La Revue du Cube continue de sonder l'avenir sous le regard d’artistes, de chercheurs, de personnalités et d’experts les plus variés, sous la houlette de Nils Aziosmanoff. En croisant celle du précédent, la thématique de chaque numéro finit par lui ressembler, parce que les enjeux sont, heureusement et hélas, clairement définis. De perspectives (cette fois Dominique Bourg, Georges Chapouthier, Bernard Chevassus-au-Louis, Nathalie Frascaria-Lacoste, Françis Jutand, Ariel Kyrou) en points vue (ici Franck Ancel, Étienne-Armand Amato, Hervé Azoulay, Emmanuel Ferrand, Maxime Gueugneau, Étienne Krieger, Bertrand Laverdure, Dominique Sciamma, Joël Valendoff, Clément Vidal, Guillaume Villemot et moi-même) les rêves et les craintes dessinent utopies et dystopies, possibles et impossibles, dans un fragile équilibre qui tend chaque jour un peu plus vers la rupture. Des (presque) fictions (là de Philippe Chollet, Laurent Courau, Michaël Cros, Vincent Lévy, Yann Minh, Linda Rolland, Susana Sulic, Technoprog), une rencontre avec Francis Demoz et les liaisons heureuses des Liens Qui Libèrent terminent le tableau de ce neuvième numéro (téléchargeable gratuitement ici), travail d'anticipation où la curiosité l'emporte sur la catastrophe, d'autant que cette "refondation" qui interroge notre immortalité annonce notre disparition.
Sur la surface du globe ne se confrontent plus alors que pessimistes (lanceurs d'alertes) et optimistes (de moins en moins nombreux), renvoyant chacune et chacun à sa propre histoire psychanalytique pour justifier sa pensée. Car aucun de nous ne verra se réaliser sa prophétie, laissant le bilan de nos incohérences aux générations futures, quel qu'en soit leur nombre. Cet héritage passe, non par un recentrage, mais par un décentrage de l'humanité, dans les relations qu'elle entretient à l'intérieur de sa communauté comme de son rapport à la nature. Les apprentis-sorciers aux ordres de marionnettistes cupides nous laissent peu d'espoir... Il n'y a pourtant de salut que dans le partage.

Tandis que je découvre les écrits passionnants des autres rédacteurs je livre ci-dessous ma modeste contribution.

LA QUESTION SANS RÉPONSE
par Jean-Jacques Birgé

J’ai attendu le dernier moment pour écrire sur le thème de la refondation par crainte de me répéter. Empathie, utopie, confiance, après l’humain, créativité, partager, agir, révolution positive ont toutes évoqué des questions sans réponse. J’entends la musique de Charles Ives, phrase suspendue au dessus des cordes. Ou bien les idées que ces notions génèrent en moi font résonner mes marottes et je n’ai pas envie de me relire. Comment arriver à me transporter dans le futur alors que ma fin se rapproche chaque jour ? C’est pourtant le lot de chacun et chacune. Comment comprendre la refondation de l’humanité alors que je suis passé cette année au régime de la retraite ? Si cela ne change rien à mes activités, je ne peux m’empêcher de saisir la balle au bond pour imaginer autre chose.
Ne suis-je pas déjà né plusieurs fois, même si ces naissances n’avaient rien à voir avec quelque révolution technologique ? Je crois me souvenir de la première lorsque j’aperçus des parallélépipèdes rectangles qui se contractaient et se dilataient au rythme d’un cœur comme s’ils allaient m’avaler. Mais que venait y faire le chiffre 7 ? Je n’ai jamais réussi à l’interpréter. La seconde fut sociale. Le vendredi 10 mai 1968, je demandai au proviseur de mon lycée s’il y aurait des sanctions à notre grève. À sa réponse négative on me porta en triomphe et nous filâmes enfoncer les portes du lycée de filles. Je passai le mois qui suivit dans la rue, ne portai plus jamais de cravate et décidai de faire dès lors seulement ce qui me plairait et que je croirais juste. La troisième fut moins joyeuse. J’avais quarante ans pendant le siège de Sarajevo et j’en revins en ayant résolu ma peur de la mort. J’y avais connu l’horreur et le meilleur de l’homme, lorsqu’il ne reste plus rien à partager que la poésie. Chacune de ces révolutions transforma ma vision du monde et ma manière de vivre avec mes congénères. La quatrième est la rencontre de mon actuelle compagne il y a quinze ans. Ces naissances accouchèrent de prises de conscience, with a little help from my friends, dont on peut affirmer qu’elles tinrent lieu de refondation.
Ces remarques quasi métonymiques frisent un existentialisme de bazar qui interroge l’endroit d’où je pense. En tant qu’artiste ne brigue-je pas une certaine immortalité et mon absence de foi mystique n’annonce-t-elle pas ma disparition biologiquement inéluctable ? Immortalité et disparition ressemblent ainsi à deux chimères inséparables, sauf lorsqu’elles concernent l’humanité.
La puissance technologique quelle qu’elle soit ne saurait en effet s’opposer aux forces cosmiques et l‘histoire de l’humanité « restera » insignifiante à l’échelle de l’univers. Il suffit d’une comète, d’un changement climatique ou je ne sais quoi pour pulvériser notre monde fragile. Notre orgueil nous pousse à des questions absurdes et des suppositions qui ne le sont pas moins. Est-il même souhaitable que l’espèce soit préservée à terme lorsque l’on constate son incessante barbarie ? Évidemment nous ne pouvons souhaiter qu’une amélioration des conditions de vie sur Terre pour nous enfants et petits enfants. J’accumule les paradoxes, perdu entre la raison et mes désillusions.
J’ai commencé par exprimer ma crainte de la répétition. Or toute vie n’est qu’un empilement de cycles de fréquences différentes, comme les ondes qui se superposent pour fabriquer un timbre harmonique. Nul ne peut y échapper si ce n’est par l’entropie. Les notions de moins ou plus l’infini sont-elles même encore envisageables dans cette perspective catastrophique ?
La science ne peut être d’aucun secours tant qu’elle servira une classe sociale au détriment des autres. Il y aura de nouvelles révolutions, un cycle succédant au précédent, provoquées par l’arrogance des élites perdant systématiquement le sens des proportions. Et puis cela recommencera. Jusqu’à l’ultime catastrophe. L’extraordinaire vient que nous soyons à même de nous poser la question, fut-elle éternellement sans réponse.