Girard violon / Nathalie Baudoin alto / Didier Petit violoncelle / Hélène Bass violoncelle / Geneviève Cabannes contrebasse... Et l'étonnante pochette est de Jean Bruller (plus connu sous le nom de Vercors).

vendredi 14 avril 2023

Closed Vision, un diamant noir comme un drapeau


Tant de trésors méconnus refont surface au fur et à mesure que se développent de nouvelles technologies qu'il est tragique d'imaginer tous ceux qui se sont à jamais perdus dans la nuit des temps. La multiplication des reproductions laisse espérer que ces joyaux résisteront au trou de mémoire que l'évolution des supports creuse paradoxalement. [Cet Article datant du 4 novembre 2010, je fais abstraction de la fin de l'humanité !]
Un vulgaire DVD ressuscite ici un de ces bijoux ensevelis que l'Histoire du cinéma nous avait cachés. En 1954, Jean Cocteau et Luis Buñuel présentent Closed Vision du jeune Marc'O au Festival de Cannes comme un film révolutionnaire. Ces deux-là s'y entendent, Le Sang d'un poète et L'âge d'or leur confèrent une autorité dont ils se moquent comme deux sales mioches. Cocteau n'aura de cesse de découvrir de nouveaux talents (dont Radiguet et Genet, lançant le Groupe des Six, soutenant Truffaut et ses 400 coups, etc.) et d'énerver les gardiens de la modernité. Buñuel utilisera son analyse de Freud, Marx et la Bible pour ses délires critiques et s'amusera à provoquer jusqu'à son dernier film.


Les Périphériques vous parlent éditent le DVD de Closed Vision en versions française et anglaise. Dans les deux langues les voix off scandent, chantent, ponctuent, interprétant avec excellence le "scénario paroles" tandis que le "scénario images" produit un montage surréaliste composé de collages graphiques (tableaux de Marc'O et son assistante Yolande du Luart, lettres picturales de Poucette), reportages, compositions avec acteurs, etc. Le cut-up avant-gardiste des dialogues généra le montage des images qui lui-même orientera l'interprétation des voix. La musique de Roger Calmel, élève de Darius Milhaud, suivant ces péripéties libres comme l'air, leur passe de fausses menottes de fil rouge.


En complément de programme à ces "soixante minutes de la vie intérieure d'un homme", André Labarthe et Marc'O, une nuit, étendus sur deux transats dans un petit bois, évoquent Guy Debord dont le second édita les premiers textes, François Dufrêne, Gil Wolman, le Traité de bave et d'éternité de Isidore Isou qu'il a produit en 1951, deux ans avant son film néo-symboliste qui ne ressemble à rien d'autre. Le cinéaste est connu pour son film-culte Les idoles, théâtre musical avant la lettre, satire yéyé du show-biz qui révéla les acteurs Bulle Ogier, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Valérie Lagrange, Jacques Higelin, Elisabeth Wiener, etc.


Inspiré explicitement par James Joyce et Jean Vigo, rappelant furieusement Antonin Artaud, Closed Vision anticipe aussi bien les recherches de Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma) que les vociférations anarchistes de Léo Ferré. La révolte à l'œuvre, caustique et drôle, lyrique et mordante, annonce aussi mai 68 qui explosera quinze ans plus tard ! Sa poésie cinématographique laisse entrevoir un "haut les masques !" digne de Cocteau et des paradoxes buñuéliens que les contradictions n'ont jamais effrayé.
Si vous souhaitez assister à un spectacle cinématographique expérimental qui fait sens, n'hésitez pas, ce point de vue documenté sur la Croisette, introspection ouverte sur le monde, est aussi jubilatoire que passionnant.

jeudi 13 avril 2023

Crass, du punk à l'avant-garde


Il y a des jours comme ça, où la simple écoute d'un disque illumine votre journée et fait passer les pilules amères que l'actualité nous sert sur un plateau télé. Il y a des jours comme ça, où on l'on vénère le jour où la musique est entrée dans nos vies. Il y a des jours comme ça, des jours comme des nuits, où l'on pourrait écouter le même disque en boucle tant il recèle de trésors secrets, de charades à tiroirs, de rage intacte, fécondée par un romantisme adolescent que l'on espère ne jamais sacrifier sur l'autel de la maturité. Si le groupe punk Crass a accompagné des camarades nés plus tard comme l'ami Stéphane Berland, producteur d'exception du label Ayler Records, j'avais totalement ignoré ce mouvement jusqu'à ces dernières années. À l'époque, j'avais déserté la pop et le rock pour le free jazz, la musique classique et contemporaine, pratiquant l'improvisation en compositeur savant. La semaine dernière, alors que je pédalais sur mon vélo d'appartement en écoutant Radio Libertaire, je suis ainsi tombé par hasard sur leur dernier album, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song. J'eus aussitôt l'impression de reconnaître des membres de ma famille. J'aurais pu l'enregistrer tel quel. Peut-être l'ai-je déjà commis ? Il suffirait de compiler quelques morceaux parmi mes préférés.
Compiler, empiler, c'est ce que Penny Rimbaud a réalisé en enregistrant d'abord un piano "abstrait" sur le clic (métronome) qui permettra aux trois chanteurs (Eve Libertine, Steve Ignorant, Joy de Vivre) de se caler, puis la guitare (Phil Free), la basse (Pete Wright) et enfin la batterie (Penny Rimbaud lui-même), l'inverse de ce dont ils avaient l'habitude sur leurs six albums précédents. Tout cela purement improvisé ! Bien l'entendre comme une composition instantanée, ou plus justement d'instantanés successifs. À noter que Penny Rimbaud s'octroie le premier jet et la sauce finale (ainsi que les graphismes cosignés avec G Sus). Comme si cela ne suffisait pas et faisant la nique à tout le mouvement punk, il ajouta en effet des cordes et des cuivres joués, tant bien que mal, sur un vieux synthé Roland. Histoire d'enfoncer le bouchon, le premier CD de ce double album, enregistré en 1984-1985 et merveilleusement remasterisé en 2020, enchaîne une version vocale, et une autre instrumentale tant celle-ci surprit et plut à son compositeur.
Ce chant du cygne, comme il l'appelle, différent de tout ce que le groupe avait pu produire et fondamentalement avant-gardiste, sema la zizanie et marqua la fin de Crass. L'album fit évidemment un flop comme tous mes disques préférés de groupes dont les fans ne reconnurent pas leurs idoles. Exemple célèbre : Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, pur chef d'œuvre, encore plus inventif que le Sgt. Pepper's des Beatles auquel il répondait. En écoutant 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, j'ai d'ailleurs pensé à Agitation de İlhan Mimaroğlu, Trout Mask Replica de Captain Befheart & His Magic Band, voire la Sinfonia de Luciano Berio, mes chouchoux. Pas étonnant que Penny Rimbaud se réclame de Benjamin Britten, John Cage et Karkheinz Stockhausen. Le résultat est un chaos hyper romantique qui se démarque puissamment des Sex Pistols et des Clash. On a les provocateurs qu'on mérite !


Crass était un collectif sans leader, jouant tous sous pseudonymes et se vêtant d'uniformes noirs en réaction contre le culte de la personnalité en vogue chez les musiciens de rock. "Leur position était directement liée à l'anarchisme libertaire ou aux courants de pensées politiques communautaristes du XXe siècle. Prenant au mot le manifeste punk du do-it-yourself, Crass combine la chanson, le film, le collage sonore, le graphisme et la subversion pour lancer un front soutenu critique et novateur contre tout ce qui leur paraissait être une culture basée sur la violence, la guerre, le sexisme, l'hypocrisie religieuse et le mode de vie bourgeois du Royaume-Uni thatcherien. Ils [avaient été] parmi les pionniers de l'anarcho-pacifisme alternatif et engagé dominant la scène punk" (entre guillements un résumé tiré de Wikipedia).
Les notes du livret foncièrement politiques sont en cela passionnantes. De plus, il est abondamment illustré et offre les paroles que j'aurais autrement du mal à suivre. Il y a même un petit poster glissé dans le coffret, évidemment pas un 90x90 cm comme celui figurant dans certains vinyles ! Par contre le deuxième CD, encore plus court (16 minutes) que le précédent (20 minutes), offre six morceaux inédits du même acabit. Punk symphonique, flamenco destroy, hard pop, chœurs profanes, drone organique, chronique anti-tchatchérienne, poésie abrasive... De l'agit-prop au sein même du mouvement punk qui ruait déjà monstrueusement dans les brancards ! Au dos du coffret, est imprimé en lettres majuscules "Germany got Baader-Meinhof. England got punk, but it couldn't be silenced", à côté d'un paragraphe de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, et à l'intérieur du livret un long texte de Charles Baudelaire. On ne peut plus clair. Crasse en devient un euphémisme.

→ Crass, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, 2 CD Crass Records, 18,94€ (écoutez, écoutez fort, et si cela vous plaît, profitez de la qualité sonore maximale et du bel objet qui l'habille en cherchant le commerçant le moins cher ! Les autres disques de Crass sont d'une tradition punk plus conventionnelle...).

mercredi 12 avril 2023

Une longue année d'Anamaz & Riverdog


Anamaz ressemble à la petite sœur de Mylène Farmer qui aurait adopté le style des Sweet Lolitas japonaises qu'on rencontre dans le quartier d'Harajuku de Tokyo. Ses dentelles et rubans contrastent avec les jeans, blouson et hoodie des Minesottiens Jack Dzik et Léo Remke-Rochard. Évoquer les fringues plutôt que parler de la musique me rappelle les chroniques des magazines que je ne lis plus, mais qui continuent à se flétrir dans le monde du rock et du jazz. Ce n'est pas innocent. C'est une introduction plausible à ce séduisant disque de pop expérimentale qui a un pied dans le trip hop portisheadien et l'autre dans le spoken word burroughsien, l'ensemble mâtiné d'ambient plutôt planant. Les chansons des trois lascars sont portées par les sons électroniques de Léo et la batterie de Jack. C'est si réussi qu'on peut se demander si l'album Une longue année n'est pas une mise en boîte de tous les effets mainstream auxquels le show-biz nous a habitués, sans pour autant se livrer à la moindre concession qui friserait le mauvais goût.


Le duo Riverdog nous avait déjà gratifié d'un Fallen Chrome avec le trompettiste Jac Berrocal, une autre rock 'n roll attitude où l'image précède le son. En s'associant à la chanteuse Anamaz, ils enfoncent le clou de la modernité jusqu'à transpercer les planches. Les intonations fugaces d'Orelsan ou Katrine, une voix vocodée ou du field recording donnent à l'album une sorte de distance critique, une dialectique musicale qui assume sa tendresse pour ce qu'ils moquent, travestissent et finalement glorifient. La fougue rimbaldienne électrise ces trois jeunes musiciens qui tracent leur chemin de sable sans se préoccuper de la frontière entre chaussée et trottoir. De même que leurs papas (Jean Rochard et Thierry Mazaud) leur ont mis le pied à l'étrier, ils ont demandé à Tonton Dominique Pifarély et Tata Catherine Delaunay de venir avec leurs violon et clarinette jouer sur un titre, leur présence soulignant que le jazz n'est plus une musique, mais une manière de l'appréhender, somme d'expressions individuelles au sein d'un collectif où l'improvisation fait partie de la composition. Et leur flow, ils ne le doivent qu'à eux. Un disque libre et riche qui supportera de nombreuses réécoutes.



→ Anamaz & Riverdog, Une longue année, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 28 avril 2023
→ Réalisation du clip Pascale Breton

mardi 11 avril 2023

Pirouette Cacahuète


À propos de ma chronique d'hier lundi sur Thomas Demand en une de Mediapart, mc.gayffier a ajouté sur Instagram, avec son habituelle répartie, "la maison est en carton, les escaliers sont en papier", extrait de la comptine Pirouette Cacahuète. Comme une idée en produit souvent une autre, telle la concaténation du Marabout, je me suis souvenu de mon article du 31 juillet 2010 intitulé Laissez parler les p'tits papiers en hommage à la chanson de Régine que lui a écrite Gainsbourg.

Les collègues de Marie-Laure lui [avaient] offert un magnifique livre pour son départ du collège où elle enseignait [jusqu'alors]. Dès qu'elle me l'a montré j'ai su que c'était le cadeau idéal pour [ma nièce] Estelle dont [c'était] l'anniversaire. Papercraft est un recueil d'objets design et d'œuvres d'art réalisés en papier, rivalisant tous d'invention et renouvelant l'émerveillement à chaque page. Aux 258 pages s'ajoute un DVD avec une partie Rom et nombreuses animations. L'édition anglaise étant essentiellement constituée d'illustrations, les non-anglophones seront peu pénalisés [...].


C'est le genre d'ouvrage que l'on peut ouvrir à n'importe quelle page pour s'entendre s'esclaffer comme si l'on assistait à un feu d'artifices. Je le feuillette pour citer les artistes ou designers que je préfère, mais c'est si varié que la sélection est absurde. La double page ci-dessus montre les performances d'Akatre à Mains d'Œuvres, mais je suis tout autant fasciné par les dentelles de Bovey Lee, les livres taillés dans la masse de Brian Dettmer, les mises en scène de Thomas Allen, les films d'Apt & Asylum, les théâtres de Swoon, les fumées d'Adam Klein Hall, le mobilier de Tokujin Yoshioka, l'univers rose et blanc de Kerstin Zu Pan, les costumes de Polly Verity, etc. [...].

lundi 10 avril 2023

Thomas Demand, le diable est dans les détails


Sur les conseils de Marie-Laure j'ai visité l'exposition Thomas Demand au Musée du Jeu de Paume. L'artiste fabrique des maquettes en papier grandeur nature, les photographie avant de les détruire, et les reproduis en grand format. Ses mises en scène de décors et d'objets exigent parfois des dizaines de tonnes de carton. Je n'ai pas manqué de croiser des amis architectes, c'eut pu être des scénographes tant cette reconstruction de l'espace est fascinante. Si les sujets sont souvent dramatiques, les œuvres nous tiennent à distance, comme des scènes de crime d'où les victimes ont été déjà extraites. Sont représentés la chambre russe d'Edward Snowden, la salle de bain où s'est noyé un ministre allemand, un bureau de la police est-allemande mis à sac, une salle de commande à l'abandon d'une centrale nucléaire, l'atelier d'un luthier... Mais ce sont pourtant les patrons du styliste Azzedine Alaïa qui plastiquement emportent mon suffrage...


Partout il faut s'approcher des clichés pour admirer le travail incroyable de minutie exigée, l'infinité de nuances des couleurs, et puis ensuite prendre du recul, imaginer le va-et-vient de Thomas Demand, tant dans la forme que le fond. Car tout part d'une photographie d'un évènement ou d'un lieu, pour y revenir agrandie, en passant par une reconstitution 3D d'où il aura extirpé toute présence humaine. Le contexte épuré, ne reste que l'âme de ce qui s'est joué là : objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Parfois plusieurs œuvres rassemblées recomposent une histoire dans son déroulé, comme un découpage cinématographique, forcément elliptique. Jouer entre le modèle et sa représentation a donné son titre à l'exposition : Le bégaiement de l'histoire. Le mouvement de va-et-vient est explicite dans les deux minutes du film où le paquebot Pacific Sun est pris dans une tempête tropicale, envoyant valdinguer tous les meubles d'un bord à l'autre.


En regardant Clearing je pense aux pulsions obsessionnelles décrites par Freud dans les Cinq psychanalyses quand il était impossible au patient de passer devant un arbre sans compter le nombre de feuilles ou celui des points dans un livre. C'est évidemment le lot de nombreux artistes peintres renvoyés à leur solitude. Je ne suis pas certain de celle-ci en ce qui concerne l'artiste munichois, m'interrogeant à mon tour sur le nombre d'assistants employés dans son atelier berlinois. J'évoque la peinture, car dans l'élaboration de ces œuvres c'est plus de cela qu'il s'agit que de sculpture et de photographie. Leur interprétation tient du conte arabe où l'histoire se transforme en voyageant d'un conteur à un autre, sorte de flou artistique constitué de milliers de points nets. Ainsi, lorsqu'on ignore le contexte qui a suscité les tableaux de Thomas Demand, frôle-t-on l'art conceptuel ou, attentivement, perçoit-on les signes du drame, puisque le diable est dans les détails* ?

→ Thomas Demand, exposition Le bégaiement de l'histoire, Jeu de Paume, jusqu'au 28 mai 2023

* Gott steckt im Detail est une phrase attribuée en Allemagne à Mies van der Rohe auquel Thomas Demand se réfère dans certains entretiens. Dieu [au sens de perfection] est dans les détails fut auparavant prêtée à Saint Thomas d'Aquin, puis à Gustave Flaubert.

vendredi 7 avril 2023

Solidarité


Face à la répression et à la dérive extrême-droitière du gouvernement, ce matin j'ai adhéré et fait une donation aux SOULÈVEMENTS DE LA TERRE, puis fait un don à la LIGUE DES DROITS DE L'HOMME.
Cette action, qui ne mange vraiment pas de pain, est du même type que celles de tous les jeunes (de tous âges !) qui se radicalisent, écœurés par l'usage du 49.3 et des armes de guerre contre les manifestations absolument légitimes, en particulier la violence récente aux méga bassines.
L'arrogance a toujours perdu les puissants, et ceux qui nous mènent à notre perte sont bien partis. Lorsque je dis nous, je ne pense pas seulement à l'espèce humaine, mais à tout ce qui vit sur notre planète...

Zoom arrière


[... Ce 13 septembre 2010] j'avais remarqué le texte de la pancarte vissée, pour ne pas dire clouée, sur un arbre le long du Gave de Pau, juste en face de la grotte où Bernadette Soubirous vit ses apparitions. Comme le tronc était également planté entre deux modernes fontaines d'eau miraculeuse, je notai l'humour de la situation. Mais je n'avais pas remarqué la variation de ponctuation selon les langues, ni surtout le dessin central. Faut-il se méfier des robinets disséminés partout sur le site, vu l'affluence en ce lieu "ceint" ? Ou les rayons entourant la main du noyé potentiel signalent-ils l'imminence d'un bras salvateur ?


Il est évident que les déçus, tentés de se jeter à l'eau, devraient être légion. Rappelons que la Vierge apparut à Bernadette en 1858, mais rien n'indique que depuis elle y ait élu domicile ou choisi comme lieu de villégiature. C'est pourtant de cet emplacement exact que la "simple d'esprit", je cite Zola, eut sa dix-huitième et dernière apparition. Nous ne sentons rien d'autre que l'angoisse égoïste de centaines de pèlerins, concentrés sur leur mal-être...


Comme nous faisons sagement la queue dans la grotte, deux femmes nous bousculent pour toucher la roche devant nous. Ce geste incivique en dit long sur la place du sacré dans ce supermarché de l'image pieuse. Il est une chose d'avoir la foi, une autre d'avoir les foies. La poudre d'or qu'on jette aux yeux de celles et ceux qui veulent à tout prix avoir une réponse à leurs angoisses sent le soufre. Les croyants exigent la quadrature du cercle. Seuls les scientifiques et les matérialistes ont le goût du mystère.

jeudi 6 avril 2023

Il n'y a pas de miracle


Journée Lourdes et humide. Pas de miracle. [Ce 7 septembre 2010] le temps semblait tourner à l'orage. La ville de Bernadette Soubirous exhalait un parfum morbide. L'angoisse des clients s'exprimait unanimement. Est-ce véritablement la dernière station avant l'autoroute ? Les auxiliaires en blanc s'affairaient autour des plus mal portants. Les chaises roulantes glissaient péniblement vers la grotte de Massabielle où les fidèles faisaient la queue pour palper la roche noire. Elles repartaient pourtant comme elles étaient venues. Autodafé du XXIe siècle, d'énormes cierges flambaient comme un bûcher. Seuls les colverts s'épanouissaient sur le gave de Pau qui traverse le site. Sans nous concerter, l'un et l'autre avons évité le contact avec la chasse d'eau. L'eau qui coule des toilettes puant la vieille urine est-elle aussi bénite ? Boulevard de la Grotte on vend toutes sortes de flacons à remplir aux dizaines de fontaines éparpillées sous la basilique de l'Immaculée-Conception. Les plus kitsch ont la forme de la Vierge avec un petit bouchon bleu sur la tête. La barre qui commençait à nous plomber les sinus était-elle due aux vibrations du sanctuaire ou étions-nous seulement affamés ? Devant un jambon de porc noir et une énorme côte de veau garnie de cèpes et de truffes je racontai à Sonia Lourdes et ses miracles, le fantastique film de Georges Rouquier, commande du Diocèse qu'il transforme en enquête à la fois sincère et pleine d'humour, sentiment résolument absent hier matin devant la piscine où attendaient sagement les pèlerins. Aux marchands du Temple qui s'égrènent tel un chapelet sur les deux côtés de la rue principale j'ai acheté une petite cloche en céramique et deux briquets à l'effigie de Bernadette. Nous avions opté pour le Palais du Rosaire, grand bazar aux prix vraiment attrayants : 2,50€ la cloche, moins d'1€ le briquet, et à partir de 5€ vous avez droit à un cadeau, en l'occurrence trois images pieuses. Mécréants à l'esprit définitivement mal tourné, nous avons fui cette ville de débauche batracienne et repris l'avion pour Paris avant que le ciel ne se gèle, grève oblige !

mercredi 5 avril 2023

Touché !


Une amie s'interrogeait récemment sur son intérêt pour la décapitation, bien qu'elle ne soit nullement tentée par sa pratique, rassurons-nous. Notez tout de même qu'à l'appel d'embauche du dernier bourreau, avant la suppression de la peine de mort en 1981, trois cents personnes se proposèrent pour faire fonctionner la guillotine. Il eut été passionnant de faire une enquête pour savoir ce qu'étaient devenus les candidats malheureux !
Comme nous marchions dans l'obscurité, je remarquai que la coupure partageait nos cinq sens au niveau du cou de manière inégale. La vue, l'ouïe, l'odorat et le goût roulaient dans la sciure tandis que le toucher restait à genoux. Approchons-nous du crâne et du cerveau qu'il abrite pour constater que notre sensibilité s'exerce essentiellement par la vue et l'ouïe, laissant loin derrière l'odorat perdu au fil des siècles et le goût dont la marge de manœuvre se réduirait à quatre paramètres, sucré-salé-acide-amer si les Japonais n'ajoutaient l'umami qui permet d'identifier le glutamate et le kombu [et d'apprécier l'ail noir]. Dans nos sociétés policées on touche peu, sauf les travailleurs manuels à qui leur profession évite d'être accusés de pelotage ! L'outil n'est pas non plus le doigté. Les masseurs, médecins, coiffeurs, etc. ont ce privilège. Une Italienne me confirmait hier soir que lorsqu'elle touche ses interlocuteurs, pratique courante dans son pays, les Français regardent sa main, ce qui devient pour elle embarrassant. On caresse son chat ou son chien, mais aujourd'hui on prend de dangereux risques avec les enfants, même si ce sont les siens ! Les mères indiennes massent les leurs, mais s'appuyer sur le bras de votre voisin ou de votre voisine produit souvent un malaise et sème la confusion... On tombe vite sur un tabou que la sexualité saura braver dans l'intimité. Les ébats sont d'autant plus frénétiques ou sensibles que "le toucher nous est ravi", comme je l'écrivais dans la chanson Camille du CD Carton. Contrairement aux autres sens, le toucher n'est pas raisonnable. Il ne s'expose vraiment que dans la sublimation du corps, peau à peau.
Mon amie touche donc du doigt un sujet épineux. Sans le savoir elle identifie la ligne pointillée qui sépare le corps du cerveau. Il ne s'agit nullement de la question de la mort qui pourrait s'exprimer de mille autres manières, mais de la relation qu'entretiennent le senti et le réfléchi. Ainsi le corps s'abandonne au chaos tandis que le cerveau prend le contrôle.

Illustration : Exécution sans jugement chez les rois maures de Henri Régnault (1870) par Pierre Oscar Lévy pour l'exposition Révélations au Petit Palais à Paris (2010) [dont on peut admirer les films sur YouTube]

Article du 9 septembre 2010

mardi 4 avril 2023

Pour quel travail ?


En 1977 Pour Clémence est une fiction semblant tournée comme un documentaire. Dès le début du film de Charles Belmont, on est surpris par une multitude de plans qui semblent hors sujet, un sujet dont on ignore encore tout. Or le cinéaste dresse tout simplement le portrait d'une époque et tout est justifié, justifié comme on dit d'une page où les paragraphes sont bien alignés quel que soit le contenu du texte. Et cette époque est toujours la nôtre lorsqu'il s'agit de l'emploi, le perdre ou gagner sa vie. Le choix du personnage principal, un ingénieur en aéronautique travaillant sur le Concorde et licencié, est de vivre d'abord de son chômage pour en profiter au lieu d'aller pointer chaque matin. Ce n'est pas si simple lorsqu'on n'est pas préparé à cette liberté, non pas retrouvée, mais enfouie sous les habitudes et les conventions. Clémence est le prénom de la petite fille du couple, la mère exerçant le métier d'institutrice. Le film de Belmont, qui avait tourné L'écume des jours en 1968 et Histoires d'A en 1975, est un film moderne comme les deux autres, tous deux chroniqués dans cette colonne.
Derrière le trouble de ce chômeur se dessinent le rapport des hommes et des femmes et le changement qui s'opère avec le féminisme, la détresse humaine face aux motivations de l'existence, l'écologie explicitement citée à travers la couche d'ozone et la consommation de carburant excessive du Concorde, ainsi que de nombreuses autres questions évoquées par un détail au détour d'un plan documentaire ou d'un autre. Pour Clémence est un film où le diable est bien dans les détails. Belmont s'est toujours autorisé la plus grande liberté, aussi ne sera-t-on pas surpris après une heure et quart de découvrir une longue séquence d'animation sur la terrible symphonie du travail ou quinze minutes plus tard une coda improbable rappelant la fin d'À bout de souffle. La liberté y est autant sur la sellette que le travail lorsqu'ils nous sont mécaniquement imposés. Le film n'épargne personne parce que nous n'avons qu'une vie et combien la mènent réellement à leur guise ?
En complément de programme, l'éditeur L'éclaireur où œuvre Marielle Issartel, compagne du cinéaste disparu en 2011 et monteuse de ses films, offre La coagulation des jours, un court métrage de Michaël Lellouche (cofondateur du magazine en ligne CitizenJazz !) de 2009 choisi parce qu'il met en scène un salarié placardisé, un gâchis parmi tous ceux qu'engendre le capitalisme. Deux entretiens, anecdotique avec Philippe Rousselot, chef opérateur de Belmont, ou sémantique avec le philosophe Patrick Viveret, complètent le DVD. Notez enfin que la partition jazz de Pour Clémence est signée Michel Portal et Jean Schwartz avec la participation du contrebassiste Jean-François Jenny-Clarke et Bernard Vitet à la trompette (je ne l'avais pas reconnu, mais Schwartz qui tenait la batterie s'en souvient)...

→ Charles Belmont, Pour Clémence, DVD L'éclaireur, 14,90€, sortie le 11 avril 2023

lundi 3 avril 2023

Autre chose


Je cherche encore et toujours à faire autre chose. Pas le contraire ni autrement. Juste autre chose. Au début c'était facile. Sans idée préconçue, sans rien savoir, on avance sans se préoccuper si c'est le noir ou la lumière. Enfant j'étais somnambule. Je courais autour de la table de la salle à manger, les fesses à l'air, les yeux fermés. C'est plus tard que je me suis cogné aux rebords. Comme si j'avais une mauvaise appréciation de ma carrure. Mon petit orteil gauche et les poignets de mes chemises en ont fait les frais. Aujourd'hui j'avance avec prudence. C'est contrariant. Je courais toujours, roulais vite, sautais par dessus les barrières, enchaînais les phrases à la mitraillette du verbe. Il fallut apprendre à prendre son temps sans se répéter. La virtuosité ne m'a jamais intéressé. Mais le sang froid dans les moments brûlants. Ou le sang chaud sur les glaciers. Ça, oui. On appelle improvisation cet art de l'instant où chaque geste justifie le précédent. Comme j'ai aimé ne pas savoir ce qui adviendrait ensuite ! J'en oubliais mon naturel inquiet. Dans le feu de l'action. Penser à tout à la fois. Être au four et au moulin sans se brûler les ailes pour avoir su sauter du train à temps. Comme mon père. Du grain à moudre. J'essaie de me souvenir. Des images très anciennes resurgissent de plus en plus souvent. La première fois n'est jamais la première. Renvoyant mon corps actuel dans le décor du passé j'identifie l'antécédent. J'étais déjà. Ébahi ébloui révolté réveillé engagé entouré. L'enjeu est dans le dernier terme. Je ne sais rien faire seul. Ou, plus exactement, cela ne m'intéresse pas. Je chéris le collectif dans sa complémentarité et le partage. Confrontation nécessaire. La dialectique crée le mouvement. Ici le conflit bienveillant, ailleurs la lutte contre l'oppression et l'absurdité criminelle. J'ai dû apprendre à ne plus réagir au quart de tour face à l'injustice. Trop de souffrance en découlait. Il fallut remonter la pente, synapse après synapse. La syntaxe fut salvatrice. Elle l'est toujours. Art du montage. L'ellipse est dans la collure. Appris très tôt que l'important est ce qu'on enlève, pas ce qu'on garde. Cut. C'est dire si le flux m'ennuie. Rejoignant la problématique de la création qui ne peut être l'affaire d'un seul. L'énigme réside dans la filiation ou le compagnonnage. L'univers en est un bel exemple. Fruit de la résultante des forces. Sans partenaire régulier je ne sais qu'effleurer la surface des choses. Dans la liesse je creuse mon sujet qui prend du volume en marchant. Je passe alors en quatrième. Merci Albert ! La musique devient cantique profane. En attendant je prépare le terrain, j'arrose les plantes, je fais tourner les machines, cherchant les mots, les miens et ceux des autres.

dimanche 2 avril 2023

Zaho de Sagazan, la symphonie des éclairs


Le show-biz, n'investissant plus sur le long terme, finit par s'asphyxier à force de produits Kleenex. Le formatage est devenu le lot quotidien. On nous sort des Jeanne Added et autres Lana del Rey comme si c'était du neuf, alors que leur succès ne tient qu'à leur banalité. Et puis, d'un coup, une nouvelle chanteuse fait la une. Même Télérama, qui d'habitude prend son temps, lui offre la couve cette semaine. Elle a 23 ans, elle s'appelle Zaho de Sagazan et elle rappelle objectivement Stromae dont elle se réclame explicitement. Pour les rythmiques binaires qui poussent à la danse, pour les ruptures de ton, pour la voix vocodée sur la retenue, c'est évident. Les textes sont moins dépressifs, mais on sent le doute qui pointe chez cette fille qui n'a pas encore connu le grand amour et a fortiori la rupture. Les jeunes de son âge, coincés entre l'asexualité et le polyamour, ou portés par le rêve et la découverte, la plupart mal dans leur corps, ne manqueront pas de s'y reconnaître. Stromae ne s'y est pas trompé en lui offrant la première partie de sa tournée de juin qui vient. Chez cette native de Saint-Nazaire les articulations belgicistes lui passeront peut-être avec le temps, d'autant qu'on sent bien une véritable personnalité dans ces hymnes à l'amour naissant. Le danger est de faire tâche d'huile et nombreux chanteurs et chanteuses risquent de prendre le train en marche comme les imitateurs de Bashung ou Camille...


Posée entre la fragilité réservée des émotions, la simplicité des textes bien calés et la sûreté affirmée de leur émission, la voix est d'un beau grave, velouté, un peu nasale. Contre nombreux avis, Zaho a choisi un dessin pour la pochette de son deuxième album. Comme le clip des Dormantes réalisé par Jacques Frantz et la chanson arrangée avec ses deux comparses et amis, Alexis Delong et Pierre Cheguillaume du groupe Inuït. C'est mixé, arrangé et masterisé par Nikola Feve "Nk.F" qui a déjà œuvré sur Orelsan, PNL, Angèle, Booba, Sébastien Tellier, Feu! Chatteron et d'autres moins connus. Produite par Warner, Zaho saura-t-elle résister au rouleau-compresseur du show-biz ? On peut lui souhaiter...


Évidemment plus discrète, j'enchaîne avec la sortie de Chansons pour Lula, un disque en hommage à Serge Rezvani (alias Cyrus Bassiak) paru chez Jacques Canetti (Because Music) et concocté par Léopoldine HH. avec Vincent Dedienne, Cali, Dominique A, Philippe Katerine, Rezvani (95 ans !) plus deux enregistrements inédits chantés par Jeanne Moreau. Le sourire de Léopoldine HH. s'y entend incroyablement et les tourbillons de la vie restent éternels.