Ça y est. L'épidémie de couleurs a gagné l'autre côté de la rue. Les touristes vont pouvoir changer d'angle, même si la fresque d'Ella & Pitr sur mon mur bleu attire je ne sais combien de photographes par jour. Ce sont mes voisins d'en face qui les voient s'esbaudir. Ils jouissent aussi de mes bleus, de mon orange et des plantes qui forment un parapluie où s'abriter sur le trottoir les jours de mauvais temps. Je viens tout de même de tailler glycine, églantier et lierre pour qu'ils ne surplombent pas la route ! À mon tour de profiter de la vue : je prends une photo au grand angle depuis la fenêtre du second étage. Les couleurs font ressortir l'esthétique industrielle des lofts qui ont remplacé le garage où les samedis se retrouvaient les collectionneurs de Citroën, DS et 2 CV. Il y a plus de vingt ans la première à sortir de la grisaille fut la maison jaune aux volets turquoise à côté de la mienne. Dans la rue d'à côté j'aime bien aussi celle rouge et noire qui est en travaux depuis quelque temps. Cette joyeuse tendance se vérifie dans différents quartiers de la ville.
À Burano, Trentemoult ou Sighișoara mon costume flashy se fondait dans ces paysages bariolés rappelant des décors de cinéma. Je ne comprends pas le goût pour le blanc crème cradingue, une conception urbaine très étrange. En 1968 la France avait changé de couleur. Jusque là la vie était en noir et blanc, ou en nuances de gris. Une de mes voisines ne partage pas ce point de vue, elle trouve que les peintures sont affreuses et que cette lubie évoque la Bretagne !? Je vois cela comme une excellente nouvelle si cela nous rapproche de l'océan, même en pensée.
À l'intérieur de chez moi, dans mes choix vestimentaires, dans ma musique, j'aime jongler avec les primaires et les complémentaires. Chaque pièce raconte une histoire qui évolue avec le temps. Sol bleu et couleurs chaudes pour la cuisine et le salon, salle de bain hyper kitsch en laque rouge et gazon vert, toilettes vert anglais n°5. Le premier étage est presque tout blanc, sans même un tableau. Le second abrite une chambre bleue, une autre rose et la dernière, blanche, est soulignée de gris et jaune citron. Privilégier les tons sur tons pour éviter l'overdose. Réserver l'arc-en-ciel pour les jours pluie-soleil ou les manifestations LGBT.
Les tons doux et harmonisés de la façade d'en face lui évitent de ressembler à une cour d'école maternelle. On peut maintenant rêver que cette initiative fasse tâche d'huile. Le quartier commence doucement à ressembler à un film de Kaurismäki, joie printanière opposée à la morosité hivernale. C'est un des rares cinéastes actuels à dresser des portraits terribles en restant foncièrement positif. C'est l'effet que j'espère si la cité poursuit sa levée des couleurs.