Le film Mingus in Greenwich Village de Thomas Reichman commence par un solo de contrebasse avant que l’orchestre ne reprenne, mais il est étonnant d’entendre Charles Mingus chanter en voix de tête sur scène à Boston, lorsqu’il compose au piano ou fredonne en jouant avec Caroline, sa fille de 5 ans. Au milieu d’un fouillis incroyable où il se prépare à être expulsé de son studio new-yorkais par la ville avec l’appui de la police pour loyers impayés, il évoque le racisme contre les Noirs et les Juifs (on y perçoit les ambiguïtés de ses questionnements, comme ses allusions à son manque d’éducation), sa sexualité débordante (propos qui ne passeraient pas aujourd’hui), et sort ses fusils jusqu'à tirer dans les murs !


L’ensemble produit une forte émotion. Les sous-titres m’aident à comprendre son accent, rapide et peu articulé, probablement celui de l'Arizona où il a grandi. Totalement en confiance avec le jeune réalisateur de 24 ans, le compositeur, alors âgé de 46 ans, se confie si librement que c’en est stupéfiant. En 1975 Thomas Reichman se suicidera dans son appartement de Greenwich Village et en 1979 Mingus mourra à Cuernavaca au Mexique, terriblement diminué par la maladie de Charcot. Ses cendres furent dispersées dans le Gange. Mais nous sommes en 1968. Mingus joue avec Lonnie Hillyer (trompette), Charles McPherson (sax alto), John Gilmore (sax ténor), Walter Bishop (piano), Danny Richmond (batterie)...


Lors de son éviction du 5 Great Jones Street, à Manhattan, où il espérait construire une école (Mingus rend hommage à ses maîtres Max Roach et Buddy Collette), la plupart de ses compositions écrites furent perdues, piétinées sur le trottoir, ramassées par les éboueurs, sa basse coincée entre deux matelas... Écœuré, révolté, il cite le célèbre poème Quand ils sont venus me chercher… du pasteur Martin Niemöller... En 1971 il publiera son indispensable autobiographie, Moins qu'un chien (Beneath he Underdog).

Thomas Reichman, Mingus In Greenwich Village, DVD Rhapsody Films :



Ante Scriptum : j'ai eu la chance de voir Charles Mingus sur scène, d'autant qu'il est l'un de mes compositeurs préférés, et certainement celui que je place en tête parmi les jazzmen, n'en déplaise à l'orthodoxie ellingtonienne. Je parle ici d'invention musicale, d'architecture, d'un monde à part, celui qu'il fait sien. Il fut le seul compositeur qu'en 1992 Un Drame Musical Instantané se risqua à jouer pour un concert entier, faisant le pari fou d'adapter intégralement le sublime disque en grand orchestre Let My Children Hear Music pour notre trio (articles 1 2 3) ! Les seuls autres exemples furent Henri Duparc, Hector Berlioz et John Cage, mais nous ne les jouâmes que le temps d'un unique morceau.

Post Scriptum : En 2010 j'avais chroniqué son œuvre posthume pour 30 musiciens intitulée Epitaph, produit par sa veuve Sue Graham Mingus, la maman de Caroline.