Enregistré mardi, mixé le lendemain, livré aujourd'hui vendredi !
En plus, cet album de 88 minutes est gratuit, libre à vous de l'écouter ou d'en télécharger les 12 pièces magiques enregistrées en duo avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin. Il y a d'une part l'histoire, le documentaire, comment nous nous sommes retrouvés au Studio GRRR sans nous être jamais rencontrés auparavant, et d'autre part les Fictions inspirées par la lecture du recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, autrement dit, la musique...

Mon blog est devenu un lien social important pour un compositeur professionnellement confiné à l'année, aussi la situation critique n'a pas changé grand chose si ce ne sont les sollicitations extérieures qui se sont raréfiées. De nombreux musiciens et musiciennes m'écrivent pour que nous nous rencontrions, en particulier les plus jeunes dont j'ai chroniqué les travaux dans cette colonne. Et puis on passe voir le dinosaure comme on lisait les histoires de l'Oncle Paul. Jouer ensemble est un mode de conversation privilégié qui permet d'entrer dans l'intimité de chacune et chacun, pudiquement, contrairement à certains de mes billets extimes. Passer une journée conviviale à improviser, sans les pressions financières ou de notoriété que la profession a installées malgré nous, faisant fi des frontières de styles, de générations ou de chapelles, offre de retrouver les raisons profondes de notre engagement, remontant loin dans l'enfance, dans l'enfance de l'art. De mon côté j'aime aussi solliciter les créateurs et créatrices qui m'impressionnent. Jeune homme, je montais au charbon et j'eus la chance de rencontrer mes héros d'alors, Frank Zappa, Sun Ra, George Harrison, John Cage, Robert Wyatt, Michel Portal et bien d'autres que j'interrogeais avec des étoiles dans les yeux. On est toujours bien reçu lorsqu'on pose les bonnes questions. J'ai quatre autres albums programmés d'ici le 22 juin !

J'avais donc chroniqué les duos de Lionel Martin et Mario Stantchev autour du précurseur du ragtime et du jazz, Louis Moreau Gottschalk, le disque des Tenors Madness ou ses récents solos in situ et j'avais été surpris que cet étonnant saxophoniste ne soit pas plus connu de ses congénères. Peut-être était-ce le fruit trop mûr de la ségrégation parisienne ? De plus, Lionel Martin avait monté son propre label de disques, Ouch !, onomatopée piquante rappelant mon mordant GRRR. Intérêt mutuel pour la bande dessinée et les images en général. S'il fait partie des fans du vinyle et de ses grandes pochettes offrant aux graphistes plus de liberté, tel son dernier illustré magnifiquement par Robert Combas, il sait s'adapter à toutes les situations, comme celle qui nous réunit ici, lui et moi, mais vous aussi.


Montant de Lyon à Paris, il apporta quelques spécialités culinaires de sa région, accompagné par le photographe Christophe Charpenel qui le suit partout en vue de son prochain album. La veille, après le dîner, comme je leur faisais visiter la maison et le studio, et que je demandai à Lionel s'il avait un choix thématique pour nos improvisations, que je préfère toujours appeler compositions instantanées, il sortit son livre de chevet actuel, le livre de Borges dont la lecture lui avait été suggérée par celle de la bande dessinée Perramus d'Alberto Breccia et Juan Sasturain. J'allais aussitôt chercher mon exemplaire dans la bibliothèque où sont rangés les romans. De mon côté je dois à Jean-André Fieschi la découverte en 1975 de cet auteur majeur qui influença tant d'artistes bien au delà du cercle littéraire, même si ma préférence argentine va à L'invention de Morel de son ami Adolfo Bioy Casares. Ils écrivirent d'ailleurs ensemble Six problèmes pour Don Isidro Parodi en 1942 (deux ans avant Fictions), Chroniques de Bustos Domecq en 1967, et Nouveaux contes de Bustos Domecq en 1977.


Comme chaque fois, c'est à la réécoute que je découvre ce que nous avons enregistré. Lors de l'enregistrement j'agis en somnambule, même si je dois assurer la technique de la séance. Et comme chaque fois, la rencontre me fait faire des choses que je n'ai jamais faites. Il faut souligner que là aussi je me fais de nouveaux amis tant la complicité se révèle fructueuse. Lionel avait choisi de se concentrer sur le ténor, un Keilwerth. Il apportera probablement soprano et baryton la prochaine fois, puisque nous avons prévu de vivre de nouvelles agapes avec le percussionniste Benjamin Flament. Ma proximité avec Sidney Bechet (j'avais cinq ans) l'a marqué durablement au point de glisser quelques notes de Petite Fleur dans l'une des pièces ! Je suis surpris du calme olympien de cet ancien punk qui tisse et trame nos fictions en rêveur éveillé. De mon côté, je joue évidemment des claviers, mais il y a tout de même un morceau où je n'utilise que mes deux synthés russes plutôt noisy, un autre où j'associe mes deux Tenori-on, ailleurs le générateur d'impulsions pour guimbarde, et tout un tas d'instruments acoustiques plus ou moins transformés par l'électronique.


Les phrases tirées au hasard dans Fictions ont poussé la musique vers ce réalisme magique, poésie du fantastique propre à l'écrivain argentin. Pour la petite histoire j'ai choisi les phrases des index impairs et Lionel les pairs. Pour la pochette j'ai retrouvé une photographie de ce que sont les nuages éclairés par la lune qui me semble bien coller à la suite de nos frasques : Nul ne le vit débarquer dans la nuit unanime, Le jardin aux sentiers qui bifurquent, La loterie est une part essentielle du réel, Nos coutumes sont saturées de hasard, Une autre inquiétude se répandait dans les bas quartiers, Dormir c’est se distraire du monde, Le dialogue ambigü de quelques inconnus sur un quai, Ut nihil non iisdem verbis redderetur auditum, La visuelle et la tactile, À l’espoir éperdu succéda comme il est naturel une dépression excessive, Le nord magnétique, soit 88 minutes qui se terminent par un court Prologue.

→ Jean-Jacques Birgé & Lionel Martin, Fictions, GRRR 3105, en écoute et téléchargement gratuits
P.S.: Fictions est sorti en vinyle sur Ouch! Records

Photos © Christophe Charpenel