70 Perso - décembre 2021 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

jeudi 30 décembre 2021

Inclination du sort


Depuis cet article du 9 février 2009 Ganesh a éteint ses lumières, mais elles doivent briller tout de même pour moi quelque part. Jean nous a quittés il y a déjà sept ans, mais il est question qu'il soit réincarné prochainement en Eddy Bitoire. Pascale est en pleine forme dans sa garrigue. Mon statut d'intermittent s'est mué en retraite, m'assurant une stabilité financière que je n'avais jamais connue jusqu'ici. Je n'ai pour autant rien changé à mes activités. Debout tôt le matin, je continue à écrire, composer, jouer, me promener dans la nature et la ville, les rêves et le réel. Il aura seulement fallu rajeunir régulièrement mes commanditaires ! Quant au quotidien il a subi suffisamment de révolutions pour que j'accueille chaque jour avec le sourire, et tant de catastrophes que je m'inquiète plus que jamais de l'avenir de nos enfants. L'indispensable décroissance me fait tempérer certaines de mes mauvaises manières.

En manque d'inspiration, je scrute un détail qui me fasse de l'œil alors que Ganesh cligne jour et nuit sur une des étagères de ma bibliothèque. Il y a quelques années Pascale et Jean m'avaient rapporté ce cadre de leur voyage en Inde du Sud où ils étaient partis apprendre les secrets du rythme. Pascale m'avait taquiné en affirmant que si je le laissais tout le temps allumé la fortune me sourirait. Vingt ans plus tôt, Marie-Christine avait fait mon ciel astrologique et m'avait assuré que je ne manquerais jamais d'argent. J'avais stupidement douté de la prophétie de ma camarade astrologue marxiste, je me devais de faire plaisir à mes amis en leur montrant à quel point leur sollicitude me touchait. Ganesh n'ayant jamais pris ombrage de ses bosses pour s'être ramassé plus d'une fois la trompe par terre, résistant aux intempéries et veillant sur ma situation précaire dans la nuit du salon, j'ai fini par ne plus m'inquiéter des périodes de disette. Un miracle se produit chaque fois, juste avant que je ne passe dans le rouge. Comme pour de nombreux artistes mes revenus oscillent régulièrement en crêtes et précipices, bousculades et calme plat. Matérialiste agnostique, je ne suis pas particulièrement superstitieux, et je pense saisir la magie des divinations dont on oublie les échecs et s'esbaudit des heureuses coïncidences. Cela ne m'empêche pourtant pas de suivre scrupuleusement depuis 1975 le conseil glané dans l'autobiographie de Jean Marais qui prétendait "plus je dépense plus je gagne". J'ai d'ailleurs retrouvé hier soir une lettre qu'il m'adressa et qui se terminait par ces mots :


Lorsque je n'avais pas de travail, j'allais dépenser ce que je pouvais en me faisant plaisir. Si cela ne suffisait pas, j'y retournais le lendemain. L'étendue du succès dépendait absolument de la mise. Cette gymnastique ne fonctionne que dans les limites du raisonnable, pas question de jeter l'argent par les fenêtres ou de se mettre en trop grand danger. N'empêche que l'exercice en inquiéta plus d'une. De même, j'avais remarqué que lorsque j'envoyais mille lettres pour trouver du travail, le téléphone sonnait un contrat à la clef, bien que ce soit rarement d'une personne à qui j'avais écrit. Si je n'expédiais aucun mailing, je ne recevais aucun coup de fil salvateur. Dans l’hindouisme, Ganesh, ou Ganesha, souvent appelé Ganapati est le dieu de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence, le patron des écoles et des travailleurs du savoir.

mardi 28 décembre 2021

Pas le temps et pourtant


Hier je répondais à un commentaire de Jean-Pierre Bonnet sur FaceBook où je recopie quotidiennement mes articles, concernant celui du jour et malgré une tendinite au pouce droit, probablement due à l'usage immodéré du trackpad :
"Ma curiosité est comblée, je ne pourrais pas écrire mes chroniques si je devais acheter tous ces disques, une quarantaine par mois, sans compter les dématérialisés qui se chiffrent par centaines. Trop nombreux évidemment pour que je puisse parler de tous, d'autant que je n'écris jamais d'articles de complaisance et que j'attends que les mots viennent sans forcer, même si cela me donne souvent un gros travail de recherche pour ne pas écrire de bêtises.
L'aspect militant est fondamental, j'écris aussi parce que la presse est défaillante. Il y a de moins en moins d'espace dans les médias, les chroniques sont payées des nèfles, alors c'est souvent bâclé, sans compter qu'il y a peu de "plumes". Enfin, ce n'est pas mon métier. Question de solidarité avec les artistes qui, pour la plupart, n'écoutent pas leurs collègues ! Je ne connais par exemple aucun musicien qui se soit interrogé sur la raison pour laquelle Goaty a interdit à ses journalistes d'évoquer mon travail dans Jazz Magazine (même l'annonce d'un concert) depuis quinze ans. Heureusement il y a d'autres canards, ou sites Internet, et nettement plus lus, en France et à l'étranger, et des journalistes qui font encore bien leur boulot, honnêtement, sans compter les autres blogueurs qui écrivent comme moi sans rémunération et donc y passent tout le temps nécessaire parce que ce n'est pas leur gagne-pain, mais leur passion.
Les retours d'ascenseur sont extrêmement rares. J'ai la chance d'être indépendant, d'avoir toujours gagné correctement ma vie avec ma musique de barjo. J'ai monté mon studio avec mes salaires, acheté ma maison avec mes droits d'auteur, et je continue à produire des disques, en jouant de temps en temps en public, mais de plus en plus rarement : je réponds en général positivement aux propositions, mais je sollicite le moins possible. J'ai déjà 2 vinyles et 4 CD prévus pour 2022, sans compter plusieurs albums en ligne sur le modèle de la série "Pique-nique au labo", et un bouquin de mes photos. Évidemment les demandes viennent souvent de l'étranger, là Allemagne, Autriche, Finlande, Grande-Bretagne, mais pas seulement. Je suis très excité par ce qui se profile. Dans cette perspective, j'embête un peu les journalistes pour qu'ils pensent à chroniquer mes disques. Donc je comprends bien celles et ceux qui ont la gentillesse de m'envoyer les leurs et pensent que je pourrais peut-être y être sensible et trouver les mots."

Comme j'en suis à recopier mes commentaires sur FaceBook, j'ajoute ce qui pourra sembler hors-sujet, mais résonne avec le titre de mon billet :
"Peu de spectateurs s'en apercevront, mais Don't Look Up est dédié à Hal Willner, un de mes producteurs de musique préférés, hélas terrassé par le Covid le 7 avril 2020. Sous l'aspect d'une comédie satirique, le film d'Adam McKay est une parabole explicite du réchauffement climatique et de l'aveuglement général alors que nous allons droit dans le mur, mais dans mes articles je préfère évoquer des sujets dont on ne parle pas, peu ou mal."

Local Time, œuvre de Jean-Luc Vilmouth, 95 horloges et 95 marteaux (1987-1989), Musée d'Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne

mardi 14 décembre 2021

Comment viennent les idées


La tête en bas, les pieds en l'air, c'est ainsi que je me vois, "Monsieur Tout-à-l'envers" comme m'appelait une amie philosophe. Lors de mes années de collège c'est ainsi que je prétendais réfléchir, en faisant le poirier sur mon lit le long du mur. Comment me viennent mes idées ? Pas d'où, mais comment. Je me le suis souvent demandé. Par exemple, en 1979 après les deux premières années d'Un Drame Musical Instantané j'ai cherché à comprendre d'où nous venait cette musique que personne n'arrivait à classer. L'analyser nous a fait passer de l'improvisation la plus débridée à la composition expérimentale. En 2008 j'ai écrit L'étincelle pour le magazine Poptronics, six pages illustrées et sonorisées pour tenter de comprendre comment je procède. En 1980, le spectacle Rideau ! était une manière spectaculaire d'aborder notre discours de la méthode. Je me rends bien compte que c'est l'une des composantes majeures de mon travail, avec l'histoire d'une vie, de la naissance à la mort, ce qui revient au même, soit l'aspect vectoriel de tout ce qui m'intéresse.
Je m'étais octroyé trois mois de pause, un mois de vacances en tour de France à rendre visite aux copains avant mon opération et deux mois de convalescence où je me suis interdit de toucher un instrument et de penser à quoi que ce soit de créatif. J'avais même arrêté d'écrire ici, autant que possible. Tout ce que j'ai fait jusque là me plaît toujours, mais je n'avais plus envie de continuer sur cette lancée. Il faut bien dire que j'avais enregistré cinq albums au printemps dont j'étais très content, des rencontres excitantes et prolifiques. J'avais besoin d'inventer quelque chose de nouveau. C'est un défi que je m'impose environ tous les dix ans. Fréquence arbitraire. Le principe vient de mon désir de faire ce qui ne se fait pas puisque ce qui est fait n'est plus à faire. Dès mes premières compositions l'idée fut probablement de créer ce que j'avais envie d'entendre sans l'avoir rencontré. Comme j'écoute, et accessoirement chronique, toutes sortes de musiques actuelles ou anciennes, je suis plutôt repu et le manque se fait rare. Ce n'est pas en me plantant devant une page blanche que j'avais une chance que cela vienne. Il faut laisser l'esprit vagabonder sans y penser. L'étincelle jaillit soudain là où l'on ne l'attendait pas. Je me souviens avoir eu en 1991 celle qui donna naissance aux albums Urgent Meeting et Opération Blow Up en saisissant la poignée de la porte de la cuisine en Bretagne. Comme un coup de foudre. La semaine dernière, j'écoutais Radio Libertaire comme chaque matin en suant dans le sauna. J'ai pensé à Bernard. Je pense souvent à Bernard et à son esprit de contradiction. Voilà un mois que je cherchais à échapper à tout ce que j'écoute et qui se fait aujourd'hui. Or je venais de comprendre que c'était exactement le contraire qui m'animerait. C'est souvent en essayant d'imiter quelque chose qu'on ne sait pas faire que l'invention prend forme. En l'espace d'une seconde je tenais le titre de l'album et son concept.