Il y a dix ans je dessinai un petit portrait illustré de l'écrivain Vercors. Je suis tenté de le rééditer aujourd'hui, confronté à des réflexions que me dictent des discussions sur l'avenir menées récemment avec des jeunes gens inquiets du leur ou de celui de leurs enfants. À l'étude de l'Histoire comment espérer que les choses s'améliorent un jour ? Un jour peut-être, une nuit debout, mais l'état de grâce semble éphémère face à l'appétit suicidaire et criminel des plus gourmands. Il suffit d'en abattre un pour qu'un autre se sente investi de la place libérée. Les révolutions sont des cycles qui repassent systématiquement par les mêmes points sur l'axe des abscisses. L'arrogance des puissants nous mène chaque fois à la catastrophe. Qu'en est-il de l'évolution de l'espèce ? Tant qu'il restera des historiens, notre époque apparaîtra certainement comme l'une des plus cruelles de l'Histoire de l'humanité, et des plus absurdes. La course au progrès sonne la mort de la planète. Nous allons vite, nous nous chauffons et nous nous éclairons grâce aux énergies fossiles qui polluent l'air que nous respirons, nous jouons les apprentis-sorciers du nucléaire, notre alimentation carnée affame le tiers monde (pour fabriquer un kilo de protéine animale il en faut sept de végétales). Et quelques petits malins ne trouvent rien de mieux que d'exploiter la force de travail de leurs congénères pour se goinfrer, aller encore plus vite, dans un mouvement mortifère exponentiel.
En regardant le film Le fils de Saul on peut comprendre que les Juifs ne furent que les boucs-émissaires d'une haine viscérale de l'humanité tout entière, le refoulement de l'autre qui est en soi devenu insupportable. Ils n'étaient pas les seules victimes de la folie nazie, les communistes avaient subi les premiers ce "crime contre l'humanité" qui porte bien son nom, y succombèrent les improductifs pensionnaires des asiles pour vieux ou d'aliénés, les homosexuels, les Tziganes, etc., toutes celles et tous ceux qui ne rentraient pas dans le moule de cette nouvelle société. Celle-là fut arrêtée, mais qu'en est-il réellement de la nôtre qui fomente partout des guerres, sauf chez nous, sous des prétextes fallacieux ? Elles cachent simplement nos besoins d'énergie, d'alimentation, de nouvelles technologies, notre soif de dominer le monde et la matière, toutes les autres espèces, tout ce qui vit, soit l'intégralité du monde que nous sommes capables d'appréhender et d'atteindre de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Ce ne sont pas six millions de victimes, ou même onze millions si l'on intègre toutes celles du nazisme, mais des centaines de millions que nous affamons, détruisons par les armes que nos États fabriquent, asservissons en les payant une broutille et en leur faisant croire à l'inéluctabilité de leur condition d'exploités. Leur démission, savamment inculquée par les médias relayant les lois inventées par les maîtres d'un monde qui se servent aujourd'hui des images comme ils l'ont toujours fait à grand renfort de religion et de patriotisme, du concept familial ou du fantasme de la propriété, est la condition indispensable pour que le système perdure. Ce sont les questions que se posent les tenants de la décroissance, les réflexions de certaines Nuit Debout, les citoyens qui ne veulent plus qu'on leur bourre le mou avec une démocratie qui n'en a que le nom... Pour comprendre cette organisation diabolique on peut avoir recours à la psychanalyse et au matérialisme historique, mais on oublie trop souvent que nous sommes aussi des mammifères qui avons pris le pouvoir sur toutes les autres espèces animales, que nous les avons assujetties, exploitées en bonne conscience en décidant qu'elles n'avaient pas d'âme, que nous avons coupé le cordon ombilical qui nous rattachait à la nature, et que nous en subissons les conséquences comme tous les colonialistes, coincés entre détruire les peuples qu'ils volent ou les exploiter productivement. Nous avons ainsi cette attitude envers tout ce qui n'est pas nous-mêmes, et la nature entière en fait les frais. Nous oublions que c'est elle qui nous a fait et nous a permis de survivre jusqu'ici. Combien sommes-nous seulement à vouloir vivre ?

Suit le texte publié le 8 juillet 2006 (et augmenté de quelques liens) sur Vercors, écrivain incontournable et pourtant mésestimé, qui me semble le plus proche des interrogations de mon nouvel article...

Les dessins de Vercors


Heureusement qu'approchent les vacances. Il y a des matins où il est difficile de rédiger mon article. Je ne sais pas toujours par quel bout commencer. Souvent le sujet s'impose de lui-même. Parfois une image m'entraîne. Ce matin, j'ai pensé proposer les incunables qui hantent ma bibliothèque : Cover to Cover de Michael Snow, Bonjour Cinéma de Jean Epstein, Essays before a Sonata de Charles Ives, un rouleau de piano mécanique de Conlon Nancarrow, des partitions des années 20 magnifiquement illustrées, des 33 tours devenus introuvables... Je me suis arrêté sur deux livres de Jean Bruller dit Vercors, hérités de mon père et dont j'ignore le cheminement. Silences date de 1937, les vingt aquarelles de La nouvelle clé des songes de 1934.

Avant d'entrer en résistance et de publier clandestinement Le silence de la mer en 42, écrit l'année précédente, Vercors était le caricaturiste Jean Bruller. Je ne l'ai appris qu'en 1983 lorsque nous avons choisi le Rêve de l'incompétence inopportune (ci-dessous) comme pochette du deuxième disque du grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané, Les bons contes font les bons amis. Recherchant l'autorisation de Jean Bruller, je tombai sur Vercors ! Symbole de la résistance à l'occupation nazie, pacifiste prônant la résistance civile, compagnon de route du Parti Communiste jusqu'à l'invasion de la Hongrie en 1956 (nationalité de son père), cofondateur des Éditions de Minuit alors clandestines, Vercors avait eu une autre vie, avant. La guerre a tout changé, son mode de vie, sa conscience, son métier. Il est devenu écrivain. Et là encore, il y a deux Vercors, le résistant (Le piège à loup, Armes de la nuit, La puissance du jour, Les yeux et la lumière, La bataille du silence) et l'humaniste (Les animaux dénaturés, Sylva, la traduction de Pourquoi j'ai mangé mon père de Roy Lewis...). En 1990, Rita Vercors m'écrivait en parlant de lui, « mon mari - Vercors et Jean Bruller », et lui signait simplement Bruller. Il mourra un an plus tard à l'âge de 89 ans.


Invité à l'émission Apostrophes, comme Bernard Pivot lui demande pourquoi il n'est jamais passé à la télévision depuis trente ans, Vercors lui retourne ironiquement la question. C'est un homme intègre, un philosophe qui défend ses idées par le biais de la littérature. Chargé d’établir la « liste noire » des écrivains collaborateurs, il plaide pour la responsabilité de l’écrivain. N’acceptant pas l’intransigeance partisane d’Aragon et ne voulant plus jouer le rôle de la « potiche d’honneur », il démissionne de la présidence du Comité National des Écrivains. Il s’éloignera de toute participation à la vie publique tout en restant fidèle à ses idéaux, s’engageant contre la guerre du Vietnam. Il avait déjà été l'un des signataires de l’Appel des 121 réclamant le droit à l’insoumission pendant la guerre d’Algérie.


La qualité des gravures est exceptionnelle, les couleurs tranchent avec les impressions habituelles. Bruller les réalise chez lui, à Villiers-sur-Morin au cours de l'été 1937, et précise que « le tirage, dépendant des loisirs de l'artiste et de son courage, s'est fait par tranches... » Un dernier détail dont je me souviens, c'est la taille de ses oreilles, je n'en ai jamais vu d'aussi grandes.