Depuis 45 ans Anatahan figure parmi mes 10 films préférés parce qu'il incarne une des questions majeures que je tourne et retourne sans comprendre, l'essence-même de l'humanité, mélange de violence et passion. Qu'il n'y ait plus qu'une seule femme sur Terre et le désir fait naître les pulsions de vie et de mort, cet obscur objet du désir à l'état pur, l'absurdité de la condition humaine, l'énigme primale, l'énigme ultime.
Le génial cinéaste Josef von Sternberg s'est inspiré d'une histoire authentique pour tourner son dernier film en 1953. Anatahan, une île volcanique des îles Mariannes du Nord en plein Océan Pacifique, avait abrité trente-trois soldats japonais refusant de croire à la reddition de leur pays, de 1945 à 1951. Treize d'entre eux y avaient trouvé la mort en s'entredéchirant pour la seule femme présente sur l'île. Von Sternberg avait lu un article de journal relatant le livre de Michiro Maruyama, l'un des survivants. Son adaptation est un chef d'œuvre qui ne ressemble à aucun autre film. Dans un article de 2009 j'écrivais "... Le réalisateur américain né à Vienne en 1894 narrait dans son dernier film l'histoire de cette bande de soldats livrés à eux-mêmes, ignorant que la guerre est finie. Pour Anatahan, aussi appelé Saga d'Anatahan ou plus bêtement La dernière femme sur la Terre, von Sternberg ira jusqu'à fabriquer sa caméra, ses décors, faire lui-même sa lumière, prêter sa voix au narrateur en anglais alors que tous les acteurs parlent japonais sans sous-titres, le commentaire jouant du décalage comme un recul nécessaire sur la folie des hommes et renforçant le mystère de cette histoire invraisemblable qui s'est pourtant reproduite pendant des années après la défaite jamais avouée explicitement par l'Empire du Soleil Levant. Sur l'île d'Anatahan, les tabous éclateront, les conventions sociales voleront en éclat, surtout lorsqu'apparaîtra Keiko, la reine des abeilles. On s'y entretuera (...). Sternberg terminait son film en faisant descendre du bateau les fantômes parmi les survivants plusieurs années plus tard. Anatahan est un des rares films dont je surveille encore la sortie en dvd, un de mes dix films préférés, pour la tragédie qu'il évoque et son étonnante étude de mœurs si proche de la banale sauvagerie de notre absurde humanité, pour la musicalité de sa bande-son et l'exigence d'un cinéaste remarquable dont je suggère en outre la lecture de son autobiographie, Fun in a Chinese Laundry, bizarrement traduite Mémoires d'un montreur d'ombres."


Or Kino Lorber publie un nouveau DVD/Blu-Ray, director's cut de 1958. Dans cette version non censurée apparaît plusieurs fois la nudité de Keiko, interprétée par Akemi Negishi que l'on retrouvera dans Les bas-fonds, Vivre dans la peur, Barberousse et Dodes'kaden d'Akira Kurosawa (tous incontournables DVD chez Wild Side). En revoyant le film je suis surpris par la ressemblance avec une autre comédienne, aussi troublante, qui fit rêver plus d'un camarade, la Québecoise Paule Ducharme dans l'installation interactive de 1989 Portrait n°1 de Luc Courchesne (comparez par exemple la photo en haut et celle ci-dessous). La séduction dont joue Keiko lui échappe-t-elle ou mène-t-elle le jeu ? Si son propre désir est lui-même énigmatique, sa fuite est-elle l'amorce d'une réponse ?


L'éditeur américain (attention, le disc est un zone 1 ou A) nous offre une superbe remasterisation de la version complète de 1958 tant pour l'image 2K que pour le son, un entretien avec le fils du réalisateur, Nicholas von Sternberg (notez que la particule fut inventée par Jonas Sternberg à la suite de Eric Oswald Stroheim pour faire impression auprès des producteurs et du public !), la version censurée de 1953 (la comparaison entre les deux versions ne montre que trente secondes de différence, mais ce n'est pas anodin), un essai visuel de Tag Gallagher, des plans coupés du montage final, les véritables survivants filmés par l'U.S. Navy après qu'ils se soient enfin rendus et les bandes-annonces originale et actuelle. Alors, soit vous avez le matériel multizones capable de lire cette sublime galette, soit vous attendez qu'un éditeur français s'en empare, ce qui serait logique car la France est le seul pays où le film rencontra le succès à sa sortie et où il est resté un film-culte depuis.