En 2004 Frédéric Goaty me commande un article pour Jazz Magazine sur ma relation personnelle avec Frank Zappa que j'intitule Les M.O.I., l'émoi et moi. J'ai souvent écrit qu'il était le père de mon récit (musical), évitant consciencieusement d'en devenir un spécialiste comme je refusai de le faire pour Robert Wyatt sous prétexte d'une complicité qui risquait de m'enfermer dans une image ne correspondant absolument pas à mon travail de compositeur. Jeune homme j'eus en effet la chance de rencontrer mes idoles et de leur poser les questions qui me préoccupaient. John Cage eut la gentillesse de me recevoir un après-midi au Centre Pompidou pour parler de Trop d'adrénaline nuit, le premier disque du Drame. Le contact avec Jean-Luc Godard fut moins productif (!), mais les rencontres étaient plus simples qu'aujourd'hui. Si j'avais eu la chance de souffler dans le saxophone soprano de Sidney Bechet en sautant sur ses genoux, des évènements abracadabrants de mon adolescence m'offrirent de jouer de l'harmonium avec le Beatle George Harrison chez Maxim's à Paris pour accompagner les Dévôts de Krishna ou de faire le bœuf à la flûte avec Eric Clapton à la guitare sèche dans la villa de Giorgio Gomelsky, le manager des Rolling Stones. Lorsque l'on me demande comment j'ai réussi à me trouver là, je raconte que j'ai appelé John Lennon qui m'a donné le numéro de Harrison, j'ai enjambé une barrière et me suis planté devant Zappa la première fois à Amougies, j'ai été embarqué chez Pink Floyd parce que je balayais quand Gomelsky, énervé, a fichu tout le monde à la porte, de passage à la Fondation Maeght ma petite sœur Agnès et moi étions devenus des mascottes pour le Sun Ra Arkestra, Philippe Arthuys me confia le volant d'une Alpine Renault parce qu'il n'avait pas d'autre chauffeur, etc. Faire le light-show de groupes pop m'ouvrit aussi quelques portes. Plus tard, assister Jean-André Fieschi me permit de côtoyer tous les gens de cinéma dont je rêvais et bien d'autres ; travailler avec Bernard Vitet eut le même effet dans les cercles musicaux... Années de formation excitantes, faciles, évidentes.
Retrouver les débuts de Zappa sur un DVD publié récemment (sans l'autorisation du Cerbère familial) est une bonne surprise. Frank Zappa & The Mothers in the 1960's est le meilleur documentaire sur le sujet qu'il m'ait été donné de voir. En général je préfère les documents aux entretiens, mais les commentaires suivant la chronologie discographique sont ici passionnants et les extraits intelligemment choisis pour illustrer les propos de Jimmy Carl Black, Bunk Gardner, Don Preston et Art Tripp. Les années 60 coïncident avec la période la plus inventive de Zappa : Freak Out! (1966), Absolutely Free, We're Only In It for the Money, Lumpy Gravy (1967), Cruising With Ruben & the Jets (1968) et Uncle Meat (1969)... Il en va souvent ainsi des premiers pas des créateurs. C'est le moment où les rêves deviennent réalité. Le langage est posé. La suite est généralement une relecture, un approfondissement, une recherche de précision, mais la jeunesse possède une fougue et une fraîcheur qu'aucun travail acharné ne pourra jamais égaler. L'excellence est une autre histoire. L'acrobatie consiste à retrouver sans cesse l'état de création dans lequel nous étions lorsque n'existait encore aucun autre enjeu que de savoir ce que nous voulions.
Savoir ce que l'on veut est la clef d'une vie bien remplie. Les moyens d'y accéder découlent ensuite d'eux-mêmes, à condition de les encadrer d'une conscience morale à toute épreuve !