70 Cinéma & DVD - janvier 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 28 janvier 2021

El otro Cristóbal d'Armand Gatti


Si, du temps où il existait des salles de cinéma, vous avez eu la chance et la surprise de découvrir l'étrange film d'Armand Gatti, El otro Cristóbal, il vous aura forcément manqué les bonus présents sur le DVD publié par ED Distribution. Comment décrire ce film étonnant tourné en 1962, sorte d'opéra libertaire azimuthé, hommage à la révolution cubaine, emporté par la salsa de Gilberto Valdés, baroque et loufoque ? Les adjectifs me manquent, tant il en faudrait pour se rapprocher de ce spectacle incroyable, aux contrastes filmés dans un superbe noir et blanc par Henri Alekan, dans des décors obliques de Hubert Monloup. Cet autre Christophe Colomb est joué par Jean Bouise, mais celui-là fomente une révolte contre le dictateur Anastasio et les compagnies nord-américaines. Le scénario, totalement allumé, rappelle certains films de cette époque où s'inventait le nouveau cinéma. Je pense à Closed Vision de Marc'O, à La route parallèle de Ferdinand Khittl, aux Funérailles des roses de Toshio Matsumoto, à The Savage Eye, aux films de Fernando Arrabal...
Sauf qu'Armand Gatti est lui-même un personnage picaresque extrêmement attachant. Un poème et cinq films, son portrait réalisé par son fils Stéphane en 1980, montre cet être exalté à la vie peu commune. Très jeune résistant, condamné à mort, évadé d'un camp de travail en Allemagne, parachutiste, journaliste censuré par le Gaullisme, dresseur de fauves, grand voyageur, féru de musique contemporaine, il rencontre Che Guevara, Miguel Ángel Asturias, Mao Tsé Toung, Fidel Castro, se lie avec Chris Marker, écrit une quarantaine de pièces de "théâtre révolutionnaire" et réalise cinq films dont El otro Cristobal qui représente Cuba au Festival de Cannes, y obtient le Prix des Écrivains de cinéma et de télévision, mais ne sera projeté que 50 ans plus tard, en 2019, pour cause de mésentente avec le producteur français ; et Le Lion, sa cage et ses ailes sur lequel j'ai écrit un article en 2011.


À Montreuil il crée le centre international de création La Parole errante qui rassemble tous les arts. Sa biographie est si imposante que je ne fais que picorer. On sent parfaitement son enthousiasme et sa fougue dans le documentaire de 68 minutes présent sur le DVD. Y figure aussi Le Journal intime de Dieu de Sylvain Dreyer (2011) à la recherche du comédien qui tenait le rôle en 1962. Armand Gatti, disparu en 2017 à l'âge de 93 ans, n'a cessé d'user de son imagination pour lutter aux côtés des ouvriers et des paysans. Sa liberté de création semble d'un autre temps, tant l'anesthésie paralyse la plupart des artistes d'aujourd'hui, plus enclins au revival qu'au bouleversement que l'analyse procure. Armand Gatti était un de ces rares artistes libres qui n'avait que faire des modes et des étiquettes marchandes, privilégiant les recherches formelles pour aller vers un art populaire, théorie et pratique allant toujours de paire, misant toujours sur l'intelligence et la vie.

mardi 19 janvier 2021

Débanalisation du viol au cinéma


S'il existe nombreux films traitant du viol dans l'Histoire du cinéma, le mouvement #MeToo a récemment suscité de nouvelles productions audiovisuelles. Ma nièce Estelle, graphiste à New York, avec qui je discute de temps en temps de "l'évolution" des mœurs de l'autre côté de l'Atlantique, m'a justement conseillé I May Destroy You, la nouvelle série TV de Michaela Coel. Cette réalisatrice anglaise, qui tient aussi remarquablement le rôle principal, avait déjà signé les deux saisons de Chewing Gum, beaucoup plus léger, cousine aînée de Fleabag ! Si elle appartient à la communauté noire londonienne, elle axe l'intrigue sur le recouvrement de sa mémoire après une soirée traumatisante. Rien à voir avec la récente mini-série de Steve McQueen, Small Axe, qui aborde surtout le racisme dans les années 60 à 80, trop démonstratives pour me plaire.


Michaela Coel fait, elle, preuve d'une grande originalité de traitement, évitant les répétitions de ressources scénaristiques propres aux séries en général. Menant l'enquête en filigranes, elle saisit progressivement le spectateur en même temps qu'elle découvre ce qui lui est arrivé une certaine nuit de cauchemar où un homme lui a glissé du GHB dans son verre d'alcool. La violence ne vient pas des images, mais des impressions nauséabondes qu'elle engendre habilement. Le portrait de cette jeunesse londonienne actuelle participe au vertige. C'est la meilleure série que j'ai vue depuis la formidable Unorthodox.


J'ai enchaîné avec la série française Laëtitia, fiction de Xavier de Lestrade à qui l'on doit, entre autres, les séries documentaires exceptionnelles Un coupable idéal ou The Staircase (Soupçons) dont il suit les rebondissements des années plus tard lorsque de nouveaux éléments d'enquête sont révélés. La vérité sur la disparition de Laëtitia est recherchée avec la même minutie, rigueur qui caractérise tout son cinéma.
Rien à voir avec mon sujet, mais cela tranche avec la série Lupin dont la presse se gargarise, alors qu'elle est d'une banalité affligeante.


Promising Young Woman d'Emerald Fennell est l'histoire d'une vengeance liée à la culpabilité. Comme pour les deux séries, le film pointe l'inconscience des hommes qui ont longtemps joui de l'impunité de leurs actes. Le machisme peut prendre des visages très différents, du prédateur ou chevalier servant.

mercredi 13 janvier 2021

Madame de...


Article du 3 décembre 2007

Madame de... est une valse viennoise. La tête me tourne. Mon corps vacille. Le destin est obscur. Saurons-nous l'aborder avec dignité, humilité ? Je pense aux romans d'Arthur Schnitzler. Françoise répond Edith Wharton. Les mouvements amples de la caméra ont l'élégance des personnages. Les avant-plans en amorce renforcent la distance freudienne de notre regard. Ici les miroirs réfléchissent aussi. La lumière de Christian Matras vaporise un voile d'une précision absolue sur les âmes et les objets. Les yeux dans les yeux. Paupières baissées. Un geste. Coup de foudre. La moindre réplique renvoie au décor, à un costume ou à la scène, sans jamais négliger ni les différences de classe, ni les rapports entre les femmes et les hommes. Tout est écrit et tout semble si naturel que nous pénétrons en somnambules les rêves de celles et ceux que filme Max Ophüls. Ses personnages n'ont pas le choix, ils s'enfoncent dans le récit comme nous traversons la vie sans savoir, que lorsqu'il est trop tard...
Les œuvres d'Ophüls sont un ravissement. Je n'en perds pas une bouchée, de l'image comme de ce qui s'y trame, le moindre figurant, les astuces sonores, les cadres de Douarinou, les costumes d'Annenkov, l'époustouflante Danielle Darrieux dans un de ses meilleurs rôles... Ophüls, comme Mizoguchi, fait partie des rares cinéastes mâles à avoir su filmer les femmes en remettant pitoyablement les hommes à leur place, ici Charles Boyer et Vittorio de Sica. Madame de... fut tourné en 1953, entre Le plaisir et Lola Montès, d'après un roman de Louise de Vilmorin qu'adaptèrent Marcel Achard, Annette Wademant et le metteur en scène. L'œuvre est à réévaluer. Max Ophüls figure parmi les plus grands cinéastes français de l'histoire aux côtés de Jean Epstein, Jacques Becker, Jean Grémillon, trop souvent oubliés au profit d'Abel Gance, Jean Renoir ou Marcel Carné. Je ne vais pas citer tout le monde...


Le dvd anglais (zone 2, donc lisible sur un lecteur français) a un bande-son très moyenne (alors que le film lui fait la part belle) et les sous-titres sont insubtilisables, mais l'excellence du film mérite que l'on s'en fiche. Un dvd du Plaisir est également disponible en copie anglaise (Universal), tout aussi épatant et entraînant que Madame de... Ne boudons pas le nôtre, d'autant que l'on devra encore attendre que soit restauré Lola Montès, car voilà plus de quarante ans que l'on ne l'a pas vu avec ses couleurs d'origine.

P.S. de 2021 : depuis, Carlotta a publié de magnifiques Blu-Ray de Lola Montès (enfin restauré comme par magie !), La ronde et Lettre d'une inconnue, 20€ chacun. Je n'ai pas vu celui de Madame de, ni celui du Plaisir, tous deux chez Gaumont...

jeudi 7 janvier 2021

Cinéphilie


Après avoir lu le Top 20 de Thierry Jousse des films anciens qu'il n'avait jamais vus avant cette année confinée, j'ai choisi ma propre liste, ici dans l'ordre chronologique. J'ai souligné le lien de ceux qui m'ont suscité un article.

Zoo in Budapest de Rowland V. Lee (1933)
Plusieurs films de Joseph Cornell (1936-65)
Le Livre noir (Reign of Terror ou The Black Book) d'Anthony Mann (1949)
Les contes merveilleux par Ray Harryhausen (1949-53)
Juliette ou la clé des songes de Marcel Carné (1950)
La version grand écran au format 1.66 de Johnny Guitar de Nicholas Ray (1954)
La Nuit quand le diable venait aussi appelé Les S.S. frappent la nuit (Nachts, wenn der Teufel kam) de Robert Siodmak (1957)
La condition de l'homme de Masaki Kobayashi (Ningen no jōken, 1959-61)
L'héritage des 500 000 de Toshiro Mifune (1963)
I basilischi de Lina Wertmüller (1963)
El Otro Cristobal d'Armand Gatti (1963)
Une poupée gonflable dans le désert d’Atsushi Yamatoya (1967)
Le Socrate de Robert Lapoujade (1968)
Adieu ma jolie (Farewell, My Lovely) de Dick Richards (1975)
Perfumed Nightmare de Kidlat Tahimik (1977)
Une famille dévoyée de Masayuki Suo (1984)
Pluie noire de Shōhei Imamura (1989)
Europa, Europa d'Agnieszka Holland (1990)

mardi 5 janvier 2021

Plus oh ! commandé par France Gall à Jean-Luc Godard


Je connaissais quelques publicités réalisées par Jean-Luc Godard comme l'aftershave Schick, les cigarettes La Parisienne, les jeans Marithé & François Girbaud, mais j'ignorais que France Gall lui avait commandé un clip à la mort de son compagnon, Michel Berger. Pour son nouvel album la chanteuse avait repris Plus haut composé pour elle en 1980. Après un long entretien à Rolle le 28 mars 1996, le cinéaste choisit la forme sur laquelle il travaillait alors, ses Histoire(s) du cinéma, pour raconter la métamorphose de l'art, de la beauté et de l'amour que permet le cinématographe. Je suis incapable de reconnaître tous les emprunts, mais on y voit des tableaux de Manet, Vinci et Goya, des photos de Marlene Dietrich et Charlie Chaplin, des extraits de They Live by Night de Nicholas Ray, Blanche-Neige de Walt Disney, La Belle et la Bête de Jean Cocteau... Et France Gall, son œil, sa bouche... La chanson sonne prémonitoire avec une coloration orphique que Godard souligne explicitement.


Le clip sera diffusé une seule fois le 20 avril 1996 sur M6, car il sera interdit d’antenne, Godard ne s’étant pas acquitté de tous les droits d'auteur. C'est le même problème qui a retardé de dix ans la sortie du coffret DVD des Histoire(s) du cinéma en France. Heureusement j'avais acheté le coffret japonais dont la particularité est d'offrir des entrées thématiques, mais comme ce répertoire est en japonais je n'ai jamais pu en profiter. La version française, acquise par la suite, me semble avoir été expurgée de quelques extraits. Ces emprunts sont probablement aussi la raison pour laquelle Le livre d'image, son chef d'œuvre le plus récent, n'est jamais sorti dans les salles de cinéma, mais uniquement ponctuellement dans des espaces culturels. L'emprunt, qu'il soit littéraire, pictural, cinématographique, voire musical, est la base de l'écriture de Jean-Luc Godard. la plupart des phrases que nous aimons citer de ses films proviennent en général des livres qu'il a lus. Comme la plupart sont dans le domaine public, cela ne posait pas le problème que généreront les extraits de films protégés becs et ongles par les producteurs. L'accord avec le label allemand ECM lui permit de piocher comme il voulait dans son catalogue sonore, mais il n'a pas pu bénéficier des mêmes dérogations avec d'autres firmes discographiques et encore moins avec l'industrie cinématographique. Faire du neuf avec du vieux est pourtant une voie passionnante, qu'elle soit écologique, analytique ou poétique. D'une part il n'y a pas de génération spontanée, d'autre part la citation devient création dès lors qu'elle produit un sens nouveau ou une émotion inédite, mais le droit va rarement dans ce sens !

samedi 2 janvier 2021

Fenêtre sur l'ombre


L'article qui suit pourrait faire office de bons vœux aux plus optimistes. Il ne remontera pas le moral des autres, beaucoup plus nombreux... Car le film d'animation In Shadow me rappelle terriblement ce qui a motivé le scénario de mon CD Perspectives du XXIIe siècle. Miroir du monde qui part à vau-l'eau, il offre malgré tout un petit espoir en coda. Tourné en 2017, il prend encore plus de poids avec l'absurdité de la crise actuelle dite sanitaire. Anesthésiés, bringuebalés dans tous les sens, les citoyens se sentent démunis, oscillant entre la peur et l'absence de perspectives d'avenir. Le Covid-19 n'étant ni le premier, ni le dernier virus, comment serons-nous autorisés à vivre les prochaines catastrophes ? Quelle que sera la menace, nous ne pourrons éternellement répondre par le confinement ou des solutions chimiques hasardeuses. D'autant que ce confinement est celui de nos cerveaux autant que de nos corps. Et ici le gouvernement français en profite cyniquement pour faire voter toutes les lois liberticides et socialement régressives sans que la population se rebelle.
Si le réalisateur canadien Lubomir Arsov s'est inspiré de Carl Gustav Jung, Rudolf Steiner, Georges Gurdjieff, Jiddu Krishnamurti et les gnostiques, il n'en demeure pas moins que son analyse de notre monde peut également être qualifiée de marxiste. In Shadow est un court métrage d'une très grande puissance, dénonçant la violence de la manipulation et le saccage qu'elle engendre...


Le graphisme somptueux se prête bien au sujet, mais la musique devient insupportable à force de répétitivité tout au long des 13 minutes. Le côté anxiogène de Age of Wake par Starward Projections peut plaire au début, or sa monotonie métronomique, particulièrement banale, n'est pas à la hauteur de la richesse des images et des concepts qu'elles véhiculent. Dans un petit entretien, Lubomir Arsov raconte comment et pourquoi il a choisi de substituer des images aux paroles, son film prouvant l'efficacité de son interprétation allégorique.


Plus rudimentaire d'un point de vue graphique, Man de Steve Cutts est également plus direct pour exprimer ce qui me révolte lorsque je dis que "j'ai mal à l'homme". L'humanité a-t-elle la moindre chance de s'en sortir. À l'échelle du cosmos, j'en doute. Si nous jouons les prolongations, seront-elles encore plus meurtrières ou pouvons-nous espérer une mort douce ? Face au cynisme des puissants qui profitent de toutes les crises, préférerons-nous sacrifier ces fous criminels ou des milliards d'individus appartenant à l'espèce humaine, sans compter, encore plus nombreuses, toutes les autres que nous décimons à vitesse V ?