70 Musique - avril 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

vendredi 28 avril 2023

Radio Drame


Numériser l'ensemble de mes archives est un exploit surhumain, pas seulement pour des questions de temps, mais aussi parce que les bandes quart de piste ou deux pistes ainsi que les cassettes se désagrègent chimiquement quand ce ne sont pas les machines qui font défaut. Les DAT et les premiers CD-R sont également fragiles. Seuls les vinyles et le papier résistent à l'épreuve du temps. Il est souvent trop tard, les bandes déposant une bouillasse sur les têtes du Revox qui m'obligent à les nettoyer dix fois à l'alcool pour une seule bobine. Une cassette a déposé des particules métalliques que je dois souffler pour ne pas esquinter la platine toute neuve. Comme je demandais au gérant de Scoop comment font les autres propriétaires de bandes, il me répondit : "ils meurent". Entendre que les praticiens des années 70 disparaissant au fur et à mesure, leurs descendants jettent les bandes que plus aucun magnéto ne peut lire, à moins qu'ils soient conscients de l'importance de leur héritage. Le patrimoine, aussi gigantesque soit-il, disparaît à une vitesse V. Le trou noir dans l'histoire de l'humanité se profile.

[Le 8 décembre 2010 j'avais écrit avoir] ajouté "Émissions de radio" à la collection des albums inédits du nouveau site drame.org. [Depuis, ce sont 30 heures d'entretiens, extraits musicaux, reportages in situ, pièces inédites qui complètent les 154 heures de musique offertes à l'écoute et au téléchargement gratuit sous format mp3]. De 1979 à [2021] ma voix est devenue plus grave alors que mes préoccupations l'ont toujours été. Celles de Francis Gorgé et Bernard Vitet se joignent à la mienne pour expliquer le travail d'Un Drame Musical Instantané et défendre nos idées que ce soit sur la musique ou la vie en général, avec humour, provocation et la rage de vivre. J'ai coupé une séquence de 1995 qui risquait d'être comprise de travers ; j'y répondais qu'Internet ne serait pas une révolution pour tout le monde, que rien ne changerait fondamentalement, parce que chaque jour 30000 enfants continueraient de mourir de malnutrition, parce que le Capital fait feu de tout bois. Comme toute révolution, il s'agit de revenir là où l'on est déjà passé et cela profite généralement à une seule classe.

Redécouvrant ces enregistrements jamais réécoutés depuis, je suis fasciné par nos propos qui révèlent explicitement le "discours de la méthode" qui a toujours marqué mon travail et dont ce Blog est une des manifestations actuelles. Dans la première plaquette du Drame nous citions Eisenstein : "il ne s'agit pas de représenter un spectacle qui a achevé son cours (œuvre morte), mais d'entraîner le spectateur dans le cours du processus (œuvre vivante)." Je ne peux rêver mieux pour exprimer pourquoi la mise en ligne d'un corpus aussi copieux s'inscrit dans ma démarche. Passé le nombre et la diversité des œuvres, m'intéressent l'art et la manière, et, plus encore, les motivations qui m'auront fait agir.

Même si le Drame renaît de ses cendres avec de nouvelles œuvres présentes et à venir en duo avec Francis Gorgé, depuis vingt ans les émissions de radio se sont évidemment focalisées sur mon travail personnel. Certaines en dressent un portrait fidèle comme Couleurs du Monde de Françoise Degeorges (63 minutes, 2021), Tapage nocturne de Bruno Letort (31 minutes, 2019), Radio Panik avec Nico Bogaerts (4 heures, 2020)... L'ensemble de 30 heures au total représente une sorte de making of de plus d'un demi-siècle d'activités. J'y ai aussi ajouté 2h30 de messages (1977-1989), drôles ou bouleversants, avec l'album Brut de répondeur.

jeudi 27 avril 2023

Maria Mater Meretrix


En bon amateur obsessionnel (je n'ai pas écrit obsessionnel amateur) je possède quelques intégrales, que ce soit en matière de cinéma, de musique ou de littérature. Je n'évoquerai pas aujourd'hui les milliers de films qui peuplent mon environnement audiovisuel, ni les étagères qui ploient sous les livres, mais quelques compositeurs et interprètes dont je traque le moindre disque. Me viennent ainsi à l'esprit Frank Zappa, Captain Beefheart, Robert Wyatt, Albert Ayler, Roland Kirk, Archie Shepp, Steve Reich, Michael Mantler, Edgard Varèse, Charles Ives, Conlon Nancarrow, le Kronos Quartet, le Balanescu String Quartet ou Barbara Hannigan... Depuis quelques temps je me suis ainsi entiché de la violoniste Patricia Kopatchinskaja. Les amis qui connaissent mon histoire intime comprendront que je n'ai de ressentiment pour aucun/e Moldave ! J'avais chroniqué son remarquable Pierrot Lunaire qu'elle chante elle-même dans un style caf'conc' proche de l'original schönbergien et son Monde selon George Antheil, mais j'aurais aussi bien pu me répandre en louanges sur ses disques What's Next Vivaldi?, Death and The Maiden, Take Two sous-titré Mille duos pour jeunes gens de 0 à 100 ans, Plaisirs illuminés, Time and Eternity, ses duos avec Fazil Say ou avec Sol Gabetta, etc. En dehors de sa virtuosité lyrique, Patkop (surnom plus facile à prononcer) a la particularité de donner des coups de pied dans la fourmilière de la musique classique en y intercalant des compositions contemporaines. Ce méli-mélo a l'immense avantage de montrer que la musique est sans âge et de permettre à quelques récalcitrants de vivre les aventures de la musique actuelle.


Pour le nouveau CD Maria Mater Meretrix, Patkop s'est associée à son amie, la soprano autrichienne Anna Prohaska, petite-fille du chef d'orchestre viennois Felix Prohaska, et au Camerata de Berne, ensemble de musique de chambre partenaire régulier de la violoniste depuis 2018. J'ai toujours adoré les musiciens et musiciennes qui ruent dans les brancards comme Glenn Gould ou Leonard Bernstein, fustigeant les gardiens du temple classique. On démarre gentiment avec Gustav Holst avant que les percussions de Walther von der Vogelweide entrent en scène, relevés par George Crumb suivi de Guillaume Dufay, Frank Martin, Tomás Luis de Victoria, György Kurtág, Antonio Loti, Lili Boulanger, Patkop elle-même, Hildegarde von Bingen, Haydn, Eisler, Antonio Caldera... Les enchaînements dépotent s'ils ne vous défrisent, les chants grégoriens frayent avec l'expressionnisme, le sacré avec le profane, la tendresse avec le grandiose. Maria Mater Meretrix célèbre dix siècles de musique autour de la figure de la femme, Marie, sainte, mère et putain (traduction du titre de l'album), et les deux musiciennes s'en donnent à cœur joie et n'y vont pas de main morte. Le Maria-Tryptichon de Frank Martin et les Kafka-Fragmente de Kurtág sont disséminés dans ce programme où l'assemblage tient du montage cinématographique tant la dialectique y est maîtresse. Chaque disque de Patkop me réveille.

→ Anna Prohaska, Patricia Kopatchinskaja et le Camerata Bern, Maria Mater Meretrix, CD Alpha, 19€

mardi 25 avril 2023

Bon son de bon sens


Relisant mon article du 25 novembre 2010 sur l'absence de perspective sonore dans notre univers quotidien, j'y ai trouvé un autre écho dans la sonorisation des concerts amplifiés. Je ne comprends pas que des musiciens acceptent de jouer dans des conditions souvent déplorables. La question ne se pose pas pour les orchestres acoustiques, encore qu'on ne programme pas un ensemble de percussions ou un groupe de rap dans une église et que les théâtres devraient être choisis en rapport avec le style de musique, et réciproquement. Mais combien d'ensembles de rock, de jazz, de recherches expérimentales sont saccagés par un mauvais matériel de diffusion ! Lorsque nous tournions avec Un Drame Musical Instantané nous voyagions avec notre propre sono que nous placions derrière nous, en fond de scène, pour contrôler la qualité de restitution de nos timbres. Le système de diffusion représente un élément capital pour que le public saisisse au mieux les intentions des artistes. Par exemple, écouter un big band ou même une chanteuse sous un chapiteau de cirque non traité (non réfléchi) est pour moi un supplice. Les sons criards, la réverbération, le niveau sonore exagéré gâchent trop souvent les concerts. La balance peut éventuellement s'ajuster tardivement, mais la fidélité sonore doit être testée en amont. J'utilisais en général un son de piano pour régler cela. La place des haut-parleurs est également fondamentale. Saut dispositif particulier, les sons doivent provenir des instruments, pas des cintres comme s'ils étaient envoyés par une puissance supérieure. Le confort d'écoute est aussi déterminant pour les musiciens que pour le public.

[...] Discutant avec Sacha Gattino, je suggérai de monter une agence de conseil en design sonore, généraliste. Entendre par là qu'il existe un potentiel considérable en ce domaine, tant d'entreprises produisant du son sans s'interroger sur une amélioration possible des conditions de travail, de consommation ou de création. Il y aurait tellement de lieux d'intervention qu'une armée de designers aurait de quoi travailler jusqu'à ce que mort s'en suive. Il ne s'agirait pas forcément d'intervenir matériellement, mais dans un premier temps de se pencher sur la question, occultée, méconnue, inexistante, alors que toute production sonore mériterait de la poser. Si le bon sens du système D ne suffit pas, des frais supplémentaires pourraient donner de l'ouvrage à maints corps de métier en rendant la vie franchement plus supportable, voire agréable à tous les usagers.
Neuf productions artistiques sur dix pâtissent d'avoir escamoté la question. Je souffre au cinéma où les dialogues, les bruitages utiles et le sirop musical illustratif envahissent l'espace sonore, au théâtre dont les haut-parleurs diffusent parfois une ambiance artificielle où l'on entend plus le matériel que ce qui est diffusé, dans les lieux publics où le vacarme urbain n'a rien à envier aux ambiances musicales censées couvrir le bruit des voix et aux décibels des magasins pour jeunes, je souffre dans la ville où rien n'est pensé pour les oreilles à de très rares exceptions près, je souffre que tout le monde s'en fiche pour avoir culturellement assimilé le son comme la cinquième roue du carrosse, un truc genre post-prod dans le meilleur des cas... La fréquence, le rythme, la couleur, l'harmonie, le renforcement d'un caractère, la douceur d'une détente, l'appel, l'alarme, l'illusion sonore pourraient changer nos vies.
Rêvons d'avoir à jouer le rôle de sound doctor comme il existe de plus en plus de script doctors. Et comme le rappelait Sacha, commençons par le silence.

Illustration : Moiré, œuvre interactive de Frédéric Durieu que je mis en musique (1997-2001)

vendredi 21 avril 2023

L'orchestre de la Troisième Oreille


Du Macbeth de Roman Polanski je ne me souviens que de la forêt qui s'avance et de la musique de Third Ear Band, d'ailleurs pas en situation, mais seulement le disque qu'un copain m'avait prêté en 1972 [et que j'ai acquis suite à cet article du 11 novembre 2010]. La mélodie que ma mémoire associait à une voix d'enfant m'a probablement autant marqué que celle du Petit Chevalier dans Desertshore de Nico ou Quiet Dawn avec Waheeda Massey dans Attica Blues d'Archie Shepp. Mais Fleance (chanté par le jeune comédien Keith Chegwin) est certainement ce qui me trottait inconsciemment dans la tête lorsque j'écrivis avec Bernard Vitet le prélude de ¡ Vivan las utopias ! pour ma fille Elsa dans la compilation Buenaventura Durruti du label nato.


À la réécoute de la partition sonore rééditée en CD je m'aperçois que l'orchestre de la Troisième Oreille eut une influence considérable sur mon travail. Mélange de musique médiévale ou modale, de rock électrique, de free jazz et de bruitages, à la fois très composée et parfaitement improvisée, leur musique ne ressemble à rien, si ce n'est aux réminiscences que d'autres développeront dans les [cinquante] années qui suivront. Les grincements d'archet de Simon House, les chocs distordus de la guitare électrique de Denim Bridges, le violoncelle et la basse de Paul Buckmaster répondent aux ragas et aux drones d'influence indienne de Glen Sweeney, le hautbois et le flageolet de Paul Minns se mêlent aux sons électroniques du VCS3, pour construire une sorte de free folk extrêmement lyrique, emprunt de magie noire et de tragédie shakespearienne.
Pendant que j'y étais, autant commander en même temps les deux premiers albums, Alchemy (1969) et Elements (1970) qui précédèrent Macbeth. Moins "Dramatiques" au sens théâtral du terme, ils confirment que l'improvisation n'est pas un genre, mais qu'il s'agit essentiellement de réduire le temps entre la composition et l'interprétation. Je me laisse porter par les paysages sonores que Third Ear Band dresse, privilégiant les plans d'ensemble et les effets de groupe à la virtuosité bavarde des solistes, construisant des évocations sonores qui m'entraînent loin de nos côtes.

lundi 17 avril 2023

Les bons contes font les bons amis


S'il est plus encourageant d'être que d'avoir été, il est tout de même rudement agréable de voir aujourd'hui chroniquer des disques enregistrés il y a quarante ans comme s'ils étaient d'actualité. C'est ce qui arrive ce matin avec l'article de Franpi Barriaux, sur l'indispensable site Citizen Jazz, à propos de l'édition en CD de l'album Les bons contes font les bons amis du groupe Un Drame Musical Instantané que nous dirigions alors à trois avec Francis Gorgé et Bernard Vitet. Le label autrichien Klang Galerie avait déjà publié les versions CD des autres vinyles du Drame, à savoir Rideau ! (déjà épuisé), À travail égal salaire égal, L'homme à la caméra et Carnage. Il restait celui-ci (enregistré en public), puisque GRRR avait déjà sorti le premier, Trop d'adrénaline nuit. Walter Robotka puisera dorénavant dans les inédits, comme il l'avait fait avec Rendez-vous, mon duo avec Hélène Sage. À noter que ces rééditions (donc chaque fois la première en CD) sont toutes agrémentées de bonus inédits, ici une seconde version de Ne pas être admiré, être cru, le lendemain de la création, qui permet d'appréhender la liberté d'interprétation des quinze musiciens de ce "grand orchestre" face à ce qui était fixé dans la partition.

Un Drame Musical Instantané
Les Bons Contes font les bons amis

par Franpi Barriaux // Publié le 16 avril 2023

Les ressorties épisodiques des disques des années 80 d’Un Drame Musical Instantané (UDMI) par le label autrichien Klang Galerie nous ont habitués à renouer avec l’inventivité et le sens de la narration de Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé. Souvent théâtralisée, la musique d’UDMI appelle l’histoire, presque de manière opératique, à l’instar de Rideau ! ou de Carnage, que nous avions évoqués. Paradoxalement, alors que le titre en est Les Bons Contes font les bons amis, ce disque de 1983 est sans doute moins linéaire que d’autres. Un film choral, ou une multiplication de saynètes… L’occasion surtout de réunir sur scène, à Montreuil, une belle brochette de compagnons de route du trio, du violoncelle de Didier Petit aux anches de Jean Querlier.

C’est la profusion qui surprend ici. Le nombre de musiciens présents, qui peuvent être jusqu’à quinze sur scène à servir une musique complexe et très contemporaine. Le nombre d’idées versatiles aussi. Ainsi « Ne pas être admiré, être cru », où une ligne de soufflants construisent des lignes extrêmement sophistiquées (remarquable Patrice Petitdidider au cor) peut être chamboulé en un instant par une explosion de guitare de Gorgé. Plus loin, un chœur improvisé est bousculé par Bernard Vitet et troqué contre les flûtes d’Hélène Sage. Davantage peut-être que sur les précédentes ressorties, ce disque exploite une veine zappaïenne, tant dans l’esthétique que dans ce choix de rester dérangeant et de prendre à revers, laissant l’auditeur aux aguets.

Les Bons Contes font les bons amis est un film sans images sur les rêves, doux paradoxe. Du moins une évocation très imaginée comme l’orchestre sait en produire. Tout l’onirisme du monde n’est pas fait de licornes et de marshmallows : ce que visite UDMI, ce sont davantage les songes répétitifs et les seuils de cauchemars, à commencer par la cornemuse de Youenn Le Berre dans le très beau « Sacra Matao » qui souligne le sens orchestral de la formation. Avec sa reprise alternative de « Ne pas être admiré, être cru » qui permet de juger du travail extrêmement rigoureux des musiciens, Birgé et ses amis nous proposent un disque qui met du temps à révéler ses secrets mais fascine à plus d’un titre.



P.S. de JJB : Depuis la publication de l'extrait ci-dessus sur YouTube, par j'ignore qui et reproduit en bas de l'article sur Citizen Jazz, l'album a été entièrement remasterisé. Je ne peux pas m'empêcher non plus de signaler tous les participants à cette fantastique aventure :
Jean-Jacques Birgé synthétiseur PPG, piano, trompette, trompette à anche, flûte, guimbarde, inanga, percussion, bandes, voix, direction / Bernard Vitet bugle, trompette à anche, voix, direction / Francis Gorgé guitares électrique & classique, direction / Hélène Sage flûtes, bouilloire, percussion, voix / Jean Querlier hautbois, cor anglais, flûte, sax alto / Youenn Le Berre basson, flûtes, sax ténor sax, cornemuse / Patrice Petitdidier cor, cor de poste / Philippe Legris tuba / Jacques Marugg marimba, vibraphone, timbales / Gérard Siracusa percussion, cloches, direction / Bruno Girard violon / Nathalie Baudoin alto / Didier Petit violoncelle / Hélène Bass violoncelle / Geneviève Cabannes contrebasse... Et l'étonnante pochette est de Jean Bruller (plus connu sous le nom de Vercors).

jeudi 13 avril 2023

Crass, du punk à l'avant-garde


Il y a des jours comme ça, où la simple écoute d'un disque illumine votre journée et fait passer les pilules amères que l'actualité nous sert sur un plateau télé. Il y a des jours comme ça, où on l'on vénère le jour où la musique est entrée dans nos vies. Il y a des jours comme ça, des jours comme des nuits, où l'on pourrait écouter le même disque en boucle tant il recèle de trésors secrets, de charades à tiroirs, de rage intacte, fécondée par un romantisme adolescent que l'on espère ne jamais sacrifier sur l'autel de la maturité. Si le groupe punk Crass a accompagné des camarades nés plus tard comme l'ami Stéphane Berland, producteur d'exception du label Ayler Records, j'avais totalement ignoré ce mouvement jusqu'à ces dernières années. À l'époque, j'avais déserté la pop et le rock pour le free jazz, la musique classique et contemporaine, pratiquant l'improvisation en compositeur savant. La semaine dernière, alors que je pédalais sur mon vélo d'appartement en écoutant Radio Libertaire, je suis ainsi tombé par hasard sur leur dernier album, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song. J'eus aussitôt l'impression de reconnaître des membres de ma famille. J'aurais pu l'enregistrer tel quel. Peut-être l'ai-je déjà commis ? Il suffirait de compiler quelques morceaux parmi mes préférés.
Compiler, empiler, c'est ce que Penny Rimbaud a réalisé en enregistrant d'abord un piano "abstrait" sur le clic (métronome) qui permettra aux trois chanteurs (Eve Libertine, Steve Ignorant, Joy de Vivre) de se caler, puis la guitare (Phil Free), la basse (Pete Wright) et enfin la batterie (Penny Rimbaud lui-même), l'inverse de ce dont ils avaient l'habitude sur leurs six albums précédents. Tout cela purement improvisé ! Bien l'entendre comme une composition instantanée, ou plus justement d'instantanés successifs. À noter que Penny Rimbaud s'octroie le premier jet et la sauce finale (ainsi que les graphismes cosignés avec G Sus). Comme si cela ne suffisait pas et faisant la nique à tout le mouvement punk, il ajouta en effet des cordes et des cuivres joués, tant bien que mal, sur un vieux synthé Roland. Histoire d'enfoncer le bouchon, le premier CD de ce double album, enregistré en 1984-1985 et merveilleusement remasterisé en 2020, enchaîne une version vocale, et une autre instrumentale tant celle-ci surprit et plut à son compositeur.
Ce chant du cygne, comme il l'appelle, différent de tout ce que le groupe avait pu produire et fondamentalement avant-gardiste, sema la zizanie et marqua la fin de Crass. L'album fit évidemment un flop comme tous mes disques préférés de groupes dont les fans ne reconnurent pas leurs idoles. Exemple célèbre : Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones, pur chef d'œuvre, encore plus inventif que le Sgt. Pepper's des Beatles auquel il répondait. En écoutant 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, j'ai d'ailleurs pensé à Agitation de İlhan Mimaroğlu, Trout Mask Replica de Captain Befheart & His Magic Band, voire la Sinfonia de Luciano Berio, mes chouchoux. Pas étonnant que Penny Rimbaud se réclame de Benjamin Britten, John Cage et Karkheinz Stockhausen. Le résultat est un chaos hyper romantique qui se démarque puissamment des Sex Pistols et des Clash. On a les provocateurs qu'on mérite !


Crass était un collectif sans leader, jouant tous sous pseudonymes et se vêtant d'uniformes noirs en réaction contre le culte de la personnalité en vogue chez les musiciens de rock. "Leur position était directement liée à l'anarchisme libertaire ou aux courants de pensées politiques communautaristes du XXe siècle. Prenant au mot le manifeste punk du do-it-yourself, Crass combine la chanson, le film, le collage sonore, le graphisme et la subversion pour lancer un front soutenu critique et novateur contre tout ce qui leur paraissait être une culture basée sur la violence, la guerre, le sexisme, l'hypocrisie religieuse et le mode de vie bourgeois du Royaume-Uni thatcherien. Ils [avaient été] parmi les pionniers de l'anarcho-pacifisme alternatif et engagé dominant la scène punk" (entre guillements un résumé tiré de Wikipedia).
Les notes du livret foncièrement politiques sont en cela passionnantes. De plus, il est abondamment illustré et offre les paroles que j'aurais autrement du mal à suivre. Il y a même un petit poster glissé dans le coffret, évidemment pas un 90x90 cm comme celui figurant dans certains vinyles ! Par contre le deuxième CD, encore plus court (16 minutes) que le précédent (20 minutes), offre six morceaux inédits du même acabit. Punk symphonique, flamenco destroy, hard pop, chœurs profanes, drone organique, chronique anti-tchatchérienne, poésie abrasive... De l'agit-prop au sein même du mouvement punk qui ruait déjà monstrueusement dans les brancards ! Au dos du coffret, est imprimé en lettres majuscules "Germany got Baader-Meinhof. England got punk, but it couldn't be silenced", à côté d'un paragraphe de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, et à l'intérieur du livret un long texte de Charles Baudelaire. On ne peut plus clair. Crasse en devient un euphémisme.

→ Crass, 10 Notes On A Summer's Day A Swan Song, 2 CD Crass Records, 18,94€ (écoutez, écoutez fort, et si cela vous plaît, profitez de la qualité sonore maximale et du bel objet qui l'habille en cherchant le commerçant le moins cher ! Les autres disques de Crass sont d'une tradition punk plus conventionnelle...).

mercredi 12 avril 2023

Une longue année d'Anamaz & Riverdog


Anamaz ressemble à la petite sœur de Mylène Farmer qui aurait adopté le style des Sweet Lolitas japonaises qu'on rencontre dans le quartier d'Harajuku de Tokyo. Ses dentelles et rubans contrastent avec les jeans, blouson et hoodie des Minesottiens Jack Dzik et Léo Remke-Rochard. Évoquer les fringues plutôt que parler de la musique me rappelle les chroniques des magazines que je ne lis plus, mais qui continuent à se flétrir dans le monde du rock et du jazz. Ce n'est pas innocent. C'est une introduction plausible à ce séduisant disque de pop expérimentale qui a un pied dans le trip hop portisheadien et l'autre dans le spoken word burroughsien, l'ensemble mâtiné d'ambient plutôt planant. Les chansons des trois lascars sont portées par les sons électroniques de Léo et la batterie de Jack. C'est si réussi qu'on peut se demander si l'album Une longue année n'est pas une mise en boîte de tous les effets mainstream auxquels le show-biz nous a habitués, sans pour autant se livrer à la moindre concession qui friserait le mauvais goût.


Le duo Riverdog nous avait déjà gratifié d'un Fallen Chrome avec le trompettiste Jac Berrocal, une autre rock 'n roll attitude où l'image précède le son. En s'associant à la chanteuse Anamaz, ils enfoncent le clou de la modernité jusqu'à transpercer les planches. Les intonations fugaces d'Orelsan ou Katrine, une voix vocodée ou du field recording donnent à l'album une sorte de distance critique, une dialectique musicale qui assume sa tendresse pour ce qu'ils moquent, travestissent et finalement glorifient. La fougue rimbaldienne électrise ces trois jeunes musiciens qui tracent leur chemin de sable sans se préoccuper de la frontière entre chaussée et trottoir. De même que leurs papas (Jean Rochard et Thierry Mazaud) leur ont mis le pied à l'étrier, ils ont demandé à Tonton Dominique Pifarély et Tata Catherine Delaunay de venir avec leurs violon et clarinette jouer sur un titre, leur présence soulignant que le jazz n'est plus une musique, mais une manière de l'appréhender, somme d'expressions individuelles au sein d'un collectif où l'improvisation fait partie de la composition. Et leur flow, ils ne le doivent qu'à eux. Un disque libre et riche qui supportera de nombreuses réécoutes.



→ Anamaz & Riverdog, Une longue année, CD nato, dist. L'autre distribution, sortie le 28 avril 2023
→ Réalisation du clip Pascale Breton

dimanche 2 avril 2023

Zaho de Sagazan, la symphonie des éclairs


Le show-biz, n'investissant plus sur le long terme, finit par s'asphyxier à force de produits Kleenex. Le formatage est devenu le lot quotidien. On nous sort des Jeanne Added et autres Lana del Rey comme si c'était du neuf, alors que leur succès ne tient qu'à leur banalité. Et puis, d'un coup, une nouvelle chanteuse fait la une. Même Télérama, qui d'habitude prend son temps, lui offre la couve cette semaine. Elle a 23 ans, elle s'appelle Zaho de Sagazan et elle rappelle objectivement Stromae dont elle se réclame explicitement. Pour les rythmiques binaires qui poussent à la danse, pour les ruptures de ton, pour la voix vocodée sur la retenue, c'est évident. Les textes sont moins dépressifs, mais on sent le doute qui pointe chez cette fille qui n'a pas encore connu le grand amour et a fortiori la rupture. Les jeunes de son âge, coincés entre l'asexualité et le polyamour, ou portés par le rêve et la découverte, la plupart mal dans leur corps, ne manqueront pas de s'y reconnaître. Stromae ne s'y est pas trompé en lui offrant la première partie de sa tournée de juin qui vient. Chez cette native de Saint-Nazaire les articulations belgicistes lui passeront peut-être avec le temps, d'autant qu'on sent bien une véritable personnalité dans ces hymnes à l'amour naissant. Le danger est de faire tâche d'huile et nombreux chanteurs et chanteuses risquent de prendre le train en marche comme les imitateurs de Bashung ou Camille...


Posée entre la fragilité réservée des émotions, la simplicité des textes bien calés et la sûreté affirmée de leur émission, la voix est d'un beau grave, velouté, un peu nasale. Contre nombreux avis, Zaho a choisi un dessin pour la pochette de son deuxième album. Comme le clip des Dormantes réalisé par Jacques Frantz et la chanson arrangée avec ses deux comparses et amis, Alexis Delong et Pierre Cheguillaume du groupe Inuït. C'est mixé, arrangé et masterisé par Nikola Feve "Nk.F" qui a déjà œuvré sur Orelsan, PNL, Angèle, Booba, Sébastien Tellier, Feu! Chatteron et d'autres moins connus. Produite par Warner, Zaho saura-t-elle résister au rouleau-compresseur du show-biz ? On peut lui souhaiter...


Évidemment plus discrète, j'enchaîne avec la sortie de Chansons pour Lula, un disque en hommage à Serge Rezvani (alias Cyrus Bassiak) paru chez Jacques Canetti (Because Music) et concocté par Léopoldine HH. avec Vincent Dedienne, Cali, Dominique A, Philippe Katerine, Rezvani (95 ans !) plus deux enregistrements inédits chantés par Jeanne Moreau. Le sourire de Léopoldine HH. s'y entend incroyablement et les tourbillons de la vie restent éternels.