Franck Vigroux me recommande 5 disques formidables. Le premier est le Coptic Light de Morton Feldman, couplé avec Violin and Orchestra. Je reconnais chez Feldman la filiation directe de Charles Ives, en particulier les influences flagrantes de The Unanswered Question et Central Park in the Dark (compilation Ives idéale avec la Holidays Symphony, dir. Tilson Thomas). Un éventail d'ambiances délicates comme murmurées, jouées en sourdine, feulements, frottements et rencontres inattendues.
Viennent ensuite deux cd de Scott Walker (ex-Walker Brothers), Tilt (1997) et The Drift (2006), sombres paysages cinématographiques de rocker intello. Superbe. La diction me rappelle Jack Bruce chez Michael Mantler. L'orchestration est hyper-moderne, industrielle et animale, minimale et symphonique. J'adore tout ce que fait Mantler, la monotonie apparente, l'inexorabilité, le timbre des voix (Bruce, Wyatt, Faithfull...). Écouter Scott Walker me donne cette impression léthargique d'énergie contenue, son chant rappelle Elvis dans un opéra contemporain. Quelques petites extravagances soniques me font préférer The Drift, une merveille, ça finira par se savoir. Les sons métalliques font grincer les neurones, les grosses caisses cognent à la porte, les bruitages narratifs n'enlèvent rien à l'abstraction... Les références se nomment Pasolini ou Brecht, les évocations de Mussolini ou Milosevic rappellent la noirceur de Triste Lilas de Vigroux, atmosphères de fin du monde, l'enfer comme si vous y étiez...


J'ai gardé le meilleur pour la fin. Hervé Zénouda m'en avait parlé il y a un an et demi, Franck Vigroux me fait passer à l'acte, et à la caisse. Professor Bad Trip et An Index of Metals (Cypress Records) de Fausto Romitelli, compositeur contemporain autant inspiré par le free que le rock, par l'école spectrale que par l'électro-acoustique, sont d'authentiques chefs d'?uvre. Même s'il touche à une probable et relative immortalité, son prénom ne l'aura hélas pas empêché d'être emporté par un cancer en 2004, à l'âge de 41 ans. La musique est d'une puissance incroyable, la richesse du matériau sonore inépuisable, l'architecture une cathédrale. Donnez à un adepte psychédélique d'Henri Michaux, un fanatique de l'impureté, un enfant de "l'artificiel, du distordu et du filtré", les moyens proprets de l'institution contemporaine, et vous pourriez réussir le cocktail alchimique explosif qui a cramé ma galette argentée. L'ensemble belge Ictus le suit dans ses expérimentations démentes. Avec ou sans électronique ajoutée, la musique sonne inouïe. Dans le premier disque, à côté des pièces d'ensemble, il y a un solo de flûte à bec contrebasse qui sonne comme de grandes orgues et Trash TV Trance, un solo de guitare électrique dont pourraient s'inspirer à leur tour les expérimentateurs les plus aventureux.


Le second album de Romitelli est un double, version audio et version dvd en vidéo-opéra cosigné avec Paolo Pachini. La musique est encore plus corrosive que dans les ?uvres précédentes. Utilisation de tous les bruits parasites, grattements de vinyle, friture numérique, clics, infrabasses, dans un univers varèsien adapté au nouveau siècle... On passe d'un monde à l'autre sans ne jamais quitter l'univers. La guitare électrique se même parfaitement à l'orchestre. Qu'écoutait donc Romitelli pour se détendre lorsqu'il rentrait chez lui ? A-t-il jamais fait de la scène lorsqu'il était adolescent ? Qu'y a-t-il vu et entendu ? Tant de questions sans réponse me brûlent les lèvres tandis que je suis assailli par les sons qui m'entourent et "ignorant des choses qui le concerne". Deux versions image, un ou trois écrans. Deux versions son, stéréo ou 5.1. Le travail vidéographique est décent, mais la "modernité" (comprendre "qui suit la mode") affadit le propos musical beaucoup plus ouvert et généreux. Le texte lui-même propose des hallucinations autrement plus originales (Drowninggirl, Risinggirl, Earpiercingbells). J'imagine une interprétation à la Godard dans son Histoire(s) du cinéma plutôt que ces textures cliniques, fussent-elles empruntées au réel (exercice de style que de fabriquer des images de synthèse sans aucun artifice ; je choisis ici mes moments préférés comme illustrations). Mais quel bonheur de découvrir un nouveau compositeur que l'on ignorait encore la veille ! Romitelli s'est éteint à Milan le 27 juin 2004. An Index of Metals est son requiem.
Ces cinq albums sont sous-tendus par des dramaturgies de matière qui racontent une histoire, poèmes tremblés parfaitement maîtrisés. Ils mènent inexorablement au travail de Vigroux. Je me reconnais dans le drame (entendre théâtre et plus précisément théâtre musical radiophonique) comme dans le Drame (comprendre Un Drame Musical Instantané). Lorsque j'entends ou que je vois des choses qui me plaisent, je n'ai plus à les réaliser moi-même, ça me fait des vacances. Quel soulagement !