70 Musique - mai 2011 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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jeudi 26 mai 2011

La voix est libre aux Bouffes du Nord


Crime de lèse-Duchamp, Hélène Sage (photo 1) tapait allègrement sur sa collection de Ready Made tandis que Pierre Meunier sautait sur place pour scander son texte. J'étais hélas incapable d'écouter le flot de ses bons mots, accaparé par l'improvisation musicale dont les outils bruts sonnaient comme un poème électronique que n'aurait pas renié Edgard Varèse.
Suivaient les peintures noir et blanc de Vincent Fortemps qui venait de recevoir le Prix belge du Meilleur Livre et qu'accompagnaient Jean-François Pauvros à la guitare électrique et Alain Mahé électro-acoustique délivrée par ordinateur. Les dessins maculés, grattés, malaxés, projetés en transparence sur l'écran se transformaient sans cesse, créant de magnifiques abstractions dont l'ultime était étalée sur le visage barbouillé de l'artiste au moment du salut !


La première partie de cette seconde soirée des Jazz Nomades aux Bouffes du Nord se termina par un incroyable numéro chorégraphique de Jeanne Mordoj (photo 2) jonglant avec des jaunes d'œuf. La voix de Catherine Jauniaux et le violoncelle de Gaspar Claus jouaient les blancs avec la grâce d'une montée en neige pour réussir la plus belle omelette qu'il m'ait été donné de déguster au théâtre.
Après l'entr'acte de la soirée intitulée Glissements progressifs du désir en référence à Robbe-Grillet, la comédienne Cécile Duval éructa avec rage et humour un texte corrosif de Charles Pennequin que la chanteuse Guylaine Cosseron reprenait en écho, malaxé par les effets spéciaux de sa voix virtuose.


En guise de conclusion, le trio des Diaboliques (photo 3) fit corps, et d'esprit. Cela faisait des décennies que je ne les avais vues sur scène. La chanteuse Maggie Nicols, dans une forme éblouissante, ponctua ses sauts périlleux d'alertes claquettes et de son célèbre humour british dont les balles étaient merveilleusement rattrapées par la pianiste Irène Schweizer et la contrebassiste Joëlle Léandre, a piece of cake ! Entendre une tranche de gâteau plutôt qu'une tranche de vie...
Toute la soirée on aura été dans l'accompagnement magique de solistes bien allumé(e)s, ce lustre de bougies incandescentes rendant ses ors à la magnifique salle du Théâtre des Bouffes du Nord, toujours brute dans son jus.

P.S. : la soirée est intégralement en ligne jusqu'à fin décembre 2011 sur le site d'Arte !

mercredi 25 mai 2011

Sincères


Exprimer son sentiment sur le travail d'un ou une amie est un exercice toujours délicat lorsque l'on a choisi d'être sincère. Il est, par exemple, vain de dire quoi que ce soit à l'issue immédiate d'une représentation. L'artiste qui sort de scène n'a pas d'oreille, du moins pour entendre d'autre critique que les louanges de rigueur. La plupart des invités préféreront donc s'en tirer hypocritement par des applaudissements en esquivant le sujet, quitte à s'en ouvrir en l'absence de l'intéressé. Si ces fuites ne sont pas dignes de notre amitié, à moins d'avoir été totalement emballé on félicitera le travail, remerciera pour l'invitation et préférera en discuter à froid. Si l'on est catastrophé, on choisira alors de donner humblement son avis sur quelque détail. Au mieux, notre effort bienveillant produira une réflexion que l'on imagine salutaire. Ne pas s'attendre à ce que notre analyse soit rapidement assimilée. Il faudra à notre interlocuteur du temps et autant de confiance pour s'approprier à son tour la voix de l'autre.
Celle de Birgitte Lyregaard s'expose coup sur coup avec deux nouveaux CD, sensibles et brillants, exercices de style anticipant celui de ma sincérité. Blue Anemone est un album de standards de jazz où le minimalisme élégant de l'accompagnement du piano d'Alain Jean-Marie correspond parfaitement à l'approche nordique de la chanteuse danoise. Transmutées en fragiles berceuses les mélodies de Gershwin (Do it again), Handy (Forgetful), Monk (Monk's Mood), Barbara (Nantes) ou Arlen (Somewhere Over The Rainbow) dessinent d'harmonieux nuages dans lesquels on croira reconnaître des objets familiers. À l'heure où j'écris aucun ne se transformera pourtant en mouton, même si la justesse et la tendresse de la voix ont la douceur du coton ! La saxophoniste Alexandra Grimal volète de temps en temps autour du duo comme dans un conte de fées où poussent ces anémones bleues.
Le deuxième album est résolument pop. Fruit d'une collaboration de sept ans entre le claviériste Rune Kaagaard et Birgitte Lyregaard, SecretPet appartient encore à la veine scandinave qui nous enchante depuis l'apparition de Björk, electro avançant sur des pattes de colombe et recherche de timbres rares pour les philatélistes de la musique. Si la chanteuse danoise a autant de cordes à son arc que dans sa gorge de merle chanteur, elle sait colorer chacune de ses apparitions en s'appropriant un style unique dont la variété étonnante ne peut que me séduire. Ailleurs elle se transformera en poétesse rock ou conteuse d'histoires à dormir debout, en ambassadrice des ressources de son pays (avec Linda Edsjö) ou en improvisatrice absolue, capable de passer d'un ton à l'autre en un quart de seconde si nécessaire. Cette fois le vent du nord nous apporte la fraîcheur de ritournelles coquines qui dansent dans le soleil couchant et l'énergie rockisante qui justifie les effets spéciaux habillant la voix de costumes propres à la fiction. De nombreux invités apportent leur concours à cet orchestre moderne avec leurs basses, batteries, guitare, trompette, violon et effets électroniques. On dira qu'elle est bien entourée.
N'attendez pas que j'ajoute un bémol à ces exercices de style aussi sincères que virtuoses, même si je préfère évidemment la liberté dont Birgitte jouit dans notre travail en trio avec Sacha Gattino au sein de El Strøm. On pourra y retrouver, ou pas, toutes ces inspirations et bien d'autres comme la fois où je me suis mis à faire le pitre oriental ou lorsqu'elle plaqua Lover Man sur nos excentricités. L'improvisation libre autorise toutes les citations comme les propositions les plus inouïes. En marge de notre travail de laboratoire, nous commençons dès aujourd'hui à composer des pièces courtes qui préciseront notre démarche. Ce matin Birgitte dort encore, Sacha se prépare et je tape ces lignes pour préciser ma pensée avant la séance de tout à l'heure...

lundi 16 mai 2011

Fantômas avec Nous autres


J'écoute D503, l'évocation radiophonique (actuellement accessible sur le Net à cette adresse) que Franck Vigroux a composée pour l'Atelier de Création Radiophonique de France Culture et qui concourt pour le Prix Italia. Travail ciselé. L'ACR est devenu un exercice de style ! Franck aime les extrêmes, dans le grave comme dans l'aigu. Les graves donnent du corps à l'esprit, les aigus vous vrillent le cerveau tels des électrodes plantées dans le nerf du sujet. Son texte est emprunté à Nous autres de l'écrivain russe Eugène Zamiatine qui inspira Le Meilleur des mondes à Aldous Huxley et 1984 à George Orwell.
1984, c'est l'année où Un Drame Musical Instantané sonorise l'intégrale des épisodes muets de Fantômas de Louis Feuillade, mais je m'égare. "Le plus grand criminel de tous les temps, qui n'hésite pas à torturer et à tuer pour arriver à ses fins" est un amateur face à "L'État Unique, qui prétend régir toutes les activités humaines et faire le bonheur des hommes au détriment de leurs libertés individuelles." Dans tous les cas la question du pouvoir vient titiller nos mâles utopies. La réalité est brutale. Elle se cache derrière ce qu'il est coutume de nommer démocratie autant qu'elle se révèle, passé les premiers soubresauts de chaque révolution. Comment croire que le pouvoir puisse œuvrer pour le bien de tous ! Nos orchestres hérétiques entendent-ils se soumettre ? Le phénomène politique occulte la mégalanthropie. Ne suis-je femme, animal, arbre et la mer, avant de me demander pour qui je voterai aux prochaines élections ? Les urnes sont funéraires et le système enfante des monstres mécaniques. Cher D503, regardez la Terre depuis L'Intégral, ce vaisseau spatial destiné à convertir les civilisations extraterrestres au bonheur, que voyez-vous qui nous profite ou à qui ? Franck Vigroux emploie le vocabulaire électroacoustique pour titiller la machine tandis que le Drame renvoyait le passé à demain en convoquant ses invités à traverser le miroir.
Chez Vigroux le piano de Maurer ou le clavecin cinglant sont des objets électriques. Même sans Vitet accaparé alors par un drame familial, nous n'avions, Gorgé et moi, pas d'autre objet qu'interroger le lieu, Paris, et l'époque, ses us et coutumes, renverser la vapeur pour créer d'autres modèles, pas contre, mais à côté. Raymond Sarti me faisait récemment remarquer que, étymologiquement, concourir n'est pas courir contre, mais courir avec. La semaine dernière, j'ai ajouté dix heures de musique inédites à celles déjà en ligne, en écoute et téléchargement gratuits sur drame.org. En 1984, Fantômas au Théâtre Déjazet rassemblait ainsi Jean Querlier, Magali Viallefond, Hélène Sage, Michèle Buirette, Bruno Girard, Marie-Noëlle Sabatelli, Patrice Petitdidier, Gérard Siracusa, Youval Micenmacher, Francis Gorgé et moi-même pour deux fois cinq épisodes. Le ciné-concert est devenu un exercice de style. Cet enregistrement aura mis 27 ans à nous parvenir. Combien de temps faudra-t-il à D503 pour apprécier l'imprévisible et la précarité du bonheur ? Quelle catastrophe faut-il espérer pour que les hommes se ressaisissent ? L'utopie de Thomas More pose mille questions. Nos analyses se posent à peine sur le premier barreau d'une échelle qui grimpe vers les étoiles. Retour à l'envoyeur. Franck, où seras-tu à l'avenir ?

mercredi 11 mai 2011

Alain Bashung dilué dans les limbes


Tels des fantômes flous flânant sur la tombe du rock, Tels de vagues rêves dans son chant insomniaque, les amis d'Alain ne savent pas retrouver l'articulation de Bashung. L'hommage rendu est enveloppé des voix des survivants, mais le timbre reconnaissable de chacun ne suffit pas à faire foi pour qu'on y lise les dates effacées par les anniversaires, enquillés jusqu'à plus soif. L'à-peu-près se note aux paroles inentendues quand tout est là pourtant, des airs secs au sable des portugaises, des mots liquides qui devraient la gorge enflammer, mais ne laissent que le parfum suranné des "jeunots" affamés. La petite entreprise, certes sympathique, vibre sans que leurs cordes s'y frottent ni s'y piquent ; il ne reste hélas que des ombres, la lumière s'est éteinte, les allumettes humides.
Bashung ne commençait ni par les paroles, ni par la musique, il les menait de front et soignait l'articulation dont il avait le secret. Sans vagues pas de risque de noyade. Les choix des copains sont explicites : Aucun express pour Noir Désir, Gaëtan Roussel 'passe pour une caravane, M rêve de Madame, Biolay n'a pas l'envergure de l'entreprise, Kerenn Ann fume pour oublier que tu buvais, Johnny Depp tient tous les instruments de son angora Vanessa, Stephan Eicher part en volutes, Dionysos saute en 2043, BB Brunes court après Gaby, Miossec rate Joséphine, Raphaël se pique d'apiculture et Christophe alcaline pour qu'il revienne. On a les disques. Le DVD Faisons envie (55mn) de Thierry Villeneuve qui accompagne le CD Tels Alain Bashung, est un double making of, de la compilation et du disparu. L'alternance des archives, des témoignages et des extraits n'évite pas le formatage attendu. On rêverait que ce genre de bonus nous accompagne aussi longtemps que l'audio. Pourquoi les maisons de disques soignent-elles au mieux le packaging, mais banalisent les reportages glissés dans le quatrième volet ? Une chanson est un court métrage, une petite fiction qui nous emporte, comme un clip que l'on se repasserait en boucle. Lorsque les paroles sont lues à plat, elles réveillent soudain la poésie de Bergman, Grillet, Fauque, Bashung et la musique se rappelle à notre bon souvenir, un instant diluée dans les limbes.

mardi 3 mai 2011

Comme un lundi


Je suis monté sur la chaise pour filmer Vincent Segal improvisant avec mon Kaossilator. Il a posé mon instrument jaune citron et les 2 mini-haut-parleurs dans le fond de sa boîte de violoncelle. Leurs LED bleues font de la lumière. Le son électronique vient de nulle part lorsque le couvercle est refermé. Autrement il jaillit comme un diable. J'ai accumulé les couches de timbres, provoqué des élisions, pour aboutir à un magma rythmique qui semble évoluer dans le temps alors que je ne peux plus intervenir sur la boucle ; d'une part je suis perché, d'autre part mon synthétiseur de poche a été confisqué. Jusque là tout se passait sur le pad, avec deux ou trois doigts. Il y a une sensation physique sensuelle à caresser l'écran opaque, à le tapoter, à agir sur les contrôles sans cesser de jouer. L'atelier de Vincent est minuscule. C'est le prix pour habiter dans une maison du Moyen-Âge en plein Marais. On remonte le temps au fil des écoutes, Emmanuelle Parrenin, Los Lobos et les Latin Playboys, Daniel Shafran avec Chostakovitch... Et puis on joue, comme des enfants. Après le déjeuner nous rendons visite au charmant disquaire de la rue Charles V qui ne vend que du vinyle et qui nous fait goûter le son comme si c'était une pâtisserie fine. Pause.
Je rejoins Françoise au Centre Pompidou pour voir Othoniel : grosse déception, nous aurions dû en rester à la station Palais Royal qu'il a décorée. Nous reviendrons pour François Morellet que Marie-Christine Gayffier et Antonin-Tri Hoang nous exhortent de ne pas rater. Curieux, j'achète un nouveau DVD de vieux clips de Michel Gondry et le dernier CD de Youn Sun Nah que j'ai aperçue en vidéo. Le dîner au Bal Perdu se termine trop tard pour que j'ai le temps de regarder ou d'écouter quoi que ce soit. Je prends juste le temps de taper ces lignes et je vais me coucher en espérant dormir sereinement. Plusieurs fois par nuit je me réveille en me souvenant de mon rêve. Ce n'est pas toujours agréable. Mon peu de sommeil est-il lié à la joie de constater que je suis vivant dès que j'ouvre un œil ? Ainsi à la première seconde de ce lundi matin j'ai trouvé la musique d'une des expositions mexicaines que je dois sonoriser en Arles cet été, une évidence telle que j'étais obligé de me lever sur le champ pour aller vérifier concrètement. Le soir, par contre, je m'endors vite, et tard.