70 Musique - septembre 2013 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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lundi 30 septembre 2013

Fantasia de l'ONJ à l'IMA

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Caravan(e), rencontre de l'Orchestre National de Jazz et de musiciens traditionnels marocains, me rappelle par son titre à la fois le thème de Juan Tizol et Duke Ellington, un de mes standards favoris, et l'exquis opéra-comique de Henri Rabaud, Mârouf, savetier du Caire ! Le magicien qui a permis de faire apparaître cette caravane sur la scène de l'Institut du Monde Arabe samedi soir doit être aux anges. Après une tournée triomphale à Fès, Rabat, Agadir, Marrakech et Tanger que dix mille spectateurs applaudirent elle atteignit Paris pour une dernière étape. Par petits groupes les musiciens de l'ONJ avaient été envoyés en résidence aux quatre coins du Maroc, libre à eux de s'inspirer comme ils le souhaitaient des rencontres tant avec des musiciens locaux qu'avec le pays, ses paysages ou l'air que l'on y respire. Et tous de se retrouver pour une véritable fantasia où les cuivres remplacent les moukhalas, longs fusils à poudre noire, et où les autres musiciens chevauchent cordes et percussions, entraînant l'audience dans une euphorie communicative qui se terminera dans la salle en joyeuse improvisation.

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Si la proposition de Hoang, Laffont et Perchaud me laissa perplexe, trop jazz et retenue à mon goût, la fusion de l'ONJ avec les musiciens marocains qui suivit m'emporta définitivement, transe des rythmes et chants maghrébins amplifiée par un orchestre puissant et coloré. De la confrérie soufie des Hamadcha de Fès inspirant Daniel et Metzger aux Gnaouas Zouhair Affaifal, Abderrahman El Khammal, Taoufik Chuikh qui galvanisèrent tout l'orchestre à la suite de Bardiau, Dumoulin et Serra, la salle fut emportée à son tour. Avec Risser au piano qui finira en dansant comme un cabri, Mienniel se distingua à la flûte et au ney, le seul des Français à avoir revêtu un costume traditionnel, tunique et sarouel, se livrant corps et âme à la magie d'une musique raffinée tandis que Abdelhakim Gagou dessinait des arabesques sur son oud et que le timide Abdellah Haddou s'amusait comme un fou en soufflant dans sa double trompe. Les images du vidéaste Jérôme Witz projetées derrière les musiciens renvoyaient à l'aventure qui avait réuni tout ce beau monde et distillaient des parfums d'épices que ma mémoire n'a jamais effacés.
Cette fête exubérante anticipait The Party, ultime représentation de l'Orchestre National de Jazz de Daniel Yvinec qui aura lieu le 21 décembre à La Ferme du Buisson à Noisiel puisqu'après six ans il laisse la place au nouvel ONJ dirigé par Olivier Benoit dont la distribution prestigieuse est cette fois encore du meilleur augure.

vendredi 27 septembre 2013

La presse, disparition ou mutation


Tous les acteurs d'Internet le savent. La presse papier est condamnée à disparaître si elle ne change pas ses méthodes. Mediapart regarde sans moufter les grands quotidiens s'enfoncer pour ne pas avoir compris à temps les enjeux de l'avenir. Pourtant, même ce fameux site web d'information et d'opinion dont la fréquentation ne fait que grandir (80 000 abonnés aujourd'hui) néglige les spécificités de son médium en calquant sa présentation sur celles des autres. Ceux qui le font devraient se souvenir que la forme et le fond sont intimement liés. Si le style convenu de la une peut se comprendre par ses enjeux politiques (et encore !), les pages culturelles ou le Club mériteraient un traitement plus approprié. Les sketches de La Parisienne Libérée ou Didier Porte ressemblent trop à ce que la télévision a coutume de nous offrir. Ils ont certes ici leur place, mais il serait nécessaire de montrer par ailleurs un peu plus d'ambition lorsqu'il s'agit par exemple de la page culture. Aurait-on oublié le fameux Journal d'En France de Raoul Sangla sur Antenne 2 en 1981-82 (une télévision qui se mêle de ceux qui la regardent) ou la proposition de Thomas Sankara de confier à Jean-Luc Godard la télévision burkinabé ? L'information n'est pas tout. Si l'on veut changer le monde il faut être capable de transformer les usages et prendre parfois le risque de désarçonner. Un site Web n'est ni un journal papier projeté sur un écran ni une radio. Sa forme reste à inventer.
Les mutations sont en cours. Je mettais récemment en cause les revues musicales. Aujourd'hui certains labels ont choisi de ne plus leur envoyer les disques qu'ils produisent, préférant cibler les blogueurs qui ne sont pas inféodés à la publicité. Les journalistes n'entendent pas la rupture avec ceux qui les alimentent, les artistes. Il est certain que ceux-ci évitent le sujet de peur d'être boycottés... Le temps d'un passage de pouvoir ! Les chroniqueurs ne comprennent pas que les jeunes qui ne demandent qu'à grandir ont besoin de leur soutien, et que leurs emplois dépendent d'eux fondamentalement. À traiter toujours les mêmes sujets leur prose se tarit. Il n'existe aucune histoire d'amour qui ne soit réciproque. À négliger les mouvements qui fleurissent, et en ces temps critiques la nécessité de s'organiser est de plus en plus urgente, la presse spécialisée est appelée à disparaître parce qu'elle ne réfléchit plus notre actualité, tant dans la forme que sur le fond. Plus que jamais nous devons inventer, et nous devons le faire ensemble, en unissant les forces de tous les corps de métier, toutes les passions, toutes les révoltes.

mercredi 25 septembre 2013

Lindsay Cooper, compositrice et bassoniste


Lindsay Cooper s'est éteinte le 18 septembre. Je l'avais découverte au Théâtre des Champs Élysées en 1975 avec Henry Cow et Robert Wyatt. Corinne Léonet me l'avait présentée en 1994 lorsque nous avons réalisé le disque Sarajevo Suite. Lors des séances à Londres, Lindsay semblait fragile. Elle n'avait pas encore révélé la sclérose en plaques qui allait l'affecter terriblement. Elle avait choisi Nightmare comme poème d'Abdulah Sidran à mettre en musique et demandé à Phil Minton de le chanter avec Dean Brodrick aux claviers et Brian Abrahams à la batterie. Il lui manquait un percussionniste au marimba et surtout un joueur d'ondes Martenot. Je lui avais proposé Gérard Siracusa et Thomas Bloch. Nous avons enregistré ce cauchemar au studio The Premises. Lindsay jouait évidemment du basson, elle interprétait également le rôle de la mère et tenait le synthétiseur. Elle avait enregistré la voix d'Ademir Kenovic sur son répondeur. Cette pièce magnifique fut rééditée sur son dernier album, A View From The Bridge, et sur un disque de Thomas, et lorsqu'elle fut créée au Cargo à Grenoble le 30 novembre 1994 dans le spectacle que j'avais mis en scène pour les 38e Rugissants, l'orchestre la développa merveilleusement en improvisant. Gérard était cette fois à la batterie et Thomas avait apporté en plus son cristal Baschet.


Son quintet succédait à la projection du Sniper et clôturait en beauté cette longue soirée. Je garde un souvenir ému de notre collaboration. Nous la savions malade. Les nouvelles alarmantes nous étaient parvenues plus d'une fois. Lindsay était une musicienne exigeante et tendre à la fois, elle pratiquait un instrument rare et contribua à donner au basson des perspectives contemporaines qui ouvriront la voie à de nouvelles expériences.

mardi 24 septembre 2013

Les Affranchis, ensemble et toujours plus nombreux


Il y a quelques temps la nouvelle génération de musiciens français ou vivant en France m'inspirait deux articles. Dans le premier je tentais de les rassembler sous le nom des Affranchis pour exprimer leur affranchissement des modèles américains et des catégories musicales que leur imposent les marchands. Pas question de rejeter l'apport extraordinaire du jazz, du rock ou des minimalistes, mais ces jeunes filles et garçons revalorisent leurs propres terroirs, de la musique classique à la chanson française, des musiques traditionnelles aux plus contemporaines. Ils se moquent des étiquettes et mélangent les influences pour trouver leurs voies personnelles, composant ou improvisant une variété inouïe de nouveaux mondes. Nombreux se reconnurent et m'indiquèrent le nom de celles et ceux de leurs camarades que j'ignorais, et il me faudra encore du temps pour tous les découvrir. Dans le second j'attaquais Jazz magazine sur la place des musiciens étatsuniens par rapport aux Français ou aux Européens. Cette revue est loin d'être la pire et j'aurais pu aussi bien m'en prendre aux rubriques culturelles des grands quotidiens et, pourquoi pas, à la majorité de la presse hexagonale. Je soulignais que l'industrie culturelle américaine, même ses marges les plus rebelles, sert l'impérialisme économique des USA en mettant le pied dans la porte partout dans le monde : faire croire que ses artistes sont les meilleurs, par exemple en musique ou au cinéma, leur permet de faire avaler du Coca Cola ou des MacDo comme vendre des ordinateurs ou des avions, des armes ou des conseils. Aucune agressivité de ma part vers les artistes d'outre-atlantique, nos frères de galère, mais une colère contre les collabos qui, pour la plupart inconsciemment, font le lit de l'occupant.
La France est malade. Elle est malade de son inertie, de son assujettissement économique et aujourd'hui culturel au grand capitalisme qui ne s'intéresse qu'au profit à court terme et à la pérennisation de ce système. En cette période de crise, crise sciemment fabriquée par une caste cynique plus avide et arrogante que jamais, beaucoup se tirent dans les pattes au lieu de se serrer les coudes, et dans les hautes sphères de pouvoir les manipulateurs s'en donnent à cœur joie en laissant les plus faibles sur le carreau. Or plus les choses vont mal, plus la résistance s'organise.
La semaine dernière j'ai participé à deux évènements collectifs encourageants par la solidarité qui s'y est exprimée et la joie d'être ensemble en partageant d'émouvants instants avec tous les présents, musiciens, journalistes, programmateurs, spectateurs, etc. Je coorganisai le concert-hommage à Bernard Vitet à La Java, remarquablement évoqué par Francis Marmande dans Le Monde et Philippe Carles sur le blog de Jazz Magazine (!) et jouai avec Vincent Segal et Antonin-Tri Hoang pour fêter l'inauguration de la seconde salle du Triton aux Lilas. À ces deux occasions on put noter le mélange des générations tant sur scène que dans les salles. Il faut dire que l'entrée était gratuite dans les deux cas, un prix trop élevé dissuadant les plus jeunes de s'y montrer. Il y avait longtemps que je n'avais ressenti une atmosphère aussi sereine et heureuse de franche camaraderie. Les barrières de style sautaient, la concurrence laissait place à l'échange, la musique s'en trouvait grandie et la manière de la pratiquer carrément saine. Entendre par là qu'elle retrouvait sa raison d'être, ensemble. Être ensemble. Il restera toujours quelques irréductibles mégalomanes à penser qu'ils sont le sel de la terre, oubliant qu'ils la nourriront bientôt. Leurs jeunes collègues se tourneront de préférence vers les plus généreux qui auront compris que l'on n'emporte jamais rien au paradis puisqu'il s'agit de le construire ici-bas. Ces deux évènements pleins de promesses laissent entrevoir que les temps vont changer et que se préparent, il faut l'espérer et pour ce s'y atteler, de nouveaux lendemains qui chantent.

vendredi 20 septembre 2013

Dimanche 78 musiciens au Triton (entrée libre)


Pour fêter l'inauguration de la seconde salle du Triton qui est une petite merveille, nous serons 78 à nous relayer sur les deux scènes. Pour ma part je jouerai dans la salle historique de 21h à 21h20 avec le violoncelliste Vincent Segal et le saxophoniste-clarinettiste Antonin-Tri Hoang ! Les salles seront vidées toutes les heures et demie pour permettre au public de se renouveler si, comme c'est probable, il y a foule dimanche, d'autant que le programme est fameux et l'entrée gratuite....

SALLE HISTORIQUE DU TRITON
14h30-15h : Benjamin Moussay / Claudia Solal
15h-15h20 : Denis Chouillet
15h30-16h : Christophe Monniot « Station Mir »
16h30-17h : Archimusic
17h-17h20 : Sophia Domancich / Simon Goubert
17h40-18h : Joëlle Léandre / Denis Charolles / Yves Robert
18h-18h20 : Himiko Paganotti « Slug »
18h20-18h40 : Hadouk duo
18h40-19h : Sylvain Luc / Didier Malherbe
19h30-20h : Big Dez
20h30-21h : Sophia Domancich « Snakes & ladders »
21h-21h20: Jean-Jacques Birgé / Antonin-Tri Hoang / Vincent Segal
21h20-21h40 : Élise Caron / Edward Perraud
21h40-22h : Louis Sclavis / Edward Perraud / Julien Desprez
22h30-23h : Médéric Collignon « Jus de Bocse » invite Guillaume Perret
23h-23h30 : Franck Vaillant « Raising Benzine »
23h30-00h : Franck Vaillant / Thomas de Pourquery « The Origins »

DEUXIEME SALLE DU TRITON
14h-14h20 : Nima Sarkechik solo
14h20-14h50 : Las Malenas
14h50-15h10 : Joëlle Léandre / Sophia Domancich
15h10-15h30 : Claudia Solal / Benoit Delbecq / ...
16h-16h20 : Michel Portal / Yvan Robilliard
16h20-16h50 : Michel Portal / Daniel Humair / Bruno Chevillon
16h50-17h10 : Daniel Humair / Antonin Rayon
17h10-17h30 : Andy Emler / Yvan Robilliard
18h-18h30 : Andy Emler / Médéric Collignon / Thomas de Pourquery / Claude Tchamitchian / Edward Perraud
18h30-19h : Louis Sclavis / Benjamin Moussay
19h-19h30 : John Greaves « Verlaine Les Airs »
20h-20h30 : Jeanne Added « Yes is a pleasant country »
20h30-21h : Christophe Monniot / Franck Vaillant / Bruno Chevillon
21h-21h30 : Yves Robert / Franck Vaillant / Bruno Chevillon
22h-22h30 : Aldo Romano / Emmanuel Bex / Sylvain Luc / Christophe Monniot
22h30-22h50 : Aldo Romano / Bruno Ruder / Vincent Lê Quang
22h50-23h10 : Vincent Courtois / Vincent Segal
23h10-23h30 : Vincent Courtois « Mediums »

lundi 16 septembre 2013

33 musiciens rendent hommage à Bernard Vitet ce soir à La Java


Bernard Vitet n'acceptait jamais les choses pour ce qu'elles semblaient être. Son esprit de contradiction poussait à l'analyse. Il nous empêchait ainsi de nous endormir en nous reposant sur les conventions. Ses critiques constructives élevaient systématiquement le débat. Il aurait évidemment adoré que l'hommage qui lui sera rendu ce soir à La Java soit une fête. Il n'aimait pas celles à date fixe, ni son anniversaire, ni le Jour de l'An, ni aucune autre de ce type, mais chaque création sur scène ou en studio nous enchantait. Il manquera évidemment cruellement à celle-ci, émouvante soirée donnée par ses amis musiciens et musiciennes. Leur nombre réduira leurs interventions de 3 à 20 minutes selon les formations, nous entraînant jusqu'à minuit passé. Mon article de vendredi donnait le détail de la distribution. Sa diversité devrait avoir valeur de manifeste. Plutôt que publier une nouvelle photo de notre camarade, j'ai choisi de montrer l'entrée de La Java. C'est celle que je lui aurais envoyée pour l'allécher et le mettre dans l'ambiance. Les lieux où nous jouions nous inspiraient. Celles et ceux qui connaissent cette salle savent de quoi je parle. Les autres découvriront ce lieu incroyable situé au fond de la galerie du 105 rue du Faubourg du Temple. Les portes ouvrent à 20h. L'entrée est gratuite.

dimanche 15 septembre 2013

Bernard Vitet, un drame musical instantané


Lors de l'hommage à Bernard Vitet qui aura lieu demain lundi à La Java, Francis Gorgé jouera avec son propre orchestre et moi avec les camarades avec lesquels je joue le plus souvent aujourd'hui. Tous les trois sommes restés proches jusqu'au bout, mais nous n'avons bêtement pas prévu de commémorer ensemble celui qui fut si longtemps notre meilleur ami, avec qui nous avons enregistré plus d'une quinzaine d'albums en trio ou grand orchestre, et des dizaines d'heures d'inédits que l'on peut trouver sur le site drame.org en écoute et téléchargement gratuits. Un Drame Musical Instantané avait l'habitude de réaliser un disque par an, pas plus, car nous le peaufinions amoureusement jusqu'à sa présentation graphique et les moyens de communiquer sur sa sortie. Le Drame était un collectif où nous partagions tout, les idées, les œuvres, les instruments, les salaires, les droits, l'amitié, etc. C'est probablement la raison pour laquelle la collaboration a duré si longtemps. Francis a quitté le groupe en 1992 pour se consacrer à d'autres activités, mais nous sommes restés en contact. Bernard et moi avons continué jusqu'en 2008 où, après 32 ans, j'ai fini par me résigner à dissoudre le Drame. Cela ne signifiait plus rien si je restais le seul actif du trio original. Selon les époques, certains, comme Tamia ou Françoise Achard, Hélène Sage ou Gérard Siracusa, Frank Royon Le Mée ou Philippe Descepper, et quelques deux cents autres musiciennes et musiciens, en particulier pour le grand orchestre ou les enregistrements d'Urgent Meeting, se sont joints à nous pour partager nos aventures pendant quelques mois, mais le Drame c'était d'abord nous trois. Les plus beaux souvenirs datent évidemment de nos débuts, nous étions jeunes, ambitieux, insatiables... Nous nous sommes vus pratiquement cinq jours sur sept pendant de nombreuses années et les coups de téléphone avec Bernard pouvaient durer plus de trois heures jusque tard dans la nuit. Nous avons sillonné la planète, beaucoup grâce aux ciné-concerts, élaboré des spectacles démesurés, rêvé de nouveaux mondes puisque nous refaisions régulièrement l'actuel dans la fumée de leurs cigarettes, brunes pour Bernard, blondes pour Francis, je ne tirais que sur les joints. Je les roulais avec une machine tandis que Bernard avait une technique unique bien à lui qui lui permettait d'en faire même en marchant en plein vent. Au lieu de souffler dans sa trompette, il vidait le contenu d'une de ses Bastos et aspirait le mélange dans le creux de sa main. J'interdisais la fumette avant les concerts, mais combien de fois ai-je retrouvé mes camarades dans les toilettes se cachant comme des collégiens ! Pour un petit film réalisé en 1987 par Didier Ranz pour l'AFAA nous avions écrit un petit scénario où chacun s'était mis en scène. Bernard avait choisi le toit de la rue Charles Weiss où il nourrissait des centaines de pigeons, avec des graines anti-contraceptives certes. Nous étions les trois meilleurs amis.


Bernard Vitet avait un son de trompette exceptionnel, un velouté unique, encore plus suave lorsqu'il jouait du bugle. Je peux le reconnaître au bout de la deuxième note. C'est évidemment un timbre proche de Miles Davis que Bernard adorait, mais les inflexions sont aussi différentes que la musique. Tous deux jouent de leur instrument comme ils parlent, avec leur propre articulation et les respirations. Lorsque nous faisions plusieurs prises d'un même morceau, nous devions nous arrêter pour Bernard qui redoutait "le pâté de lèvres". Les pauses conviennent à la trompette, elles convenaient aussi à cet être réfléchi qui pesait ses mots, développant les théories les plus surprenantes et les idées les plus abracadabrantes. Il revendiquait de n'avoir qu'une chance sur deux de se tromper et il avait raison. Souvent raison, sauf quand il s'agissait d'organisation ! Il arrivait toujours en retard, perdait tout, oubliait ses partitions, laissait ses instruments dans le coffre d'une voiture pour devoir ensuite les faire rapatrier par avion in extremis pour le concert du soir, disparaissait de scène pour aller chercher une sourdine dans les loges ou parce que le feu d'artifices risquait d'effrayer des pigeons. Mais quand il s'agissait d'accrocher ses mélodies sur la corde à linge que nous avions tendue il n'avait pas son pareil. Un enchantement. Je pourrais parler des heures de nos aventures musicales, de nos conversations à n'en plus finir, de nos éclats de rire, réécouter sa voix, sa trompette, les œuvres enregistrées ensemble ou avant que nous nous rencontrions, j'achète tout ce que je trouve avec lui, mais je ne pourrai plus jamais rien partager avec mon camarade. Le concert-hommage à La Java rassemblera nombreux de ses amis musiciens et musiciennes. Je me fais une joie de partager avec eux ma tendresse ou mon admiration, parce que ma peine ne regardera jamais que moi, comme chacun et chacune d'entre nous. Nous serons plus de trente à jouer pour lui.

Photo d'Un Drame Musical Instantané prise au jardin du Luxembourg le 30 janvier 1981 par Brigitte Dornès, grande amie également disparue cet été.

samedi 14 septembre 2013

Entretien avec Bernard Vitet sur les années 60


À l'occasion de l'hommage à Bernard Vitet que ses amis musiciens et musiciennes lui rendront lundi à La Java, Pierre Prouvèze met en ligne les rushes d'un entretien inédit de 50 minutes qu'il a réalisé le 2 juillet 2006 autour du film sur Colette Magny qu'il prépare depuis plusieurs années. Manière à lui de participer à la soirée du 16 septembre depuis Marseille... Il interroge donc Bernard sur les années 60.


Dans le jardin près de Notre-Dame, sur les bords de la Seine, Bernard Vitet évoque Colette Magny, François Tusques, Alan Silva, le free jazz, Georges Arvanitas, les communistes, Mezz Mezzrow, Pierre Nicolas, Paul Mattei, Jean Greffin, Jean-Claude Fohrenbach, Pierre Dac et Léo Campion...


Mai 68, François Tusques, les conditions financières d'alors, la retraite, Don Byas, les musiciens bretons… Au restaurant où se passe la scène il faut le voir saler et resaler sa saucisse purée, un trait symptomatique de notre camarade. Comme il mettait autant de sucre dans son café il restait à peine la place pour le liquide...


La liberté, Charles Saudrais, les mathématiques, Colette Magny, Françoise Lo (Sophie Makhno)... Le générique se termine sur quelques mesures de Free Jazz de François Tusques tandis que Bernard enfourche, radieux, sa Harley !

Photo © JJB 1979 - Studio GRRR, rue de l'Espérance à Paris

vendredi 13 septembre 2013

Concert-hommage à Bernard Vitet lundi à La Java


La salle de La Java aurait plu à Bernard. La java ! On y va..., comme récitait Marianne Oswald dans la sublime chanson parlée écrite par Jean Cocteau. Elle devait partir sur son yacht pour Java ! C'est dans ce sous-sol colonné que débuta Édith Piaf, qu'y jouèrent Django Reinhardt et Fréhel. Comment trouver lieu plus adapté pour évoquer la disparition de notre camarade qui nous a quittés le 3 juillet dernier ? La cohorte des fantômes donne une âme bouleversante à cet ancien bal recyclé en salle de concert. Si son entrée est gratuite ce soir le bar calmera les assoiffés.

La trentaine de participants de ce concert hommage à Bernard Vitet comptaient vraiment pour lui à moins qu'il n'ait compté pour eux. Souvent les deux. De ses camarades des années be-bop et free jazz aux plus jeunes qu'il aura marqués sans parfois l'avoir jamais rencontré, tous et toutes joueront avec émotion en pensant au grand trompettiste et compositeur. Certains sont absents, n'ayant pu se libérer. Plus nombreux les disparus avant lui. Car Bernard joua avec Django et Gus Viseur, comme avec Gainsbourg, Barbara, Montand ou Claude François. Plus connu pour sa collaboration avec les jazzmen, nombreux les frères et sœurs qui se sont tus, Don Cherry, Chet Baker, Roger Guérin, Jean-Paul Rondepierre, Lester Young, Eric Dolphy, Albert Ayler, Steve Lacy, Beb Guérin, JF Jenny-Clarke, Mac Kak, Eddie Gaumont, l'Art Ensemble de Chicago, tant d'autres... Heureusement il y aura aussi beaucoup d'amis bien vivants dans la salle pour lui rendre hommage.

Le pianiste François Tusques, auquel Bernard fut fidèle, de Free Jazz au début des années 60 jusqu'à son ultime concert en duo, dialoguera avec le batteur Noel McGhie qui était aussi présent sur la suite des Black Panthers de la regrettée Colette Magny, plus tango avec la chanteuse Isabel Juanpera. Autre figure essentielle du parcours de Bernard, des années variétés à la création du Unit, Michel Portal jouera en duo avec le violoncelliste Vincent Segal, probablement un air d'Ayler que Bernard adorait. Jean-Louis Chautemps, doyen de la soirée, retrouvera un de ses anciens élèves et voisin de Bernard rue Pelleport, Christophe Salinier, pour un duo "vite et fort" de saxophones ténor et baryton. Jac Berrocal, dont l'Opération Rhino me permit de faire la connaissance de Bernard, trompettera sur les rythmes de Gilbert Artman. Françoise Achard, autre compagne du début des années 70, chantera vajra avec la violoncelliste Hélène Bass, rejointes par la chanteuse Dominique Fonfrède, le saxophoniste Jouk Minor et l'accordéoniste Claude Parle. Également à l'accordéon, Michèle Buirette accompagnera Elsa Birgé pour deux chansons que nous composâmes avec Bernard pour Elsa lorsqu'elle avait 6 ans ! Écris-moi une chanson, Cause I've got time only for love ; Hervé Legeay y était déjà à la guitare tandis qu'Antonin-Tri Hoang remplacera au sax alto le chorus que notre ami aurait improvisé à la trompette. L'influence de Bernard sur les jeunes générations ne fera que grandir. Max Robin accompagnera à la guitare Michèle Buirette pour une chanson qu'elle chantera elle-même. Le pianiste Benoît Delbecq m'a promis que je ne serai pas le seul à apporter une trompette de poche, il sera le quatrième de la partie de bridge que j'interpréterai au clavier avec Vincent Segal au violoncelle et Antonin-Tri à la clarinette basse. Vincent aura prêté main forte à Francis Gorgé, mon camarade de lycée avec qui nous avions fondé le groupe Un Drame Musical Instantané avec Bernard en 1976, qui a réuni ce soir l'écrivain Dominique Meens, Denis Colin à la clarinette basse et Geneviève Cabannes à la contrebasse pour accompagner à la guitare plusieurs chansons dont L'invitation au voyage de Baudelaire-Duparc, Hélène Sage étant retenue à Toulouse. Jean-Brice Godet et Étienne Brunet feront duo de clarinettes basses, mais allez savoir quelles surprises recèle la soirée ! Notre troisième pianiste, Luc Saint-James, accompagnera la courte apparition de notre troisième accordéoniste, Norbert Aboudarham... Un troisième violoncelliste, Didier Petit, mais cette fois en trio avec Sylvain Kassap, cinquième clarinette basse de la soirée, et le batteur Gérard Siracusa, tous trois ayant fait leurs débuts auprès du disparu... Remarquons qu'accordéon, clarinette basse et violoncelle appartiennent plus à la tradition européenne qu'au jazz américain. J'adore le passage vidéo de Carton quasi brechtien où mon camarade raconte qu'à la Libération il adopta étourdiment la culture de l'occupant !

Dans le cadre de la programmation mensuelle de Jazz à La Java la soirée (lundi 16 septembre à 20h) est organisée à l'initiative du label Futura qui publia La guêpe, d'abord en vinyle puis le réédita en CD. J'ai évidemment soutenu Gérard Terronès dans l'aventure de ce soir qui, loin de reléguer notre camarade aux oubliettes, le propulse dans l'avenir, lui qui n'aimait le passé qu'en architecture, mais lorsqu'il s'agissait de musique préférait inventer plutôt que ressasser. Chaque note de cette soirée lui est dédiée, avec les silences qui les entourent de la plus immense tendresse, sans ne jamais négliger le potentiel révolutionnaire de son art qui est aussi le nôtre pour que nous le partagions avec tous. À cet instant Bernard aurait levé le poing, évidemment ganté comme les athlètes noirs des Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Vivan las utopias !

Photo © JJB 1992