70 Musique - mai 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 30 mai 2023

Septembre ardent, un opéra de chambre


"Septembre Ardent est le récit onirique d'un personnage en quête de sa propre histoire, dialogue entre un homme à la mémoire défaillante et une femme sibylline, miroir déformé d'une figure familière." Vendredi dernier j'ai surtout assisté à un merveilleux petit opéra, oratorio gesticulé, œuvre collective où toutes les pièces du puzzle instrumental et vocal sont en place. S'il en manquait une, ce serait à propos, à propos de cette fin du monde où le progrès est une arnaque mortifère. Mais les instruments acoustiques et électriques, clarinettes et cassettes de Jean-Brice Godet, violoncelle et échantillonneur de Valentin Mussou, claviers de Donia Berriri, machines de Nosfell se fondent parfaitement avec les voix de Donia, qui a écrit les textes, et Nosfell, dont le corps et la voix sont des lianes vivantes, ensemble soutenu par l'ingénieuse de son Céline Grangey. Spectacle de science-fiction philosophique, Septembre ardent diffuse une énergie incroyable, sorte de rock électronique où les impros jazz filent comme des bolides à la Mad Max, et une poésie légère qu'apportent le dialogue en chansons du couple qui se renvoie la balle à cour et jardin, en français et en arabe.


Jean-Brice Godet, en plus de la clarinette et de sa déclinaison basse, avait apporté une clarinette contrebasse dont le son m'a scotché, par la variété de ses timbres et une dynamique que je n'avais jamais entendue jusqu'ici sur cet instrument. Il n'est d'autre part pas surprenant que j'ai écrit en 2006 un article sur les débuts de Nosfell. Si Jean-Brice avait malicieusement évoqué Un drame musical instantané pour m'attirer au Comptoir de Fontenay, Septembre ardent m'a rappelé un autre opéra, très bizarrement méconnu, que j'avais chroniqué l'année suivante. Il s'agit de Welcome To The Voice de Steve Nieve et Muriel Teodori, qu'interprètent Sting, Robert Wyatt, Elvis Costello, Barbara Bonney, Sara Fulgoni, Nathalie Manfrino, Amanda Roocroft, The London Voices et Le Chœur des Amis Français, accompagnés par le Brodsky Quartet, Ned Rothenberg, Marc Ribot et Antoine Quesada. Je citai alors également Escalator Over The Hill de Carla Bley, Paul Haines et Michael Mantler, dont la distribution est aussi épatante, et No Answer du même Mantler. Opéras modernes, j'aurais pu encore citer d'autres œuvres de ce compositeur qui m'est très cher, ou Sing Me a Song of Songmy de Freddie Hubbard avec Ilhan Mimaroğlu, Delusion of the Fury de Harry Partch, 200 Motels de Frank Zappa, Le trésor de la langue de René Lussier, Jericho Sinfonia de Christophe Monniot, Lady M de Marc Ducret, Constantine de Théo & Valentin Ceccaldi, etc., tous des projets ambitieux qui ont fait des miracles malgré des budgets qui n'étaient pas à la hauteur de la réussite finale.
Et Septembre ardent n'a rien à leur envier, transportant la salle sur une autre planète qui ressemblait furieusement à la Terre.

lundi 29 mai 2023

L'Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret


Pour son Acoustic Large Ensemble, en avant-première à l'Atelier du Plateau, Paul Jarret a composé une très belle musique minimaliste dont la clarté des plans offre un maximum d’efficacité dramatique. Il y a quelque chose d’ivesien dans ces compositions où l’on sent l’influence des grands espaces et des transcendantalistes américains, comme chez Julien Pontvianne, qui collaborait d'ailleurs à ses Ghost Songs chroniquées il y a deux ans.


L’accumulation crescendo de la première pièce rappelle à la fois Tubular Bells de Mike Oldfield et la Siegfried Idyll de Richard Wagner, tandis que la seconde me fait penser à Ligeti ; des bulles de rythme en double croches viennent se superposer au continuum et laissent la place à des arpèges de guitare électrique. Sur un tapis répétitif les deux contrebasses solistes en pizz et la guitare forment un écrin pour les cuivres qui referment le ban en lente et tendre fanfare avant un dernier point d’orgue. Lorsque les archets appuient sur les cordes et que les embouchures des tubas grondent, la tempête s’annonce avant que l’océan redevienne calme, galets venant rouler sur la plage avec des accents folk du sud des États Unis inspirés par quelque Viennois. Les instruments marchent diamétralement par deux : trompette/trombone, sax ténor/clarinette basse, 2 tubas, violoncelle/nyckelharpa, 2 contrebasses, guitare/harmonium. Jouer en cercle met en valeur la spatialisation. Le public entoure les quatorze interprètes. De doux nuages d'orchestre s'accrochent sur un métronome explicite, la trompette et le trombone chorussant ; en fin un second métronome produit une douce désynchronisation. L'accord mesuré du morceau suivant précède une pompe réclamant le lyrisme du violon qui s’oppose aux menaces des graves. Le rappel gronde à nouveau, la guitare joue des accords pop, le vent souffle en harmoniques. La salle, plongée dans une obscurité propice à la contemplation, se rallume à l'issue du voyage.

Création le 14 octobre 2023 à Musiques au Comptoir (Fontenay-sous-Bois) avec Paul Jarret, guitare, Thibault Gomez, harmonium, Fabien Debellefontaine, tuba, Fanny Meteier, tuba, Jules Boittin, trombone, Hector Léna-Schroll, trompette, Alexandre Perrot, contrebasse, Étienne Renard, contrebasse, Fabiana Striffler, violon, Maëlle Desbrosses, alto, Éléonore Billy, Nyckelharpa ténor, Bruno Ducret, violoncelle, Maxence Ravelomanantsoa, saxophone ténor, Élodie Pasquier, clarinette basse

mercredi 24 mai 2023

Les quatre saisons de Marc Ducret


Dans les nouvelles musiques y aurait-il deux sortes de compositeurs, ceux qui écrivent pour se mettre en valeur et ceux qui construisent des écrins pour les autres ? Ou bien ceux qui se contentent du texte et ceux qui ont des arrière-pensées ? Ou encore ceux qui ne font qu'écrire et ceux qui mouillent leur chemise en mettant les mains dans le cambouis ? J'écris ceux, mais c'eut pu être tout aussi bien celles, les musiciennes n'échappant pas toujours aux mauvaises habitudes des mecs. J'écris mauvaises, parce que de mon point de vue, en musique, toute habitude est mauvaise, et voilà des siècles que les gars imposent leurs choix à la gente féminine.
L'écoute du dernier disque de Marc Ducret aurait-il provoqué ces questions digressives ? Probablement. C'est certainement de la musique mâle, conquérante, mais généreuse. Allongé sur le dos dans la chaleur du sauna je laisse aller mes pensées sans a priori. Je me suis souvent demandé pourquoi ne pas confier à Ducret un vraiment grand ensemble, voire un symphonique. J'ai toujours préféré ses orchestres fournis, en général une dizaine de participants, à ses petites formations. C'est un maître des timbres.
Pour ICI ils sont quatre, quatre comme les quatre saisons qui composent ce disque. Fabrice Martinez joue de la trompette, du bugle et du tuba. Christophe Monniot est aux saxophones, sopranino, baryton et alto. Samuel Blaser tient le trombone. Ducret gratte ses guitares électriques, il les pince, les distord, les étend. Mais la première remarque dont je me souviens alors que j'étais en nage, c'est le décalage des voix. Les unissons impeccables sont le triste apanage du jazz rock ou rock progressif, du style "je ne veux voir qu'une seule tête". ICI ça ping et ça pong, comme on tisse sa toile, chaîne et trame. Ce décalage, léger sur les accords, détaché sur les contrepoints, est probablement ce qu'on appelle le swing. Celui de Ducret jongle avec les notes comme un artiste de music-hall. Il fait des pointes, marche sur le fil et renvoie la balle. J'utilisais plus haut l'adjectif généreux. C'est ICI histoire d'amitié. Quatre rendez-vous au bord de l'eau, un par saison, et le tout rassemblé en studio pour conclure. Les musiciens s'effacent devant le paysage, les sujets devant l'objet. Dans tous les enregistrements que j'écoute je décèle ce qui se passe au delà des sons. Cela n'ordonne pas forcément la qualité, il y a des musiques sensationnelles fruits de sessions pourries, des personnalités charmantes et d'autres épouvantables, mais sentir l'amour qui passe autour est une manière délicieuse de se réconcilier avec le monde. N'était-ce pas un peu le but lorsque nous avons commencé à jouer ensemble ?

→ Marc Ducret, ICI, CD Ayler Records, dist. Orkhêstra International, 15€ (10€ en numérique)

lundi 22 mai 2023

Michel Portal au fur et à mesures par Le Querrec et Rochard


Le pavé se lit comme une bande dessinée ou un roman-photo. C'est à la fois une anthologie particulière du photographe Guy Le Querrec, la vie recomposée du musicien Michel Portal et l'évocation d'une époque par le producteur de disques Jean Rochard.
Il manque le son, alors je commence par Châteauvallon 72 quand le groupe ne s'appelait encore que Unit, réunissant le trompettiste Bernard Vitet, les contrebassistes Beb Guérin et Léon Francioli, le percussionniste Pierre Favre, la chanteuse Tamia et Portal évidemment. Un disque mythique, fondateur. J'enchaîne avec Alors ! de 1970 avec John Surman, Barre Phillips, Stu Martin et Jean-Pierre Drouet, Splendid Yzlment l'année suivante avec Howard Johnson, Jouk Minor, Runo Erickson, Gérard Marais, Barre et Favre, le New Phonic Art 73 avec Vinko Globokar, Carlos Roqué Alsina et Drouet, Châteauvallon 76 avec Beb, Léon et Bernard Lubat, l'incontournable ¡ Dejarme Solo ! enregistré en 1980 en re-recording à toutes les clarinettes jusqu'à la contrebasse, aux saxophones du sopranino au ténor, à la ténora et sa botte secrète, le bandonéon. Portal a toujours eu peur du studio, de figer les choses une fois pour toutes... Cette année-là j'ai décroché, même si je lui prêtais toujours une oreille. En écoutant notre album Rideau ! dédié à Beb qui venait désespérément de se pendre, un drame pour Bernard qui le considérait comme son frère, Michel nous expliqua avoir renoncé à l'improvisation libre pour une musique plus commerciale, toutes proportions gardées : le jazz et la musique de film. Cela nous avait attristés encore un peu plus. Le classique, dont il était un interprète fabuleux à la clarinette, en particulier sur Mozart, l'angoissait tout autant. L'angoisse lui colle à la peau de manière quasi pathologique. Jusque là il avait eu besoin de s'adjoindre des provocateurs pour le bousculer. C'était fantastique. Chaque concert était radicalement différent. Je n'avais connu cela qu'avec les disques de Zappa, surprise sur surprise, un saut dans l'inconnu. Michel Portal avait été pour moi un des grands libérateurs de mon travail, la caution que l'on pouvait jouer autrement. En 1975, venu essayer sa clarinette branchée sur mon ARP 2600, il avait craqué sur l'abandon du contrôle, mais m'avait encouragé à poursuivre ma voie. Ce n'était pas rien pour un jeune homme de 22 ans. Je l'avais rencontré grâce à Bernard Lubat que j'avais engagé pour arranger des chansons sur le disque du PCF consacré à l'Année de la femme. Enfermé avec Portal dans un placard, j'avais bénéficié d'une super leçon en assistant aux consignes qu'il distillait à ses musiciens, l'un après l'autre, Joseph Dejean, Daniel Humair, Lubat... Et reconduit chez lui parce qu'il avait une jambe dans le plâtre !


C'est que les photos de Le Querrec et les sons de Portal sont forcément pour moi des petites madeleines. Quant au texte de Rochard il dresse le portrait de l'époque, entourant le tableau comme un encadreur magnifie le sujet. Le Querrec saisit l'instant décisif en digne héritier des plus grands. J'aimerais bien insérer quelques jeux de mots pour saluer son esprit gouailleur, mais les souvenirs m'engloutissent, comme le Cours du Temps que j'avais initié pour le Journal des Allumés du Jazz. Celui avec Portal m'avait laissé sur ma faim. Rochard le protégeait, craignant les questions qui fâchent. C'est que Portal est compliqué. Son anxiété le rend parfois blessant. Il faut fermer les yeux, écouter la musique, les rouvrir sur les images qui sont autant d'hommages sans les dommages. Je suis toujours surpris par les portraits hagiographiques. Actuellement seuls les antisémites et les harceleurs sexuels y échappent. Faut-il vraiment publier la légende parce qu'elle est plus belle que la réalité ? Mes héros ne sont hélas pas toujours sympathiques. Dans La règle du jeu Jean Renoir clamait que "sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons". Évidemment je voyais Michel au travers du filtre de celui qu'il appelait toujours Babar, Bernard Vitet se glissant dans le rôle de l'Oncle Paul. À leurs débuts ils avaient joué ensemble les requins de studio ou participé au Free Jazz de François Tusques, autre disque fondateur. Donc après les années où Portal avait représenté pour moi un père de l'invention, il y eut le jazz. Arrivederci le Chouartse, Turbulence et les disques chez Label Bleu m'avaient terriblement déçu. La renaissance chez Universal, plusieurs disques produits par Rochard, avec Tony Hymas, Sonny Thompson, Michael Bland, Vernon Reid, Jef Lee Johnson, offrit des moments fabuleux grâce à l'incroyable section rythmique, compagnons de Prince connus sous le nom de NPG (New Power Generation), surtout le premier et le troisième ; épais livrets déjà remplis de photos de GLQ. La suite est plus conventionnelle, même si la critique l'encense comme elle en a l'habitude pour avoir raté le coche auparavant.
Chez les jeunes aujourd'hui, on a abandonné le fantasme afro-américain, du moins pour les plus inventifs. Le mythe du swing s'est heureusement évaporé. Ils ont leur propre histoire à assumer. Au siècle dernier, Portal avait bénéficié de son statut de virtuose classique, permettant aux coincés d'avaler la pilule de l'improvisation ; il incarnait une sorte de garant que nous ne faisions pas n'importe quoi aux yeux des gardiens du temple dont Boulez faisait partie, à regarder cette musique fondamentalement libre et contemporaine avec le plus grand mépris. Le contrôle là encore. Or la plupart des jeunes improvisateurs sortent désormais du Conservatoire ! La ségrégation s'est dissipée, même à l'Ircam... Portal rassure, il devient le vecteur de l'histoire de nos musiques. C'est pourtant ce que nous cherchions à éviter. Ni dieu ni maître. Or le monde semblait réclamer cette assurance. Portal portait l'étendard d'une alternative, un truc où l'on rit, même si ses rires étaient un peu forcés, un truc où l'on pleure, même si l'on ne veut surtout pas sombrer dans le cynisme, un truc où l'on pense, même si les fausses routes nous étranglent parfois, un truc, plutôt plusieurs, parce qu'il a pris le risque d'aller partout voir s'il y était. "Quand on est artiste il faut faire tous les genres" aimait rappeler Bourvil au milieu de la chanson Les Crayons.


Sur les photos on remarquera l'absence de musiciennes. Seule la contrebassiste Hélène Labarrière apparaît à New York et au Capbreton. Ainsi qu'un flou artistique sur la danseuse Carolyn Carlson. Cela aussi a changé. Heureusement. Car il faut bien dire que les jazzmen étaient souvent misogynes, c'est-à-dire qu'ils prétendaient aimer les femmes, mais les confinaient à leur rôle de muses dans le meilleur des cas. L'homosexualité latente suait des loges, mais le sujet était soigneusement évité ou travesti en plaisanteries de régiment. Dans cette constellation masculine on remarquera la photographe Marie-Paule Nègre que j'ai rencontrée à Arles, station capitale dans l'histoire de Le Querrec avec les musiciens. C'est aussi à Arles que j'appelai Jean Rochard à la rescousse lorsque j'étais chargé de la direction musicale des Soirées au Théâtre Antique. Marie-Paule est pour beaucoup dans le succès arlésien de Guy, comme ailleurs Edwige, ou Sergine Laloux. Portal est plus secret, comme s'il avait étouffé sa vie privée sous un oreiller, invisible sous un amas de papiers. C'est peut-être ce qui manque à ce Fur et à mesures, l'autre, pas le musicien, l'homme, simplement. Il est étonnamment visible chez Le Querrec, pas chez Portal. D'où les grimaces, le masque...
Prises entre 1964 et 2011, les photos noir et blanc de Guy Le Querrec accompagnent cette traversée extraordinaire de 47 ans ; Portal en a 87 et se produit toujours, retrouvant lors de certains concerts la magie inaugurale. Les images rendent incroyablement vivante cette époque désormais passée, dans ses décors, grâce à tous les musiciens qui ont croisé cette route et que l'on reconnaît ou découvre en tournant les pages comme un flip-book au ralenti. Le Querrec nous renvoie aux miroirs, multipliant les angles. Tout à ses propres réflexions, Rochard témoigne, digresse, mais rappelle surtout le hors-champ dont la musique n'est qu'un reflet parmi d'autres. La précision de ses nombreux textes ponctuant les chapitres et le regard incisif de Le Querrec évitent l'indigestion que pourraient produire les 300 photos de Portal ! 400 pages, ça se digère doucement. C'est un livre qui profite. Il y a de quoi manger. Boire aussi, que ce soit de l'eau, du vin ou de la limonade, il y en a pour tous les goûts ! La poésie s'insinue dans les images et les mots. La musique est ailleurs. J'accompagne ma lecture par les disques qui se succèdent sur la platine. Le mélange fonctionne ainsi merveilleusement. Le trio mène la danse.

→ Guy Le Querrec, Michel Portal au fur et à mesures, texte de Jean Rochard, préface de Bernard Perrine, plus de 2 kilos, couverture cartonnée, 230 x 300 mm, Éditions de Juillet, 49€

samedi 13 mai 2023

La mort dans l'âme


Pendant mon sommeil je cherche le nom de plusieurs amis disparus. Ce ne sont pas des amis, plutôt des connaissances, d'anciens voisins, et j'ignore pourquoi je désire tant retrouver leurs noms. Pour ce faire j'égrène les vingt-six lettres dans leur ordre alphabétique. En m'y reprenant plusieurs fois, je finis par y arriver et je me rendors. Plus tard dans la nuit je rêve que j'enregistre un album entièrement à la flûte avec Joce Mienniel à la guitare. Comme j'apprécie énormément le jeu de mon camarade flûtiste virtuose, j'insiste pour qu'il me dise ce qu'il pense de ma prestation. Je le sens un peu gêné, mais, en présence de la bassoniste Sophie Bernado, il met beaucoup de tact pour m'avouer que ce n'est pas terrible. J'essaie de comprendre ce qui cloche et que je devrais améliorer, mais c'est toute l'approche de l'instrument qui semble le contrarier. La mort dans l'âme, je décide de ranger notre enregistrement dans les archives et je suggère que nous enregistrions un nouvel album où je m'entourerai de mon barda électronique et acoustique. Au réveil je note tout cela comme me l'a suggéré la chanteuse Pascale Labbé qui en ce moment s'amuse à analyser les siens.
Revenu à la réalité, si l'on peut parler d'Internet en ces termes et bien que j'en doute fortement, je découvre un passionnant article de Jazz Hot signée de Hélène Sportis qui confirme la mort de Patrick Vian que j'ai évoquée mercredi dernier. Son long récit permet de lever le voile sur ce qu'était devenu le fils de Boris Vian depuis que nos deux groupes jouaient ensemble au tout début des années 70, lui avec Red Noise, nous avec H Lights. Patrick est décédé le 24 février dernier à Apt dans le Luberon où il avait émigré il y a très longtemps.
Comme si cela ne suffisait pas, toujours grâce à FaceBook, la chanteuse Carla Diratz m'apprend la mort en 2017 de Gilles Rollet, le second percussionniste de Birgé Gorgé Shiroc dont les enregistrements figurent sur le DVD qui accompagne les rééditions de l'album Défense de. Avec Francis Gorgé nous avions cherché à le retrouver sans succès, de même que nous avions tenté de joindre Shiroc et le saxophoniste Antoine Duvernet qui n'ont jamais répondu à nos missives. Il est étonnant de constater que certains musiciens préfèrent l'anonymat ou la retraite secrète plutôt que fêter la complicité de notre jeunesse. Peut-être que ce souvenir était douloureux pour les uns alors que d'autres l'appréhendaient joyeusement comme lorsque nous avions retrouver le bassiste de notre premier groupe, Epimanondas. Son bassiste, Edgard Vincensini, était devenu un avocat célèbre, pas forcément dans l'optique politique qui est la nôtre, mais toujours aussi pimpant, ou comme lorsque j'ai revu Dominique Lentin, batteur de Dagon avec qui j'avais collaboré soit avec notre groupe de light-show, soit comme musicien invité. De même j'ai du plaisir à revoir Gilbert Artman ou échanger avec Richard Pinhas, trio d'un temps sous la bannière de Lard Free, sans compter Francis Gorgé, évidemment, avec qui (en compagnie de l'écrivain Dominique Meens) j'ai encore enregistré l'année dernière le CD Plumes et poils et avec qui je prépare un nouvel album d'Un Drame Musical Instantané !
Patrick, Gilles et les autres restent dans nos cœurs, car nous n'avons jamais oublié la complicité de nos premiers émois musicaux au point de chercher sans répit à les perpétuer jusqu'à aujourd'hui. Ne jamais perdre l'émotion de mes débuts, lorsqu'il n'y avait aucun autre enjeu que la passion et l'amour du jeu, est un travail quotidien que j'exerce en me ressassant la phrase de Jean Cocteau : "le matin ne pas se raser les antennes".

mercredi 10 mai 2023

Patrick Vian, noir silence


FaceBook a remplacé les petites annonces du Monde lorsqu'il s'agit des nouvelles tristes. C'est encore une pièce du puzzle de ma jeunesse qui disparaît lorsque Gilles Yepremian y tape "RIP" à propos de Patrick Vian. Je ne me souviens plus comment nous nous étions rencontrés, mais c'est sur son groupe, Red Noise, que je projetai pour la première fois mes images de light-show à La Gaîté Lyrique avec H Lights. Le même soir nous avons également éclairé Crouille-Marteau avec Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon, et un mix des deux, Red Crouille Noise Marteau, pour l'anniversaire de Melmoth dit Dashiell Hedayat ! Lors du premier concert de rock que nous avions organisé au Lycée Claude Bernard, notre premier groupe avec Francis Gorgé, Epimanondas, assurait la première partie tandis que Red Noise (avec Planetarium sous le nom du Vieux Berthoulet et ses péquenots flippants) et Dagon bouclaient les soirées.


J'aimais beaucoup Patrick. L'héritage de son père était évidemment un peu pesant. Il avait émigré vers le sud de la France. On se demandait s'il était encore vivant. Cela l'avait énervé. Aujourd'hui il n'y a plus de quoi. Nous sommes juste tristes...

Photo avec père et fils

P.S.: Patrick Vian est mort à Apt (Luberon) le 24 février 2023.
Long article passionnant de Hélène Sportis dans Jazz Hot.

La 2CV décapotée du 21 juin 1982


Le 21 juin 1982, à l'occasion de la première Fête de la Musique, avant que cela ne ressemble à une quinzaine commerciale avec foire d'empoigne pour jouer dans le meilleur spot de la capitale, nous avions transformé la 2CV de Brigitte Dornès en scène mobile. La capote enroulée, elle conduisait pendant que Marianne Bonneau enregistrait le duo de fadas debout sur les sièges. Hélène Sage avait installé son haut-parleur en pavillon et tous deux soufflions allègrement dans toutes sortes de trompes, flûtes, instruments à anche, sans compter les percussions qui nous reposaient lorsque nous n'en pouvions plus de nous époumoner. Nous croisions parfois des musiciens dans la rue ou à leur fenêtre. La Fête ressemblait à un gros défouloir bruitiste, un jour des fous sans lien avec ce que c'est devenu dès l'année suivante.
J'ai mis un long extrait en ligne (index 7 : 35 sur les 90 minutes enregistrées) de cette promenade radiophonique dans Paris sur le site du Drame, juste après le concert en duo avec Hélène que nous avons donné à Ordis en Catalogne deux mois plus tard. Je me souviens avoir coulé une bielle en descendant à fond la caisse par l'autoroute. J'avais dû décharger tout le matériel, Marianne et moi avions dormi dans le garage. La Tramontane était une commande pour le Festival d'Ordis. Nous expliquions nos instruments et répondions aux questions du public entre les pièces que nous improvisions avec les cloches de l'église devant laquelle était dressé le podium. C'était la nuit. La Tramontane soufflait.
[Depuis cet article du 10 décembre 2010, est paru un CD de notre duo intitulé Rendez-vous sur le label autrichien Klang Galerie, voir également l'article du 26 décembre 2018].
Pas de photo de la Fête de la Musique, mais un cliché que j'ai pris à l'usine Pali-Kao lorsque j'ai entendu et vu Hélène pour la première fois. Sa Mercedes roulant au pas venait frapper le corps de la chorégraphe Lulla Card (Lulla Chourlin) pendant que la voix d'Hélène était diffusée par le mégaphone évoqué plus haut. Elle jouait aussi de la contrebasse sur le toit. Impressionné, j'ai proposé à Hélène de rejoindre le grand orchestre d'Un Drame Musical Instantané que nous étions en train de former. Lulla a ensuite créé avec nous le spectacle Zappeurs-Pompiers et j'ai continué sporadiquement à jouer avec Hélène...
Quant aux 2CV, ce fut la grande déception d'Elsa quand sa mère vendit la dernière. Pour ma part je n'en appréciais pas particulièrement l'assise, mais j'esquisse toujours un sourire lorsque j'en croise une sur la route.

mardi 9 mai 2023

La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne


La boîte aux lettres est un coffre à jouets où apparaissent chaque matin des trésors comme par magie. Ce matin [du 22 décembre 2010] il contenait le livre de Lynda Michel sur l'invention de son père, La merveilleuse histoire du Petit Piano Michelsonne. Composé d'un historique détaillé de 1939 jusqu'à l'incendie qui ravagea l'usine en 1970, de portraits d'artistes qui utilisent l'instrument pour leur plus grande joie et d'un catalogue où sont exposés tous les modèles avec prospectus, publicités, etc. L'objet serait nostalgique si le piano-jouet n'était adulé par de nombreux compositeurs contemporains (il manque Ève Risser et Michel Musseau, mais nous sommes déjà nombreux !) qui ont envoyé photographies et textes chantant les louanges du petit piano.
J'ai la chance d'en posséder deux même s'ils ne sont plus en très bon état. Depuis que j'ai envoyé mon témoignage à Lynda Michel j'ai retrouvé de nombreuses pièces inédites que j'ai mises en téléchargement gratuit sur la nouvelle version du site drame.org et que l'on peut écouter essentiellement dans l'album inédit Poisons (1977), sous les doigts de Bernard Vitet (Ethanol, Trop d'adrénaline nuit, Glotin, Poisons 2, De l'alcool de bois, Absinthe, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite), de la chanteuse Tamia (Digitaline, Goudron, Gueuze Lambic Mort Subite) ou sous les miens (He has been bitten by a snake, Le poison des orties, Androctonus Australis, Eine kleine Nachtmuzik, Penser à aut'chose et à haute voix, Penser à fermer le gaz, et avec Colette Magny en 1983). Mon premier enregistrement discographique avec le petit piano Michelsonne coïncide avec mon premier album, Défense de, en 1975. On peut l'entendre au début du Réveil, duo avec Francis Gorgé.
Je n'ai jamais fait de distinction entre les instruments sérieux qui constituent la lutherie traditionnelle, les jouets, les instruments ethniques, les prototypes construits par Bernard et les objets détournés de leur usage habituel. Leur choix dépend essentiellement de leur potentiel musical. Depuis les années 60 je continue de souffler dans un truc en bois tricolore à m'en faire exploser les tempes pour produire des sons suraigus proches des stridences d'un saxophone dont on mord l'anche. À côté de ce free jazz disproportionné je possède, entre autres, une boîte à ouvrage où sont rangés des dizaines de petits machins bizarres, d'un côté les percussions, de l'autre les vents. Alors que j'étais en séance avec le violoncelliste Vincent Segal je me suis même découvert récemment un talent particulier à jouer du ballon de baudruche pour produire un nombre inimaginable d'effets variés, mélodiques ou bruitistes. Puisqu'on dit des musiciens qu'ils jouent, tous mes instruments sont des jouets, du grand piano au petit Michelsonne, de la guimbarde au violon, des appeaux au trombone, du synthétiseur au clavier de pots de fleurs. À chaque projet correspond une instrumentation précise, quatuor à cordes ou big band de jazz, groupe de polyinstrumentistes débridés ou orchestre symphonique, encore que j'ai une fâcheuse tendance à intégrer des incongruités dans les schémas les plus classiques. Pour le timbre unique de ses tiges de métal tubulaires, aucune musique ne saurait se priver du petit piano Michelsonne, qu'elle soit du monde, du nôtre ou de l'autre, ou même des sphères ! (Ed. Lynda Michel, 14a avenue du Docteur Houillon, 67600 Sélestat, 09 65 29 56 75, 25€)

jeudi 4 mai 2023

L'opéra projeté


Pendant de nombreuses années je n'avais que rarement accès aux mises en scène des opéras. Les billets étaient déjà beaucoup trop chers, surtout pour mon jeune porte-monnaie. Alors nous les écoutions en 33 tours avec l'obligation de changer de face toutes les 20 minutes et nous scrutions les rares photographies des livrets ou de l'Avant-Scène Opéra en imaginant difficilement leur mise en scène, car ces images sont censées être des tableaux qui bougent ! Les imposants coffrets laissèrent la place aux petits boîtiers mesquins à l'avènement du CD, quelques films firent un peu de bruit au cinéma, la télévision retransmettait parfois une de ces œuvres lyriques. En passant voir mes parents je suivis ainsi l'intégralité de la Tétralogie de Wagner sous la direction de Pierre Boulez dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Plus tard je m'abonnai à l'Ircam et eus ainsi la chance d'avoir un premier rang d'orchestre à l'Opéra Garnier pour Lulu d'Alban Berg avec la même équipe et la sublime Teresa Stratas [elle abandonna le chant en 1998 après une opération ratée sur ses cordes vocales]. De temps en temps une occasion se profile, mais je suis souvent déçu, les contraintes techniques de l'art lyrique semblant imposer aux metteurs en scène une raideur balourde qui justifie peu que j'ouvre les yeux. Je me souviens avec émotion de Wozzeck par Ruth Berhaus, une élève de Brecht, mais je me suis trop souvent ennuyé devant ces spectacles dont les décors et les costumes ne pallient jamais l'immobilisme de l'action frontale.
Le DVD offre la possibilité de découvrir maintes œuvres que nous ne pourrions voir autrement. Pour que la magie prenne il faut néanmoins réunir un certain nombre de conditions. La caméra est cruelle avec les acteurs, sa proximité n'épargnant pas les chanteurs qui n'ont pas le physique du rôle alors que la représentation théâtrale produit une distance qui fait passer ces écarts. Filmer une représentation en public comme François Roussillon s'en est fait une spécialité implique que le matériau de base lui laisse le choix dans les plans possibles. Sur mon grand écran, la pureté des lignes de Katia Kabanova de Janáček produit une rigueur minimaliste qui me lasse à la longue, passé la découverte de chaque scène où Robert Carsen dispose astucieusement les planches qui flottent sur l'eau de la Volga, tandis que Carmen chorégraphié par Adrian Noble offre un éventail d'angles et de plans propices à l'adaptation audiovisuelle.
Peut-être suis-je plus sensible au chef d'œuvre de Georges Bizet, opéra dont la modernité m'épate encore à chaque nouvelle production depuis les traces discographiques laissées par Conchita Supervía jusqu'à cette interprétation excitante d'Anna Caterina Antonacci. Sans érotisme la pièce ne serait pas crédible. Regarder un film quel qu'il soit pose toujours la question de l'identification. Que Sir Eliot Gardiner dirige l'Orchestre Révolutionnaire et Romantique sur instruments d'époque dans le lieu où l'opéra fut créé en 1875, notre Opéra Comique, y participe. L'accent de certains chanteurs ne gêne pas le spectacle qui se passe dans une Espagne d'invention. Sur le grand écran, de tous les opéras de la collection FRA Musica (j'avais déjà reçu Mireille, qui anticipe Jacques Demy, et Didon et Énée, un autre précurseur, pour me remercier d'avoir composé la musique des logos en ouverture de chaque DVD), Carmen est mon préféré, ce qui tombe bien car j'ai toujours été fasciné par le génie de Bizet, compositeur atypique, à cheval sur plusieurs styles, dénigré en son temps, dont les mélodies me trottent régulièrement dans la tête et dont l'argument emprunté à Prosper Mérimée me fait penser à Pierre Louÿs, Josef von Sternberg et Luis Buñuel pour La femme et le pantin.


Trois et six ans après cet article du 28 novembre 2010, j'ai revu Carmen aux Nuits de Fourvière dans le Théâtre Antique, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Étienne et au Teatro Olimpico de Rome dans la version de l’Orchestra di Piazza Vittorio. Ma fille Elsa y incarnait "la pure, amoureuse, courageuse, déterminée Micaëla", prénom qui me renvoie à mon amour de jeunesse : "Je dis que rien ne m’épouvante, je dis que je réponds de moi... Mais, j’ai beau faire la vaillante, au fond du cœur, je meurs d’effroi. Toute seule, en ce lieu sauvage, j’ai peur… Mais j’ai tort d’avoir peur…". La troupe dirigée par Mario Tronco avaient même ouvert la saison de l'Opéra de Rome dans les Thermes de Caracalla. À l'Olimpico, le directeur musical, Leandro Piccioni, avait invité Ennio Morricone et sa femme qui étaient assis devant nous. Elsa en était forcément très émue. Pas autant que moi lorsqu'au salut elle entamait a capella The Man I Love de George et Ira Gershwin tandis que défilaient à petits pas la soixantaine de ses collègues...

mercredi 3 mai 2023

Le condamné à mort


Adolescent en pleine révolution, j'avais entendu Le condamné à mort de Jean Genet dit par Mouloudji sur des structures sonores d'André Almuro. Trois ans plus tard, en 1971, la version mise en musique par Hélène Martin et interprétée par Marc Ogeret me sidère comme Un chant d'amour, le seul film, muet, que Genet tourna en 1950. Les mots crus de la chair lacèrent la musique des vers. C'est si beau que je n'arrive pas à être choqué. L'homosexualité pour laquelle je n'ai que peu d'inclination me permettrait-elle de saisir l'érotisme du texte plus qu'aucun autre poème inspiré à un homme par une femme ? Étranger à la problématique de ces garçons sauvages, ne pouvant m'identifier, j'entends chaque mot pour ce qu'il est, un chant d'amour. Jusqu'à ce que je lise le livret de la nouvelle version qui vient de sortir en CD avec Jeanne Moreau et Étienne Daho, j'ignorais que c'était le texte du Condamné à mort qui avait fait sortir son auteur de l'anonymat carcéral et l'avait sauvé du bagne.


En 1942, Jean Cocteau, qui est tombé sur l'un des rares exemplaires du poème que le voleur rédigea dans sa cellule de Fresnes, plaide à la barre de la cour d'assises en l'évoquant comme « le plus grand écrivain de l'époque moderne ». Dans son Journal, le 6 février 1943, il écrit : « Parfois il arrive un miracle. Par exemple "Le condamné à mort" de Jean Genet. Je crois qu'il n'en existe que quatre exemplaires. Il a déchiré le reste. Ce long poème est une splendeur. Jean Genet sort de Fresnes. Poème érotique à la gloire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans, exécuté le 12 mars 1939 à Saint-Brieuc. L'érotisme de Genet ne choque jamais. Son obscénité n'est jamais obscène. Un grand mouvement magnifique domine tout. La prose qui termine est courte, insolente, hautaine. Style parfait. »


La voix magnifique de Jeanne Moreau va au-delà des mots. Elle dit le texte tandis qu'Étienne Daho s'approprie les parties chantées. Même si j'aurais imaginé une interprétation plus moderne, moins affectée, il s'en sort correctement et son essoufflement nous amène à l'échafaud. Le disque tourne en boucle sur la platine tant les mélodies d'Hélène Martin collent aux vers sublimes du poète qui accompagnera plus tard, d'autres chants d'amour, les Black Panthers et les Palestiniens, tous condamnés dont la révolte est nécessaire.

Article du 26 novembre 2010

lundi 1 mai 2023

Debussy, Schmitt et Ravel par un orchestre fantôme


Il y a deux ans j'avais écrit un article sur les premières orchestrations numériques de Francis Gorgé qui s'était attaqué au Livre 1 des Préludes de Claude Debussy et à sa Suite bergamasque. En plus de compléter aujourd'hui les Préludes avec le Livre II, il étend son monde impressionniste avec Chant du soir de Florent Schmitt et deux pièces de Maurice Ravel, initialement pour piano comme le reste, Oiseaux tristes et La vallée des cloches. Les puristes fronceront le nez devant ce crime de lèse-orchestre, mais les amateurs de paysages merveilleux apprécieront la narrativité timbrale de ces transpositions inédites (il en existe certaines, d'autres ont été perdues) où la magie tient du choix des instruments et de leur répartition symphonique. Francis Gorgé propose ainsi des pièces délicates qu'aucun compositeur n'avait encore orchestrées. Si l'ordinateur et les échantillonneurs sont mis à contribution, c'est évidemment par souci d'économie, mais on peut parier qu'Edgard Varèse serait allé dans ce sens avec ses propres œuvres si l'on en juge par ses propos dans ses entretiens avec Georges Charbonnier. Certains regretteront que ce ne soit pas un véritable orchestre, mais ce fantôme permet quelques traits impossibles à des interprètes vivants. D'autres se laisseront porter par cette projection personnelle de ces œuvres du début du siècle dernier, adaptées par un contemporain passionné dont le langage s'approche d'une vision cinématographique. À défaut de les faire jouer par un orchestre physique, il serait passionnant d'offrir à Francis Gorgé d'en créer de nouvelles dans cette hypothèse, ce qui lui éviterait de devoir intégrer à ses programmations des erreurs volontaires d'interprétation pour que ses rêves investissent le réel. Avec Un Drame Musical Instantané nous avions pu en juger et profiter avec notre grand orchestre de 1981 à 1986, et avec des formations plus importantes comme le Nouvel Orchestre Philharmonique de Radio France. D'ici là laissez vous porter par ses réminiscences d'un temps qui n'avait encore jamais existé.

→ Francis Gorgé, Orchestrations numériques Debussy Schmitt Ravel, Forgotten Records, 15,90€