70 Humeurs & opinions - décembre 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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vendredi 24 décembre 2021

Défaite de famille


Cette année, pas de "grand" rassemblement familial, du moins pour nous. Les distances géographiques, le virus et ses commentateurs ont eu raison des fêtes de fin d'année. Pour protéger les plus fragiles, chacun reste plus ou moins chez soi. Si nous sommes nombreux et enjambons ces précautions, nous nous grattons le nez entre nous. Je te tiens, tu me tiens par le coton-tige, le premier qui éternue aura une tapette. D'une certaine manière, ce n'est pas moi qui m'en plaindrait. Il n'y a qu'à relire "Le bouquet de misère", mon article du 23 décembre 2008 auquel j'aurais tendance aujourd'hui à mettre un bémol, je devais probablement en avoir lourd sur la patate belle famille ! De toute manière, je déteste les fêtes à date fixe. Seuls les anniversaires persos ont grâce à mes yeux. Ou alors pour les jeunes enfants, mais je n'étais pas encore grand-père... J'en profite tout de même pour glisser Défaite de famille, l'excellent clip d'Orelsan, histoire d'ajouter un peu d'humour à cette journée que je vous souhaite très douce malgré ce qu'elle véhicule de contrariétés et de contradictions...

De gauche à droite : Jean mon père à la pipe, mes grands-parents maternels Roland avec cigarette et Madeleine, leurs trois filles, Catherine avec cigarette, Geneviève ma maman, Arlette, mon cousin Serge, et assis par terre : mon cousin Alexandre, ma pomme et ma sœur Agnès ; c'est donc mon oncle Gilbert qui prend la photo.

LE BOUQUET DE MISÈRE

La période des fêtes de fin d'année est propice aux règlements de compte familiaux, ou, du moins, elle délie les langues et expose en plein jour les contrariétés ravalées. Non, ce n'est pas toujours une trêve ! À Noël se retrouver ensemble ou s'en exclure exacerbe les sensibilités. Les souhaits s'expriment, et pourtant on ne se fait pas de cadeau. Le jour de la nativité pour les Chrétiens, le spectre de la mort rôde. Les Orthodoxes fêtent Noël le 6 janvier, on est dans les dates. Les Juifs, ayant pour coutume de se plaindre toute l'année et d'aborder de front les questions névrotiques, ne pourront échapper à la tentation ! J'ignore comment cela se passe pour les autres, mais tout rassemblement familial peut être une occasion inespérée de laver son linge sale en famille.
La famille ! Mon père m'expliqua très tôt qu'on ne lui devait rien si l'on ne partageait pas les mêmes valeurs morales avec les personnes concernées. Ascendants, descendants, collatéraux ne pouvaient prétendre à aucun traitement de faveur. La famille dont on hérite et à laquelle on donne naissance est le creuset de toutes nos névroses. Celle que l'on se choisit est autrement plus motrice, elle porte "notre" avenir plus sûrement que les lois du sang. Les deux ont évidemment souvent des éléments communs.
Mais jusqu'où s'étend le cercle de la famille ? Les pièces rapportées, conjoints et conjointes, en font-elles partie ? Lorsque des problèmes surviennent au sein du noyau familial, il est à craindre que leur rôle assigné soit celui du fauteur de troubles et qu'il ou elle devienne de fait le bouc-émissaire, le bouquet de misère comme l'appelait Marianne lorsqu'elle était enfant. Quelle que soit la parenté, les uns et les autres préfèrent souvent éluder la question en reportant leurs reproches sur un tiers plutôt que d'assumer les secrets enfouis, les rancœurs inexprimées, les mensonges idiots qui pourrissent leur vie et continueront à le faire tant que les responsabilités de chacun n'auront pas été assumées, et le pire, c'est que cela se transmet ! Ça se passe comme souvent dans les feuilletons français à la télé : c'est le provincial ou l'étranger qui fiche le souk dans le groupe ! À défaut de pouvoir incarner le mal, il sera le révélateur diabolique des dissensions internes. Devant la peur d'affronter la vérité, fut-elle multiple, par lâcheté ou par bonté d'âme, la fuite ne laisse aucune autre échappatoire que de désigner un coupable qui permette de se rabibocher plus tard entre soi.
Brus, gendres, belles-sœurs, beaux-frères, belles-mères, etc., n'en prenez pas ombrage. Les rôles s'inversent aisément dès lors qu'il y a union, légale ou factuelle qu'importe, c'est le pouvoir des uns sur les autres qui est en jeu. La résistance accule l'autorité à la prise d'otages. La seule échappatoire réside dans l'émission claire de ses vœux. L'expression assumée du désir libère la libido et permet de savoir ce à quoi l'on tient, ceux et celles avec qui nous souhaitons grandir. La famille est un frein dès lors qu'elle nous enferme dans des coutumes dont les usages ne sont plus discutés. On mettra ainsi toute sa vie à savoir qui l'on est, ce qui nous appartient en propre et ce dont nous avons hérité sans le vouloir.


clip d'Orelsan de 2018

mercredi 15 décembre 2021

Un poing c'est tout


Johannesburg, avril 1993. Les lois de l'apartheid ont été abolies, mais les élections ne porteront Mandela et l'ANC au pouvoir que dans un an. L'extrême-droite est toujours à l'œuvre. Des snipers sont embusqués dans les townships. Le secrétaire général du Parti communiste sud-africain (SACP), Chris Hani, vient d'être assassiné. Le lendemain, une marée humaine danse en formant des vagues comme un dragon chinois de la largeur de la rue. Le tapis volant qui s'avance en chantant se hérisse de poings levés. L'image replace l'individu au milieu du groupe. Chacun est seul, debout, avec tous les autres, ensemble, dans l'action. Les poings se lèvent vers le soleil. Il y aura à nouveau de la lumière si on décide de la réinventer.
P.O.L. me fait justement remarquer que mes billets politiques manquent d'humour. Ce serait certainement plus efficace, mais je ne sais pas. Peut-être ai-je peur de devenir cynique, de perdre les illusions de mes jeunes années ou encore de trahir les anciens qui m'ont transmis l'histoire de leurs luttes. À moins que ce ne soit qu'une icône héroïque remontant à l'enfance, le goût de l'ultime rebondissement salvateur, mâtiné d'un complexe culturel, de culture physique cela va de soi ! Non, cela n'allait pas de soi. J'avais l'impression de n'avoir d'aura charismatique que dans la parole du tribun... Les journaux satiriques me font à peine sourire. Dans mon cœur je suis un pleureur, un saule acidifiant ses larmes, un jeu de mots me fournissant mes armes comme de fines lames tranchant dans le vif du sujet. J'envie les humoristes capables à la fois de faire des analyses et des propositions. J'aimerais terminer par une pirouette comique, mais n'accouche chaque fois que d'une envolée lyrique. Rien d'anormal pour un musicien ! La musique est rarement drôle.

Photogramme de mon film Idir et Johnny Clegg a capella (Vis à Vis, Point du Jour)

Article du 30 janvier 2009

lundi 13 décembre 2021

Nous sommes faits


Ma mère disait que nous devenons ce dont on nous accuse. Quel souci de conformité au regard de l'autre nous pousserait à adopter les défauts dont on nous affuble ? J'évoque les traits de caractère péjoratifs, mais il en est de même avec les qualités. Répétez à quelqu'un qu'il est bon, il aura plus de mal à vous décevoir. Répétez-lui qu'il est mauvais, il s'évertuera à vous donner raison plus souvent qu'à vous prouver le contraire. Notre crédulité est-elle en jeu ou est-ce une façon de supporter l'injustice en devenant fidèle à l'image que nous donnons ? Les enfants sont particulièrement touchés par le phénomène. Nos facultés de résistance sociales sont limitées. Il est plus facile de conforter l'impression que nous donnons que de changer ou de tenter de transformer les a priori extérieurs dont nous souffrons. Cela tient à la fois de la méthode Coué et du bourrage de crâne. Le caractère se forge avec le temps pour répondre aux sollicitations sociales ou à l'héritage familial. La névrose n'a rien d'inné. Elle permet de se positionner dès le plus jeune âge face aux émotions dont nous sommes les enjeux, qu'elles soient de l'ordre de la tendresse, de l'agression ou du désordre.

Article du 3 février 2009

vendredi 10 décembre 2021

Bonne humeur et mauvaise conscience


Les deux terrains coexistent. Dans la sphère privée, l'hédonisme est de rigueur. Face à la société humaine, l'addition est douloureuse. On a beau apprécier les grimaces de clown et la danse du ventre, comment accepter le plaisir sans le partager avec le plus grand nombre. La partouse épicurienne à l'échelle de la planète est un rêve d'enfant. Que chacun mange à sa faim, ait un toit et la possibilité de choisir son destin peut sembler un vœu pieu, mais quel autre enjeu vaut-il que l'on s'accroche à la vie ? Le droit de régresser n'est pas donné à tout le monde. L'exploitation de l'homme par l'homme, son assujettissement, les crimes dont il est autant victime que complice empêchent la libido de s'épanouir. Elle renvoie toujours à l'enfance, par le vertige du sexe, la faim du sybarite, l'odeur de sa merde ou la précieuse quête d'un Graal aussi naïve que nécessaire. Le cycle inexorable ressemble plus aux cercles d'un derviche qu'à une évolution. La spirale est double, ascendante dans les élévations de l'âme, abyssale dans sa pitoyable impuissance. Le singe n'arrive plus à se redresser. Nous voilà bien ! À mettre en scène ses contradictions, le corps est plus démonstratif que l'esprit. Pas d'enfumage, mais les manifestations physiques du combat que se livrent le désir de vivre et sa propre incapacité à la partager hors du cercle des initiés. C'est dégueulasse. Que l'on ne s'étonne point que cela fasse mal ou rende malade. Le drame est total, la difficulté d'être absolue. Les nantis de la planète, minorité aux commandes, ayant-droits historiques ou citoyens de base, jouissent ou du moins ils le croient, s'étourdissant dans la consommation des objets ou des sensations. C'est de nous tous, sans exception, dont il s'agit, si vous êtes seulement "équipés" pour lire ces lignes. Mais lorsque la mort se présente que reste-t-il à cet infiniment petit, perdu dans le vaste univers du temps, que la satisfaction d'avoir su prendre et donner, de partager ses richesses et ses interrogations, qu'elles fussent matérielles ou spirituelles ? C'est bref. Raison de plus.

Paysage sylvestre au lever du soleil (1835) de Caspar David Friedrich

Article du 28 janvier 2009

mercredi 8 décembre 2021

Le soleil brille aussi la nuit


Je n'ai jamais compris les camarades qui pratiquaient le révisionnisme en assimilant leur relation passée à une trahison, comme si tout ce qu'ils avaient vécu n'était que mensonge. Parfois les chemins se séparent, l'habitude érode les sentiments, le désir se dilue dans le quotidien, les défauts que l'on trouvait charmants deviennent insupportables, mais l'amour partagé avant que cela dégénère ne peut être remis en question. Cela ne concerne évidemment pas les roueries des pervers polymorphes et des êtres violents. Il m'est arrivé de me tromper sans que cela soit grave. Quelques jours ou semaines valaient le coup d'essayer. L'expérimentation fait partie du jeu de l'amour et du hasard. Une seule fois, dans ma vie, j'ai fait une vraie erreur de casting et j'en ai beaucoup souffert, mais je ne ressens aucune animosité envers cette personne, essentiellement victime d'elle-même. Une autre fois je me suis très mal comporté pour dissuader une autre de s'accrocher à moi, j'en porte encore la honte, mais je n'avais pas le choix. Il m'arrive de googliser mes ex pour savoir ce qu'elles sont devenues. Je suis rassuré d'apprendre que la vie leur a été clémente. D'autres ont disparu et je m'inquiète encore pour elles, subodorant parfois le pire. Passé le traumatisme du clash, il me semble logique que la relation intime se transforme en amitié sincère. J'ignore si c'est faire preuve d'un manque d'imagination, mais je suis incapable d'effacer le passé ou de refaire l'histoire.
Comment peut-on la réécrire après séparation ? Noircir le tableau n'est jamais à son avantage. Le deuil suffit. La vie recèle maintes surprises, les bonnes alternant avec les mauvaises. Passé le choc de la révélation, aucune douleur ne me semble plus terrible que celle que l'on s'inflige à soi-même. N'étant pas adepte du nowoman's land j'ai toujours œuvré pour la reconstruction, persuadé que le désert héberge l'inconnue. Celles et ceux qui ont la mémoire courte risquent l'extinction des feux. Je serais plutôt du genre à renaître de mes cendres, quitte ensuite à entretenir la flamme comme au premier jour. Ainsi le soleil brille aussi la nuit. Néanmoins prudent, j'envisage l'après même s'il arrive le plus tard possible, sans ne jamais renier les miracles d'antan. C'est évidemment le cœur léger que je tape ces lignes, porté par les petites ailes de Cupidon.