J'en ai repris trois tranches, mais les mots ne sont pas venus. Comment exprimer l'émotion gustative ressentie en savourant le saucisson acheté sur le marché de Florac cet été ? S'il en reste assez pour la photo aujourd'hui c'est bien que je le mange avec la plus grande parcimonie, comme la relique d'un temps révolu que l'on voudrait durer toujours.
Trois tranches, ce n'est pas raisonnable lorsque l'on souhaite maigrir. Trois tranches, c'est trop ou pas assez lorsque l'on cherche les mots. La première éblouit le petit déjeuner, comme un flash irradiant, émotion inattendue. Pour accompagner le pain de campagne aux effluves de foin et aux couleurs d'automne. La seconde est expérimentale. Pour convoquer les adjectifs, mais quels termes utiliseraient les grands cuisiniers ? Je reste aussi sec que le saucisson. Avec juste ce qu'il faut de gras pour mixer la salive à la viande en une savante émulsion dont le parfum remonte au cerveau via les chémorécepteurs. Comme chaque carré de chocolat en appelle un autre, la troisième tranche est inévitable. Toutes mes espérances résident dans cette ultime tentative. Hélas j'ignore tout de cette langue que je ne parle pas et qui ne sait s'exprimer seule. Longtemps après je lui laisse faire le tour du palais dont les parois sont recouvertes de l'humus adoré. À force de salive ma chair reprend le dessus sur celle du porc. Une odeur de fumée. Un sucre animal. Le sel de la vie...
Quelles épices secrètes le petit producteur a-t-il ajoutées ? La femme qui fabrique artisanalement sa charcuterie tient stand sur la place carrée, dans l'allée qui monte à gauche lorsque l'on tourne le dos à la rue où sont situés un magasin de spécialités gastronomiques pour touristes et un bio qui sert de dépôt au grand livre de Mika. Ses tréteaux sont recouverts d'exquises terrines qui nous tiendront de pique-nique sur la route du retour des vacances. Je n'ai pas mangé d'aussi succulents saucissons depuis la fuet catalane dont je rapportais des chapelets en fraude.
Devant mon incapacité à décrire, à partager mon émoi, les questions me donnent le vertige. Par quel miracle manger produit-il tant de plaisir, cet envahissement total de la conscience qui submerge toute autre pensée ? L'orgasme gustatif est-il la manifestation d'une autre régression ? Lorsque nous étions enfants et que mes parents rentraient du spectacle mon père venait nous embrasser en nous demandant ce que nous voulions; j'avais l'habitude de marmonner en dormant "un grand verre de lait avec une rondelle de saucisson !" ; ou bien il faisait passer la chose au-dessus de mes narines que je faisais frémir comme si l'odeur m'avait réveillé. Quel alliage magique fait la différence entre l'exquis et le commun ? Quelle culture s'y rattache ? Sera-t-on un jour capable de diffuser fidèlement les odeurs et les goûts comme on a su le faire avec les images et les sons ? J'ai encore sur les lèvres le goût sauvage de la dernière tranche. Elle en devient obsessionnelle. Invasive. Au point de devoir mettre un terme à ma quête. Ne plus ajouter un mot à cette description impossible. Sens unique.