Bien que je n'ai jamais souhaité remplacer mes vinyles par leurs versions CD, je m'aperçois que je n'en fais plus très souvent tourner sur la platine. Leur poids et leur taille les avaient relégués au rang le plus bas de mes étagères et il y a quelques années nous avons adossé un canapé devant eux. Il suffit de le pousser avec le genou et de se baisser pour lire les tranches. C'est rangé serré. Conclusion : j'écoute moins de musique classique, car les interprétations que je possède dans ce format sont de référence, du moins les miennes. Bruno Walter, Arturo Toscanini, Pierre Boulez, des incunables de Charles Ives, Arnold Schönberg, Erik Satie, Enrique Granados, Hector Berlioz, etc. Les bruits de surface qui crépitent à côté de l'âtre ne me gênent pas tant. La durée d'une face de 33 tours est parfaite. Vingt, vingt-cinq minutes. Elle m'oblige à faire une pause, réactualisant mon acuité auditive. La même qu'exécutait l'orchestre entre deux mouvements quand j'allais au concert, a fortiori entre deux œuvres. Le flux continu délivré par iTunes ratiboise l'attention et le sens critique, sans parler du mp3 qui dissout "ce qui n'est pas important" dans le son, les détails. Autant dire qu'écouter de la musique classique dans ce format équivaut à s'enfiler des boules Quiès dans les oreilles, quelques informations arrivant tout de même à passer. Je n'ai pas remplacé non plus ma collection de musique expérimentale, un enchaînement de collectors qui s'étale de A à Z. Scat, précédente âme de ces lieux, a fait ses griffes sur les pochettes des disques pop de mon adolescence, là j'ai presque tout racheter en CD, espérant parfois changer d'angle dans la redécouverte d'un Zappa ou d'un Hendrix. Mais les remasterisations décapantes apportent moins d'émotion que les craquements qui ne sont en définitive que l'enregistrement du temps passé avec ces galettes. Chaque poc est une inscription que j'ai laissée un soir ou un matin dans le creux du sillon. Sa spirale m'entraîne dans un voyage qui dépasse les intentions des compositeurs, des interprètes et des manufacturiers. Les neuf cent cinquante centimètres carrés de la pochette donnent à l'objet son sens graphique et les notes au verso permettent de les lire sans se crever les yeux. Il ne faut pas non plus exagérer. L'enregistrement CD d'un vieux Beatles ou d'un Sun Ra ravive autant la mémoire qu'une vieille cire. J'ai rangé les 78 tours au deuxième étage avec le gramophone à manivelle. Le support importe peu, c'est la musique qui fait vibrer mes neurones en sympathie et dresser les poils sur les bras. Je n'ai rien contre une puce que l'on fera glisser devant son smartphone pour déclencher des orages symphoniques dans ses haut-parleurs, mais je reste attaché à l'objet, peu importe sa taille, sa forme et même sa matérialisation tant que je peux en jouir allongé sur le divan. Les producteurs de disques ne sont pas les seuls à avoir des problèmes de stockage. Dans une moindre mesure ! Tout reste toujours à inventer. Pendant ce temps, la musique traverse les âges...