70 Roman-feuilleton - février 2012 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mardi 28 février 2012

26. Road Movie


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

À l'aéroport de Saint-Louis où nous ferons escale, une ruche de verre de quelques mètres cubes sera remplie de fumeurs, mais on n'y verra que du feu, on ne distinguera personne, le brouillard de leurs cigarettes les avalera. Autour du nuage cubique, un congrès d'obèses semblera s'organiser. À l'arrivée à San Francisco la voiture que je louerai pour faire le tour des grands parcs pendant le mois d'août 2000 n'aura pas de cendrier. La chambre fumeur de notre premier motel, irrespirable, dissuade ma fille Elsa de continuer à pratiquer sa jeune manie.

Chaque soir je passerai deux heures à programmer le lendemain de manière à ce qu'elle ne s'ennuie pas. J'aurai emporté deux guides que j'éplucherai consciencieusement. De temps en temps la journée sera consacrée au shopping, façon de casser le rythme de nos vacances aventurières et de plaire à l'adolescente qui voyage les pieds nus sur la planche avant en écoutant du rock à fond la caisse dans l'air climatisé du coupé. Presque chaque fois que des animaux croiseront notre route, nous nous arrêterons. Un soir où nous nous serons égarés et où nous aurons fait demi-tour en espérant trouver une chambre dans ce coin perdu, nous passerons entre deux rangées de lapins au garde-à-vous le long du bitume, des centaines de lapins dans le crépuscule qui ne bougeront pas d'un cil. On croira rêver. Un autre jour, un écureuil se postera sur la ligne jaune au milieu de la route ; j'enverrai paître Elsa lorsqu'elle me demandera de l'éviter, m'attendant à ce qu'il déguerpisse devant le bruit du bolide pourtant bridé par la vitesse automatique ; je ferai malgré tout un écart et constaterai dans le rétroviseur que le petit rouquin n'aura pas bougé d'un poil. À San Francisco nous resterons des heures à regarder les lions de mer sur le quai 39 ; un jour de novembre 2009 ils disparaîtront comme ils seront apparus vingt ans plus tôt, sans que l'on sache où ni pourquoi. Nous en profiterons pour visiter l'aquarium qui sera construit sur le port, mais le plus impressionnant sera celui de Monterey avec ses baies de méduses phosphorescentes. Des bisons paîtront, des biches déboucheront, des écureuils cabrioleront, des chiens de prairie feront les beaux, des geais s'ébroueront, des lézards se faufileront, d'autres doreront, mais aucun n'aura la grâce de l'immense ours blanc nageant sous l'eau au zoo de San Diego. Ses déhanchements chorégraphiques trancheront avec sa balourdise sur la banquise artificielle. Pourtant seuls les sauvages nous pinceront le cœur lorsque nous nous retrouverons seuls dans des paysages lunaires où l'on n'entendra que la brise ou notre propre respiration.

J'aurai emporté une tente pour camper quand le cœur nous en dirait, mais nous ne l'utiliserons qu'une nuit dans le parc de Yosemite. Le mois durant il fera si chaud qu'Elsa insistera pour des motels avec piscine autant que possible. Des pancartes recommanderont de ne rien laisser dans les véhicules et de placer la nourriture dans de grands coffres compliqués à ouvrir pour les ours. Des photographies montreront des automobiles dévastées pour une simple barre de chocolat. Au milieu de la nuit nous serons réveillés par de grands cris. "Get away ! Get away !" signifie "va-t-en !". Nous entendrons du bruit à quelques mètres devant la tente. Elsa m'exhortera à ne pas bouger, mais je lui murmurerai que si c'est l'occasion de voir un ours, surmontons notre peur et passe-moi la lampe torche ! Je ferai glisser tout doucement la fermeture éclair et j'éclairerai brutalement en direction des bruits. Un énorme raton-laveur sera en train de déguster les couches culottes d'un bébé laissées dehors par les occupants de la tente d'en face qui n'auront évidemment pas osé les enfermer avec les aliments dans les coffres blindés !


(S'il est possible de placer deux vidéos dans le même épisode
il faudra cliquer sur cette image fixe pour lancer le deuxième film)

Les paysages seront d'autant plus extraordinaires que nous nous y promènerons souvent sans personne d’autre, de la ville fantôme de Bodie au sommet de Canyonsland. Je renoncerai à rendre visite au Capitaine Beefheart lorsque nous traverserons le désert des Mojaves, peut-être parce qu'Elsa s'en fichera et que c'est mon histoire à moi seul. Trente-deux ans, c'est un sacré bout de chemin depuis ma seconde naissance. Elsa marquera la troisième, Sarajevo la quatrième et Françoise la cinquième. Allez savoir ce qui m'attend ! Le temps n'existe pas. Pour un cinéphile, traverser les États Unis c'est débouler par inadvertance sur un plateau de cinéma. Il ira jusqu'à retrouver l'angle exact des plans, mais il manquera toujours les figurants. Les films se succèdent, le programme est fameux. De Denver à Palm Springs, nous marcherons sur les traces de John Ford, Howard Hawks, John Huston, Nicholas Ray, David Lynch et tant d'autres. "Camera ! Get set ! Action !". Je porterai à la ceinture la petite caméra S-vidéo avec laquelle nous construirons notre road movie, tournant monté. De retour à Paris, nous réaliserons un montage plus serré pour ne pas dépasser une heure et Elsa s'amusera à rajouter des titres, parfois animés.

Le régulateur de vitesse nous permettra de rouler sans risquer de nous faire pincer par les cow-boys avec leurs radars et leurs sirènes. Au volant, les Américains sont plus courtois que les Français. Aux intersections les automobilistes passent dans l'ordre d'arrivée, il faut être sur le coup. Ils ne sont pas forcément patients lorsqu'on hésite ou que l'on s'est placé sur la mauvaise file. Sans ma jeune navigatrice s'orienter serait infernal, car les panneaux indiquent les numéros des routes plutôt que le nom des villes. Nous croiserons la 66 qui traverse les États-Unis de Chicago à L.A. et que chantèrent Nat King Cole, Chuck Berry, les Rolling Stones et les Them... Dans la montagne Crazy Horse accompagnera ma conduite en danseuse avec Neil Young au meilleur de sa forme. Elsa choisira des stations diffusant la musique de ma jeunesse, réduisant l'écart entre les époques, mais son tube préféré qui nous accompagnera tout le long du chemin sera I Hope You Dance de la chanteuse country Lee Ann Womack. Nous roulerons plus souvent avec les Doors, Jimi Hendrix, Crosby Stills & Nash, The Mamas and The Papas et les autres groupes des années 60 de la côte ouest. Ils me rappellent It's A Beautiful Day du violoniste David LaFlamme entendus au Fillmore West la semaine dernière. Je préférerai toujours le son californien au rock urbain de l'est du pays. Il y a quelque chose de jazz dans leurs envolées psychédéliques, un swing binaire que je reconnaîtrai chez Cab Calloway comme son anticipation. Plus tard j'adorerai New York pour ses affinités européennes, mais l'exotisme appartient à l'autre bord.

Je serai courageux au Lake Powell où Elsa fera les soldeurs comme Wal-Mart et à San Diego, me trimbant chez tous les vendeurs de frusques. J'y trouverai d'ailleurs de jolies chemisettes à manches courtes pleines de couleurs. Elle me fera parfois tourner en bourrique. Un jour que nous passerons trois heures à chercher des chaussures qui lui plaisent elle finira par avouer qu'elle ne les a jamais vues, mais qu'elles en a rêvé ! Il me faudra encore plus de courage pour sauter dans l'eau du lac depuis dix mètres de haut. Les enfants n'aiment pas que leurs parents se distinguent. Je sauterai une seconde fois pour être certain que je l'ai bien fait. Et une troisième en espérant avoir le cran d'ouvrir les yeux. Mais non, j'appliquerai mes bras le long du corps et je ne verrai rien. Nous irons nager dans l'océan, puis nous remonterons par Xanadoo, le château de William Randolph Hearst qui inspira à Orson Welles son Citizen Kane. Nous serons surpris par le manque de culture générale des autochtones qui ignorent où est la France et nous demandent s'il s'agit d'un désert en pointant la Russie sur la carte ! La plupart ne connaissent de leur pays qu'un rayon de cinquante kilomètres autour de chez eux. Si nous en ferons sept mille en l'an 2000, combien en aurons-nous parcourus cette année ? Les distances sont difficilement évaluables. Nous ne pouvons comptabiliser que les heures de bus. Vertigineux. Je dois être fatigué, car dans quarante-quatre ans lorsque j'écrirai notre histoire je ne me rappellerai de rien de San Antonio, ni même d'y être allé. Les diapos ne me diront rien non plus et je devrai interroger ma sœur qui s'en souviendra un petit peu mieux que moi.

lundi 27 février 2012

25. Insolation

...
(Insolation, pour sons électroniques)

Nous sommes fous. Descendre à pied par cette chaleur est totalement insensé. Nous avons failli en mourir, déshydratés. Avant midi, deux des Français rencontrés dans le car, Jean-Pierre et Serge, ainsi que l'Allemand Kai, sont remontés alors que nous avons continué à descendre. Inexorablement. On se laisse porter par le plan incliné sans penser que la remontée sera tellement plus douloureuse. Gravir une montagne précède la redescente, mais un canyon produit le mouvement inverse. On dévale la pente allègrement sans penser au retour. Certains le font à dos d'âne, d'autres le survolent en avion ou en hélicoptère. Le ciel est bleu marine. Nous continuons à descendre, à nous enfoncer dans l'impossible. Agnès traîne la patte, mais les anneaux stridents des crotales ne l'incitent pas à faire bande à part. Arrivés en bas, nous décidons de faire demi-tour. Il est treize heures. Le soleil est une boule de feu. Chaque fois que nous faisons trente mètres sous ses rayons incandescents nous rebroussons chemin jusqu'à l'abri, seule zone d'ombre de cet enfer. Agnès n'a plus de force. Pourtant nous ne sommes pas complètement au fond du canyon, nous n'en pouvons plus. Un thermomètre exploserait. J'entrevois le pire quand nous retrouvons Bernard, le seul Français aussi dingue que nous. C'est un grand, il a dix-huit ans. Il prend Agnès par la main, il la tire, il la porte. Je n'en suis plus capable.



J'arrive tout juste à mettre un pied devant l'autre. Ma sœur a les pieds en sang dans ses mocassins. Nous sommes exténués, assoiffés, découragés. Bernard nous prête des chapeaux, il nous donne la force de grimper. J'ignore ce qu'il est devenu, mais il nous a sauvé la vie. Il est cinq heures quand nous arrivons au sommet du Grand Canyon. Le déjeuner, ici on prononce dinner, nous requinque un chouïa avant de reprendre la route pour Flagstaff. Transformés en zombies, nous enchaînons sans pause pour arriver à El Paso aussi vite que possible. Jusqu'à Phoenix, nous ne sommes que huit dans le Greyhound. Malheureusement, à partir de là le bus est bondé et nous sommes serrés comme des sardines. Pas moyen de fermer l'œil. Le lendemain matin, enfin à destination, nous attendons une heure à la gare que Mr Bornstein vienne nous chercher à dix heures et demie. Et là nous nous écroulons. Agnès n'a même pas la force de se déshabiller. Vingt-quatre heures de sommeil non stop !


Rêvons-nous des écureuils, chipmunks et geais bleus croisés pendant notre descente aux enfers ? Après un copieux petit déjeuner nous reprenons nos activités domestiques. Discussion avec nos hôtes, aide en cuisine, et bien entendu télévision. Deux feuilletons, I Spy avec Bob Hope, et The Flying Nun. J'écris à Jeff, Cypri, Fishkin, et gribouille des commentaires idiots sur le journal de bord de ma sœur. Pourquoi n'ai je rien écrit à cette époque ? Cela raviverait ma mémoire quand sera venue l'heure de raconter nos incroyables péripéties, car, bien que nous voyagions ensemble, nos activités et notre regard sont radicalement différents. Je ne me souviendrai pas de grand chose de ce que je fais lorsque je laisse ma petite sœur à la maison alors que je n'arrête pas de sortir avec des copains. Plus tard je prendrai des notes sur tout et n'importe quoi, poèmes adolescents, réflexions dans les moments noirs, sanglots, projets artistiques, comptes, allez savoir, et le blog que je tiendrai quotidiennement sans relâche à partir d'août 2005. Auparavant j'aurai abandonné les feuilles volantes aussi éphémères que la mémoire, remplissant 75 cahiers chronologiques de 1971 à 2005, jusqu'à ce que je passe à Internet. Je conserverai quantité de documents, les bandes magnétiques de mes créations musicales, les partitions d'orchestre, la presse, les programmes, les cartes postales de la famille dont j'ai déjà récupéré les timbres pour une collection philatélique que j'abandonnerai pour la musique, des milliers de photographies dont les diapositives du light-show et celles du voyage aux États Unis, vingt-cinq ans de films vidéo, deux bibliothèques dont une consacrée au cinéma, ma cinémathèque en VHS et DVD, mes disques depuis les 78 tours jusqu'à la dématérialisation des supports, les bandes sur lesquelles je recopierai les discothèques complètes de mes amis, les émissions de radio sur cassettes, des centaines d'instruments de musique, quelle folie ! J'ignore ce que contiennent nombreux tiroirs ou les étagères des archives cachées derrière des stores. Une partie est consciencieusement classée, d'abord sur fiches cartonnées, ensuite répertoriée sur base de données, mais le grenier est un coffre à trésors qui ne révèle souvent ses mystères qu'après des années de sommeil.

Nous nous reposons tranquillement avant de reprendre la route. Nos valises se sont alourdies. Le bus pour San Antonio est à 7.45 p.m. Des Français rigolos nous ayant tenu éveillés toute la nuit, nous ne sommes pas très frais lorsque nous faisons la connaissance de Mrs Halff, cousine des Benjamin de Los Angeles.

vendredi 24 février 2012

24. Interdit aux mineurs

...
Rien n'est jamais évident, mais tout problème recèle sa solution. L'analyse de la situation permet de faire les choix qui s'imposent. C'est une question d'organisation et d'attention. En 1968 la vie est considérablement moins chère qu'elle ne le deviendra. Un gros cheeseburger vaut soixante cents ou en tout cas moins d'un dollar. Nous avons peu d'argent en poche, mais nous l'utilisons avec parcimonie, nous laissant inviter sans scrupules par les adultes que nous croisons. Nous surveillons nos dépenses en prévision du chemin restant à parcourir. Cela ne nous empêche pas d'acquérir quelques souvenirs, disques, posters, livres, colifichets, qui alourdissent un peu nos bagages. Un litre de téquila pèse bien un kilo. Tant que nous n'avons pas d'hébergement à payer nous pouvons nous en sortir. J'actualise les comptes, effectue un calcul mental et rassure ma petite sœur.

Nous avons quitté San Francisco vers neuf heures et demie ce matin et il est onze heures du soir lorsque les lumières ahurissantes de Las Vegas apparaissent. Un gigantesque oasis au milieu du désert. Seul problème et de taille, nous ne pouvons rien y faire. Le chauffeur et les employés de la compagnie nous expliquent que nous devons rester dans le bus, car cette ville est quasiment interdite aux mineurs. Heureusement, un Allemand rencontré pendant le voyage nous invite à dîner au buffet de la gare. Il est minuit moins le quart lorsque le bus repart pour Flagstaff. Des fenêtres nous apercevons l'enfilade des casinos aux décors dignes de Disneyland. Nous sommes évidemment déçus. C'est nul. Nous n'en garderons pas un bon souvenir. Nous n'en garderons d'ailleurs aucun souvenir. Il faudra attendre que je grandisse pour découvrir cette ville avec Elsa lors de notre road trip en 2000.


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

Las Vegas est un mirage, une grande illusion, un piège médiatique à grande échelle. Hôtels et restaurants sont incroyablement bon marché, car il faut attirer le gogo pour le plumer au casino. Las Vegas est un lupanar où les filles sont vendues sur catalogue avec livraison dans votre chambre. Je laisserai Elsa marcher quinze mètres devant moi pour que les jeunes gens osent me tendre leurs tracts imagés. Las Vegas est un parc à thèmes où chaque hôtel rivalise d'imagination pour créer l'attraction qui hypnotisera le joueur en lui faisant oublier la réalité. Lors d'un reportage sonore au Casino de Deauville, les croupiers m'expliqueront qu'un client qui gagne c'est de l'argent qui découche. Les jeux tiennent du conte de fée, la crédulité des joueurs est colossale, à la hauteur des gains de la mafia ou de l'État. Avec Elsa nous visiterons ces temples de stuc comme si nous allions au Musée Grévin avec son Palais des Mirages, ses glaces déformantes et ses clones de cire. Las Vegas est un Disneyland de l'arnaque, sans forfait et sans plafond, une hallucination à vous jeter sur la paille, une version moderne de Cendrillon qui laisse croire aux junkies qu'ils pourraient échapper à leur condition, à leur classe. C'est aussi le miroir de l'Amérique avec son mythe de la réussite, sa folie de façade et sa criminalité institutionnelle.

Si vous aimez les visions oniriques préférerez les grands parcs naturels. Il suffit de marcher dix minutes, s'écarter du parking pour découvrir la magie de paysages d'une beauté à couper le souffle. Ces visions lunaires m'inciteront à retourner aux États Unis trente deux ans après leur découverte. Rien qui ne soit construit par l'homme à perte de vue. Le bruit du vent. Le sable rouge. La vie sauvage. L'homme y est renvoyé à sa solitude, à sa petitesse, à sa vanité. Le temps s'est arrêté. L'histoire cède la place à la géographie.

Arrivés à Flagstaff vers six heures du matin, après le petit déjeuner nous avons repris un car pour le Grand Canyon pour y être enfin vers neuf heures. Grandiose !

mercredi 22 février 2012

23. Freak Out


(Musique 12 : Francis Gorgé, Éric Longuet, Jean-Jacques Birgé,
Marc Lichtig, Five Hundred Micrograms, 1971)

Pour descendre au Fillmore West, Peter conduit comme un fou. Il nous la joue Bullitt ! Le film ne sortira que dans trois mois, mais ce sont les mêmes tremplins : les rues très en pente croisent des rues planes, si bien qu'à chaque intersection les quatre roues de la voiture décollent et vont s'écraser plus loin sur la chaussée. Je n'en mène pas large et je suis soulagé d'arriver entier au concert du Grateful Dead, d'autant que je suis en compagnie de Bretta. Dans l'obscurité le théâtre me paraît immense, tapissé des projections du light-show Holy See.

Deux ans auparavant, je fus passionné par la conférence d'un journaliste de Rock 'n Folk, probablement Alain Dister, à la Maison des Jeunes et de la Culture du XVIe arrondissement sur les light-shows californiens et je me suis aussitôt attelé à brûler des diapositives sous-exposées, à les asperger de laque piquée à ma mère et à y mettre le feu, toujours plus de lumière, les grattant, les repeignant et tout ce que je pouvais inventer pour créer des tableaux projetables sur écran géant. Au retour des USA je monterai mon propre groupe de light-show, H Lights, avec Michel Polizzi, Antoine Guerreiro, Thierry Dehesdin, Jean-Pierre Laplanche, et plus tard Luc Barnier et Michaëla Watteaux... Nous inaugurerons nos spectacles psychédéliques sur Red Noise, le groupe de Patrick Vian, fils de Boris, Crouille-Marteaux avec Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon et Melmoth, aux multiples pseudos dont celui de Dashiell Hedayat pour Chrysler rose, et sur mon propre groupe, Epimanondas, avec Francis Gorgé, Edgard Vincensini et Pierre Bensard ! Nous accompagnerons ensuite régulièrement Daevid Allen Gong et quantité d'autres orchestres. L'imprimerie Union, spécialiste des livres d'art, publiera même notre Light-Book en 1973, tirage de 777 exemplaires numérotés, envoyés, entre autres, aux membres du Collège de Pataphysique et Picasso le recevra quelques jours avant sa mort !

Alors que nous pénétrons au Fillmore, le groupe Kaleidoscope est déjà sur scène, mêlant différentes influences pour accoucher de longs solos distordus. Mais le clou du spectacle est le Grateful Dead avec Jerry Garcia à la guitare. Le concert dure des heures. On plane. Les improvisations dessinent des arabesques sensées rappeler un trip de LSD. Combien de fois écouterons-nous bientôt leur Dark Star, Happy Trails du Quicksilver Messenger Service, et bien entendu les Doors, Hendrix, Janis Joplin ? Je ressors abasourdi de l'expérience. Comme je raconte à Peter mon émoi à l'écoute du disque des Mothers of Invention découvert à Cincinnati, il me fait cadeau de ses exemplaires des deux précédents, Freak Out et Absolutely Free, qu'il trouve trop farfelus. Ce tryptique aura sur moi des répercutions considérables. De son côté, Peter construira sa cabane au Canada du côté de Vancouver pour échapper au service militaire et à la guerre du Viêt Nam, Bretta étudiera les civilisations mayas et incas, Masa deviendra toubib comme ses parents.


La révélation des Mothers of Invention bouleversera ma vie. Tourneboulé par leurs trois premiers albums, galvanisé par leur humour et leur inventivité, rentré en France je déciderai de faire de la musique. Sans ne jamais tenter de les copier, j'en suis de toute façon incapable, je serai influencé par leur leader-compositeur Frank Zappa qui deviendra l'idole de ma jeunesse. À Saint-Germain-des Prés, Adrien Nataf qui dirige le magasin Pan, me vendra Stricly Personal de Captain Beefheart quand je lui demanderai s’il a d’autres trucs dans le même genre. Nouveau choc. En octobre, les Mothers seront à l’Olympia, public clairsemé, spectacle sarcastique où Jimmy Carl Black joue un vampire assoiffé de sexe. Les disques se suivent, mais ne se ressemblent pas, Lumpy Gravy, Ruben & the Jets, Uncle Meat, Hot Rats, tous aussi inattendus. Octobre 1969. La France interdira au premier festival pop de se tenir sur son territoire et nous nous retrouverons tous en Belgique, au Festival d’Amougies. Enfoui dans mon sac de couchage, avec un petit magnétophone, j’enregistrerai Frank Zappa, venu seul, faire le bœuf avec Pink Floyd, Caravan, Blossom Toes, Sam Apple Pie, Ainsley Dunbar Retaliation et Archie Shepp ! L’Art Ensemble de Chicago m’ouvrira le champ extraordinaire du free jazz, Joseph Jarman, nu, pastichant les guitaristes de rock, mieux que tous les guitar heroes. Zappa arrosera de whisky l’harmonica excité de Beefheart. À leur sortie de scène, j’enjamberai la barrière et harponnerai Zappa, l’abreuvant de questions pendant trois quarts d’heure. Moment fabuleux que je reproduirai à chacune de ses visites jusqu’au concert du Gaumont Palace. Je tenterai la pareille avec le Capitaine qui me traversera comme un ectoplasme, mystère.

Août 1970, festival maudit de Biot-Valbonne. Je serai le premier, et peut-être un des seuls à payer mon billet. Je donnerai un coup de main à l’Open Light qui assurera les projections. Personne ne reconnaîtra Zappa, je lui demanderai s’il a sa guitare et sa pédale wah-wah. Il lui manque un ampli et un orchestre. Je chercherai l’un et les autres. Le concert se fera en quartet avec Jean-Luc Ponty, Albi Cullaz et Aldo Romano ! Face à la vague des resquilleurs, le festival sera écourté, puis annulé. Passage par la Fondation Maeght où auront joué Cecil Taylor, Sun Ra et Albert Ayler, avant de me retrouver à faire le bœuf avec Eric Clapton dans la villa de Giorgio Gomelsky, l’impressario des Stones. Lorsqu’il piquera sa crise et virera tous les parasites, il épargnera le gamin qui balaie et m’embarquera pour la villa de Pink Floyd. À cette époque, l’invention règne dans tous les arts, pas seulement chez les Mamans ! Décembre 1970. Ma dernière rencontre avec Zappa se situera au Gaumont Palace où il improvise de petits gestes virtuoses de l’index et du majeur pour diriger Ponty. Sur la vidéo de l’INA on me reconnaîtra au premier rang.

Pendant les années 80 je m’éloignerai un peu d’une musique devenue trop typiquement rock à mon goût, mais les pièces pour orchestre me fascineront à nouveau, même si l’interprétation de Boulez sera catastrophique. Zappa sera si furieux qu’il devra se faire prier pour venir saluer. Il aurait réussi à se faire jouer en envisageant l’achat d’une 4X, l’ordinateur développé par l’IRCAM. Il optera pour un synthétiseur Synclavier et, malgré d’intéressants enregistrements dirigés par Kent Nagano, trouvera l’orchestre idéal en l’Ensemble Modern pour The Yellow Shark. Printemps 1993. Devant réaliser un film de la série Vis à Vis pour France 3 sur deux musiciens qui se parlent par satellite pendant trois jours, je contacterai Robert Charlebois qui me suggèrera un guitariste américain qui joue sur son premier album, un chum du nom de… Frank Zappa. Pourtant très malade, Zappa acceptera, mais la chaîne répondra qu'il n’est pas assez médiatique. No commercial potential. Le film se fera entre Idir et Johnny Clegg !

Décembre 1993. Je tournerai Chaque jour à Sarajevo pendant le siège. Mille obus par vingt quatre heures ! Je m’endormirai chaque soir en comptant les explosions, me laissant bercer par cette partition digne de Ionisation d’Edgard Varèse. Un soir, en rentrant à l’Holiday Inn, j’allumerai CNN. Sur le générique de fin du Journal, Zappa, barbu, fatigué, à la tête de l’Ensemble Modern. Je comprendrai qu’il vient de mourir. Le monde s’écroulera autour de moi. Je m’effondrerai à mon tour. Zappa restera le père de mon récit, du moins pour la musique. Chaque fois que je « découvrirai » un nouveau compositeur, je courrai voir s’il appartient à la liste d’influences que Zappa livre dans son premier album. Ainsi je vérifierai les noms de Schoenberg, Kirk, Kagel, Mingus, Boulez, Webern, Dolphy, Stockhausen, Cecil Taylor, et mon favori, Charles Ives… Je serai surpris de ne pas y lire les noms de Conlon Nancarrow, Harry Partch ou Sun Ra. Ma mémoire fait défaut. Écrire sa vie au présent est une gymnastique incongrue et déstabilisante. Je m'y applique avec allégresse. Tout a commencé à Cincinnati il y a quelques semaines. C'est ma seconde naissance.

lundi 20 février 2012

22. Flower Power


(Alterner avec la même prise de vue, mais de nuit ; en roll ?)

La jolie maison de bois des Rambo est au croisement de la 36e Avenue et de Geary. Derrière, depuis leur terrasse nous avons une vue dégagée sur San Francisco. Ils possèdent aussi un jardin où pousse de la marijuana. Joint et terrasse forment une bonne association. Non seulement Peter me fait fumer, mais il me donne des graines à planter sur mon balcon lorsque je serai rentré à Paris. Rue des Peupliers à Boulogne-Billancourt, il y a une loggia orientée plein sud tout le long de ma chambre. Lorsque les plants auront germé, je les entretiendrai amoureusement, cueillant régulièrement les feuilles. Au début, évidemment, cela ne nous fera aucun effet. Un jour, nous n'aurons plus de doute, ce ne pourra pas être psychologique, mes graines auront fait leur office. Je cultiverai ainsi plusieurs générations de cette herbe magique. Tous les copains du lycée en profiteront. Il faut imaginer quel héros je représenterai, d'être allé aux USA, de faire pousser du pot et d'avoir rapporté des disques hallucinants. Personne d'autre au lycée n'aura vécu cette expérience, personne n'aura encore goûté au haschich. Un an plus tard, Marie-Reine m'emmènera chez le groupe Dagon acheter de l'afghan, du libanais rouge, du jaune, de l'Acapulco Gold. Les frères Lentin vivront évidemment toujours chez leurs parents dans le XVème où nous passerons régulièrement les voir. Leur père, Albert-Paul Lentin, connu pour son engagement anti-colonialiste et anti-impérialiste dont ses positions sur la guerre du Viêt Nam et sur le conflit israélo-palestinien, fondera le journal Politique-Hebdo. Je me souviendrai toujours d'une descente de police où la perquisition semblera fructueuse aux enquêteurs qui fouilleront de fond en comble l'appartement. Soudain l'un d'eux lancera un cri de joie : "Ça y est. On les tient... Y en a au moins un kilo !". Il aura les deux mains dans le plat du chat. Dominique continuera la batterie tandis que Jean-Pierre, l'intello de la bande qui joue de la basse, deviendra journaliste à Actuel. Nous essaierons ensuite tout ce que l'on peut imaginer comme produits qui font rire, rêver ou flipper...

La musique est partout. Je suis aux anges. Peter joue de la guitare électrique. J'ai un petit faible pour sa sœur Bretta qui est plus âgée que moi et tient la flûte dans leur groupe. Ce sont nos San Francisco Nights chantées par Eric Burdon and The Animals. Je m'achète les albums Crown of Creation de Jefferson Airplane, Have a Marijuana de David Peel and The Lower East Side et The Beat Goes On des Vanilla Fudge. Les collages de documents historiques et les démarquages de ce dernier, album considéré comme raté par le groupe, m'influenceront considérablement dans mes choix musicaux. Tous ces disques ont des pochettes cartonnées beaucoup plus épaisses que les pressages anglais ou français. Dans la journée, nous allons visiter le campus de l'Université de Berkeley, avec Dave, Tita et Bretta. C'est le haut-lieu de la contestation étudiante californienne. En matière de manifestation, la spécialité locale consiste à s'asseoir par terre et à ne plus bouger, ce sont les sit-in, mais Peter s'apprête à partir à Chicago pour manifester contre la guerre du Viêt Nam pendant la Convention Démocrate où, la semaine prochaine, auront lieu des évènements d'une rare violence. Les hippies céderont la place aux yippies, plus politisés. Pour l'instant, c'est calme, il n'y a que des banderoles et une atmosphère bon enfant typique de la côte ouest. Le soir nous continuons nos agapes japonaises et Agnès trouve en Masa, la plus jeune de la fratrie Rambo, une compagne de jeu, tandis que je roule vers le Fillmore...


(glisser le film à la place de la photo
ou cliquer sur l’image fixe pour le lancer ?)

Au passage du siècle, le voyage avec Elsa sera très différent. Nous louerons un coupé à l'aéroport, nous égarant dans le seul quartier déconseillé près des docks. L'atmosphère ne sera plus la même, comme partout sur la planète. Les Black Panthers auront été incarcérés ou auront fui le pays, les Noirs auront été neutralisés grâce à l'introduction de l'héroïne par la CIA, les hippies auront les cheveux gris et du ventre, leur quartier de Haight Ashbury n'abritera plus que des magasins de souvenirs de cette époque révolue, les lieux publics seront devenus non-fumeurs, les phoques auront colonisé le Quai 39, il fera toujours aussi mauvais temps, mais San Francisco n'aura rien perdu de son charme ni le Golden Gate de son éclat.

En détournant la citation du Mystère de la chambre jaune, je me remémore les facéties de Roland Toutain qui jouait le rôle de Rouletabille dans la version de 1930 tournée par L'Herbier. Cet ami de mes parents ne rêvait que plaies et bosses. Il faisait de la voltige, se promenant sur l'aile de son avion à hélices et se balançant dessous au trapèze. Ses quatre-vingt-dix-sept fractures plus une jambe amputée ne l'empêchaient pas, après un déjeuner bien arrosé, de grimper au premier étage d'un immeuble par la gouttière pour aller faire la bise à une petite secrétaire, la pantalon sur le bras. Son rêve était de passer sous l'Arc de Triomphe avec son avion, descendre les Champs-Elysées, faire le tour de la Place de la Concorde, remonter la rue Royale jusqu'à la Madeleine, y pénétrer brutalement, les colonnes lui coupant les ailes, et descendre enfin de la carlingue devant l'autel, nu avec une grande cape. Un jour que mon père est coincé par un chauffard dans un embouteillage et que le ton s'envenime, Roland Toutain qui est assis à côté de lui sort la tête par le toit ouvrant et crie à l'agressif médusé "Hé va donc, espèce de raclure de pelle à merde !". L'insulte fait son petit effet et laisse sans voix ses victimes. Mon père a toujours fait découper un toit ouvrant à toutes ses voitures. Quant à Marcel L'Herbier, auteur des sublimes L'inhumaine et L'argent, dans trois ans je croiserai ce vieux monsieur au regard sévère derrière ses grosses lunettes dans les bureaux de l'Idhec, avenue des Champs-Elysées, au début de mes études de cinéma.

vendredi 17 février 2012

21. Sueurs froides


(Musique 11 style Vertigo,
éventuellement empiler les trois photos
et les faire défiler automatiquement toutes les dix secondes)

On ne sait jamais ce qui se passe vraiment pendant qu'on dort. Nous ne nous habituons pas aux réveils au milieu de la nuit, arrêt pissette ou étapes intermédiaires. On ne sait pas toujours où l'on est non plus. Trois quarts d'heure de retard, ce n'est pas tout de même pas la mort. Agnès s'est reposée jusqu'à cinq heures de l'après-midi alors que nous étions arrivés en milieu de matinée. Les Rambo ont trois enfants qui eux-mêmes ont plein de copains. Je crois que nous sommes tombés sur un nid de hippies. Nous partons faire le tour de Chinatown avec Mrs Rambo qui est d'origine japonaise. On s'y croirait, mais c'est très délimité. Le trottoir d'après c'est déjà un autre quartier. Pour le dîner elle a préparé un véritable sukiyaki. Agnès et moi mangeons avec des baguettes depuis que nous sommes tout petits. Je crois même que j'ai su en même temps que la fourchette. Tard le soir nous ressortons et nous trouvons de nouveaux posters dans une boutique psychédélique, un grand papillon multicolore et Frank Zappa, pantalon baissé, sur la cuvette des cabinets !

Nous nous levons de plus en plus tard. À peine le petit déjeuner avalé avec un lance-pierre, nous allons admirer le Golden Gate Bridge et la côte. Je prends des photos du pont des deux côtés, à San Francisco même et depuis Sausalito où des hippies vivent sur des sortes de péniches, toutes décorées de manière loufoque. On dirait un village sur pilotis.

Villégiature plus sympathique qu'en face, sur l'île d'Alcatraz, la prison où était enfermé Al Capone. Les enfants bien élevés sont souvent attirés par les voyous. Fascination du mal inaccessible, fantasmes refoulés par les bonnes manières, les muscles qui font défaut, la culpabilité des favorisés, l'attraction de l'aventure. À l'école Théodore Deck rue Saint Lambert, mon meilleur copain était le dernier de la classe. Les extrêmes qui nous isolaient nous ont rapprochés. D'origine antillaise, il était traité de bougnoule par les imbéciles. C'était la guerre d'Algérie. Je le défendais intellectuellement, il n'aurait laissé personne toucher à un seul de mes cheveux ou à ceux d'Agnès. Échange de bons procédés. Mes parents, nous voyant, disaient "tiens, voilà Jean-Jacques et son garde du corps !". Paul était haut comme trois pommes, avec un cœur gros comme ça. Ensemble, nous avons rêvé de chasse au trésor, d'histoires de détectives et nous sommes allés aux louveteaux, dépendant des Éclaireurs de France, organisation scout laïque, où nous avons appris des milliards de choses pendant trois ans, et bien rigolé. C'était mon meilleur copain. Lorsque j'entrerai au lycée, je le perdrai de vue. Il s'engagera pour cinq ans dans l'armée, il sera gardien de prison, vigile, légionnaire, pompier, il changera de nom, le retrouvera, et chaque fois que j'entendrai sa voix au téléphone je nous reverrai faisant voguer des bateaux en papier dans le caniveau de la rue de la Croix Nivert. Nous resterons en contact jusqu'à ce qu'il se tue en tombant dans un escalier, le jour des dix-huit ans de l'une de ses filles.


Au retour de notre ballade dans la baie, nous descendons sous le pont à l'endroit où Hitchcock tourna Vertigo, en français Sueurs froides. Heureusement il n'y a que les surfers pour se jeter à l'eau. Ils ne sont pas nombreux avec ce froid de canard. On est déjà fin d'août, drôle de climat, très humide...


Pendant la seconde guerre mondiale, après l'attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, Oskar Naylor Rambo et Frances Kimura ont passé presque deux ans internés dans un camp de concentration aux États Unis, sous prétexte qu'elle était d'origine japonaise. Si elle avait abandonné ses études de médecine, lui a continué, pathologiste comme Frederik Bornstein. Il a appris le swahili en Afrique et s'occupe, entre autres, de soigner les Black Panthers. Le flic qui avait tiré sur un enfant noir a répondu que le môme fuyait ; de son côté le môme a dit qu'il avait couru parce que le flic lui faisait peur. Les Rambo sont les premiers Américains avec qui nous partageons le même point de vue politique. En plus Frances cuisine japonais, pour le bonheur de nos papilles.

mercredi 15 février 2012

20. Au pays des merveilles


Nous ne pensions pas Disneyland aussi étendu. C'est délirant. Un état dans l'état. Ce n'est pas le seul aux Unis, il y en a d'autres, plus sérieux et dramatiques comme la réserve Navajo. Les pays occidentaux se targuent de dénoncer les génocides juif ou arménien, mais on oublie facilement que ce pays s'est construit sur un crime abominable, planifié et concerté, jamais reconnu. La colonisation, d'abord espagnole, a exterminé les nations indiennes, parquant les survivants dans des réserves, les laissant crever de faim et de maladie. L'alcoolisme qui y fait rage arrange le gouvernement US. Rien n'a changé depuis le XIXe siècle. En 2000 je conduirai Elsa jusqu'au magnifique Canyon de Chelly. Les bords de la route sont constellés de bouteilles de bière vides lancées depuis les portières. Les seules ressources sont la poterie, la vannerie et des bijoux en argent. Les Indiens ont été déportés, anéantis, parce que les colons convoitaient leurs terres, leur or, leur minerai... L'impérialisme américain tient ses origines de cette violence inouïe, de ce crime honteux, l'un des plus grands avec l'esclavage. Tant que le massacre des Indiens n'aura pas été reconnu cette brutalité se perpétuera. On se demande pourquoi le port d'armes est légal aux États Unis. Mais je m'égare.

Aujourd'hui c'est la fête. Nous avons des billets qui nous permettent d'accéder à nombreuses attractions, toutes plus démentes les unes que les autres. Ce royaume enchanté, conçu par Walt Disney, ouvrit en 1955, il a le même âge qu'Agnès ! Nous y passons la journée avec Susan, la fille de Janet et Morley, et une amie. Ce qui me fascine le plus sont les automates, en particulier la promenade en barque des Pirates of the Caribbean, les boulets explosent dans l'eau autour de nous, les pirates sont si près quand nous passons sous le pont que nous pourrions leur attraper les orteils. Les effets sonores sont également très réussis. Je prends des photos des animaux plus vrais que nature pendant la Jungle Cruise, mais je trouve l'humour limite, en particulier quand tous les porteurs africains grimpent à un arbre, terrorisés par un rhinocéros. Le racisme est plus sensible ici qu'au Texas où nous n’avons croisé presque aucun Noir. En découvrant mes diapositives de retour à Paris, je m'apercevrai que tout en haut du mat était perché l'explorateur blanc chef de la mission. Ai-je l'esprit si mal tourné ? Le plan indique les différentes zones, Main Street, Adventureland, Frontierland, Fantasyland, Tomorrowland, New Orleans Square, mais nous n'aurons pas le temps de tout voir, même si nous faisons très peu la queue. Tout cela semble en partie financé par la publicité : à côté de la pancarte It's a small world figure le sponsor, la Bank of America ! Si Agnès est en mini-jupe, presque toutes les filles portent des bermudas. Nous déjeunons dans une réplique de la Nouvelle Orléans où nous comptons nous rendre dans environ quinze jours si tout se passe bien. Je retrouve les héros qui ont marqué mon enfance comme Dumbo et Peter Pan. Du premier j'hériterai de l'impossible à portée de main et du second le désir de ne jamais vraiment grandir. Agnès préfère l'arbre des Robinsons et le Château de la Belle au Bois Dormant. Nous terminons par les Adventures thru Inner Space. En rentrant, je n'en crois pas mes yeux, nouvelle attraction, elle est allée promener le chien en laisse. Après avoir écrit une carte postale à Maman et Papa nous préparons nos affaires, car nous repartons déjà ce soir. Prochaine étape, San Francisco !


(il faudra probablement cliquer sur l'image fixe pour lancer le film)

Lorsque trente deux ans plus tard je retournerai à Los Angeles, Disneyland n'aura plus le même attrait, même pour ma fille que j'aurai toujours refusé d'accompagner au parc de Marne-La -Vallée ; d'autres parents, moins critiques ou plus sympas, s'en chargeront. Est-ce l'unique raison qui me fera l'emmener aux Studios Universal ? Dans les fêtes foraines mes préférés ont toujours été le Train Fantôme, le Palais des Glaces et le Cylindre centrifuge. Le premier est toujours décevant, le second trop court, le dernier le plus drôle, gratuit pour ceux qui s’y collent, payant pour les spectateurs. Friand d'illusions, de mises en scène et d'expériences physiques, je ne suis pas franchement adepte des sports de l'extrême ! Enfant je chevauchais le manège de chevaux de bois des Tuileries où il fallait décrocher des anneaux avec une baguette de bois, sensation terrible d'épaule arrachée lorsque, par hasard, je réussissais. En 1995, j'aurai l'immense plaisir de créer tout l'environnement sonore et musical de l'exposition Il était une fois la fête foraine à La Grande Halle de La Villette, soixante dix sources sonores, trois cents haut-parleurs, de grandes orgues en direct, des comédiens formidables comme Michael Lonsdale, Luis Rego, Lors Jouin ou Daniel Laloux pour jouer les rôles des bonimenteurs, un univers Cagien dans un contexte populaire, génialement scénographié par Raymond Sarti sous la houlette du conservateur Zeev Gourarier, une de mes plus grandes réussites, qui sera reprise au Japon. Lorsque je regarde des films à grand spectacle, je n'oublie jamais que le cinéma est né dans les foires. Il y a ceux qui vous mettent du plomb dans la tête et ceux qui vous font tout oublier. Les uns sont des crayons, les autres des gommes, représentant l'écart entre art et divertissement. J'aurai toujours besoin des deux. Comme une règle. Fin août 2000, nous choisirons le Studio Tour avec la maison de Norman Bates dans Psychose et le décevant Dents de la mer en carton-pâte, l'impressionnant Earthquake, The Big One avec la rame de métro prise dans un tremblement de terre, ou pire encore, les explosions et les flammes à deux milles degrés de Backdraft, le spectacle ringard de WaterWorld avec cascadeurs et toujours autant d'effets pyrotechniques... Elsa, un moment immobilisée à l'infirmerie après un malaise dû à la chaleur, ne descendra pas avec moi la chute d'eau de Jurassic Park, à pic de vingt-six mètres ; je ferai attention de protéger mon appareil photo, mais j'aurai l'imprudence de m'asseoir au premier rang et me retrouverai trempé jusqu'aux os. Même mon slip était à tordre ! Le soleil californien me séchera heureusement de ses rayons cosmiques. Au moment de quitter le parc sans évidemment avoir tout vu, ces lieux étant basés sur le trop plein comme décidément beaucoup trop de choses aux USA, nous tenterons une dernière attraction sur le chemin de la sortie, Terminator 2 : 3D. Dix ans plus tard, les films en 3D du XXIe siècle paraîtront bien fades en regard de l'expérience. L'acteur sur Harley Davidson crève l'écran au sens propre, prestidigitation mêlant le réel et le virtuel sans que l'on n'en voit les fils, les gouttes de mercure vous arrivant devant le nez chaussé de lunettes polarisantes, vaporisation liquide renforçant l'illusion, fauteuils qui s'écroulent, inoubliable.

Cherchant une idée pour convaincre ma fille de partir ensemble en vacances, je lui aurai proposé un road movie dans l'ouest américain, un mois, sept mille kilomètres, arrivée à San Francisco, Sacramento, camper dans Yosemite, Mono Lake, traverser la Vallée de la mort par Zabriskie Point jusqu'à Las Vegas, tous les grands parcs, Zion, Bryce, Arches, Canyonsland, et puis Cortez, Mesa Verde, Lake Powell, Monument Valley, Grand Canyon, Palm Springs, San Diego, L.A. on y est, retrouver la plage de Venice, remonter comme cette nuit par la Route numéro 1 via Big Sur et Hearst Castle, Monterey, la Silicon Valley d'où nous repartirons enfin. Comment pouvait-elle refuser une proposition aussi malhonnête ? Elsa me confiera que ce fut le plus beau voyage de sa vie, mais que c’était la dernière fois qu’elle partirait en vacances avec son père ! Mais ça c'est une autre histoire.

lundi 13 février 2012

19. Pacifique 1968


Nous pataugeons dans le Pacifique. J'aurais imaginé l'eau plus chaude. Elle est glacée. Il me faut beaucoup d'imagination pour envisager l'Asie de l'autre côté de l'horizon, comme si je devais tourner la tête du mauvais côté pour appréhender la mappemonde. Rien d'étonnant à ce que nous voyons le monde à l'envers, j'ai toujours adoré réfléchir la tête en bas les pieds en l'air. En faisant le poirier sur mon lit les idées dégringolent des orteils vers les genoux, en restant suffisamment longtemps dans cette position elles finissent par rejoindre la tête et je trouve la solution à toutes mes questions. Plus tard Freddie m'appellera Monsieur-tout-à-l'envers, me donnant l'idée d'écrire une chanson là-dessus. Je passe du coq à l'âne, bien que mon esprit de l'escalier ne soit pas étranger au changement de repères : Papa disait souvent "monte là-dessus et verras Montmartre !". Ici, avec un petit effort, on apercevrait plutôt Hawaï qui n'est qu'à quatre mille kilomètres !

En 1993, j'écrirai donc "sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd" pour l'album Carton. Trop longue et maladroite, cette chanson est restée à l'état de maquette, Bernard et moi ne l'avons jamais terminée.
(insérer ici la chanson Penser à l'envers enregistrée en 1995)
Extrait : ˙˙˙ǝlûossǝp sǝlnoɟ sǝp / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝllıʇsɐd 'ʇuǝɟɟnoʇé snoʌ ınb xnoʇ sǝl ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / sǝllıɟ sǝl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // ʇuǝuƃıolé,s sǝɯoʇɐ sǝl snɥɔoɹɔ / ɹıpuɐɹƃ ɹnod ǝɹʇîoɹɔ ʎ sɐd ǝu / sǝɹɹnǝl sǝl suɐs ɹıuǝʌɐ,p sɐd ɐ ʎ / ǝsɐɹ ǝlqɐʇ ʇuoɟ slı,s séssɐd sǝp / ʇuǝuƃıoɾǝɹ ǝs ınb sʇuǝuıʇuoɔ sǝl / ǝɹıʌɐɥɔ ınb ǝlnoq ɐl ʇsǝ,ɔ ʇǝ / ɹnǝʇɹoddɐɹ ǝl ɹns éɹƃǝp ʇıʇǝd un / sǝsɐq sǝl ʇǝ sǝpıɔɐ sǝl ǝɹpuǝɹdǝɹ // ˙˙˙sǝlnoɟ sǝp ǝlnoɟép / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuıǝd suɐs 'ǝɟɟnoʇé snou ınb ǝɔ ʇnoʇ ǝɹʇuoɔ ʇǝ / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd / ǝuêƃ ɐl 'ǝllıɐʌ ınb uǝıɹ ʇuǝsıp ǝɯ ǝu sǝıɐld sǝl / sɹǝʌuǝ,l à ɹǝsuǝd // oléʌ à ǝdɯod ʇǝ sǝʇɹnoɔ sǝpuo ɹnod / ʇôʇ uıʇɐɯ ǝl ǝnbısnɯ ʇnoqǝp / ɹıɯɹop à sǝɹıoʇsıɥ sǝllǝʌnou ǝp / ʇuǝıɐsınƃép ǝs ǝɹqɯɐɥɔ ɐɯ suɐp ʇǝ / ǝɹnllɐ ǝʇnoʇ à ʇuɐuɹnoʇǝɹ sǝl uǝ / sʇǝnoɾ sǝɯ sıɐʇuǝʌuıéɹ ǝɾ ʇuɐɟuǝ / ɹıɥɔélɟéɹ sǝnǝıl ǝllıɯ ɹıoʌnod ɹnod / ɹnɯ nɐ spǝıd sǝl ʇıɐɟ sɹnoɾnoʇ ıɐ,ɾ

Sur mon éternelle chemise jaune soleil et mon pantalon bleu océan, j'arbore fièrement l'insigne de la paix. Magellan baptisa "pacifique" la mer du sud pour le beau temps dont il profita pendant sa traversée de la Terre de Feu aux îles Mariannes. Lorsque je pense à la faille de San Andreas qui court sous la Californie je me demande si c'était si bien choisi. Le ciel, que je passe mon temps à scruter comme un oracle, aujourd’hui sans nuage, laisse pourtant augurer des jours paisibles. Wouldn't it be nice, if we were older chantent les Beach Boys. Quarante ans plus tard je porterai encore certains vêtements de cette époque. J’exagère à peine, quinze kilos de supplément bagage interdisant certains tours de taille.

Le slogan Peace and Love correspond mieux à ma nature que la violence révolutionnaire, mais je continue à danser d'un pied sur l'autre lorsque la révolte me fiche en colère. Je n'accepterai jamais de faire mon service militaire, comme mon oncle Roger qui fut objecteur de conscience. Chanter, même faux, l'Internationale me colle des frissons, mais je préfère de loin Le déserteur de Boris Vian par Mouloudji et les envolées des guitares électriques m'emportent au nirvana.

En 1975, après avoir bénéficié d’un sursis grâce à mes études de cinéma, je serai convoqué aux "trois jours" pour être éventuellement incorporé dans l’armée. En plus de mon antimilitarisme et de ma non-violence, je n’aurai aucune envie d’obéir à des ordres imbéciles de sous-off incultes et de perdre un an à faire le zozo alors que je serai déjà à pied d’œuvre. Je ne me verrai pas non plus postuler au Service Cinématographique des Armées, jugeant la Coopération obscène. Certains camarades péteront les plombs en Afrique autour de leur piscine entourée de boys, d'autres joueront le jeu sur ordre du groupuscule trotskyste auquel ils auront adhéré. Une psychanalyste militant contre le service militaire obligatoire me composera donc une ordonnance de complaisance visant à me faire réformer, alors que je sors d’une grande école et serai évidemment sollicité pour devenir officier. Elle écrira que ma "schizophrénie dissociative avec inversion du rythme nycthéméral" et ma spécialisation dans les films de vampires rendraient ma vie nocturne incompatible avec le rythme militaire. Le comique sera de me retrouver assistant de Jean Rollin quelques mois plus tard sur Lèvres de sang. À Blois où se passeront les tests je ne parlerai à personne, ne cocherai aucune case impliquant des actes guerriers et feindrai mon homosexualité en refusant de dormir avec d’autres hommes. Exigeant de passer la nuit seul au cachot, la lumière allumée et la porte ouverte. je me serai empêché de dormir depuis déjà plusieurs jours avec des médicaments. Un vrai zombie. Je ferai mon cinéma à l’officier de service de nuit, mais, ivre, il ne fera pas son rapport. Deuxième tentative ratée le lendemain : je me prépare à exploser sur un trip parano juif, mais le sergent extrêmement brutal, arrivé à moi, me dira gentiment "alors, ça va pas, mon petit gars ?". Dernier essai dans le bureau du psychiatre : je ne dirai pas un mot, feignant de chercher une aiguille par terre. Il n’en prononcera pas un non plus et me tendra une demande d’hospitalisation quinze jours plus tard. Catastrophe, tout sera à recommencer, alors que je me serai juré de ne pas franchir les grilles de la caserne sans ma réforme. À l’Hôpital Percy de Clamart, même mutisme en m’identifiant aux esclaves du Metropolis de Fritz Lang. Le nouveau psychiatre me demandera si je m’entends bien avec mon père, je compterai deux minutes avant de bégayer un oui dubitatif. "Et votre mère ?" Je lancerai un « oh oui ! » victorieux où l’amour filial transpirera par tous les pores de ma peau. Un quart d’heure plus tard je serai dehors, débarrassé de cette corvée. J’y serai resté moins d’une heure ! Incroyable. Je courrai jusqu’à ma voiture que j’aurai planquée dans une rue adjacente et je mettrai trois semaines à m’en remettre. Sur mon certificat de réforme ils écriront "P5, exempté du service actif, réserviste service de défense sauf inaptitude à tout emploi". P signifie Psychologique et P6 équivaut à la camisole... Cette désignation pourrait m'empêcher de faire carrière dans l'administration, projet très éloigné de mes aspirations.

Hier soir samedi, nous sommes allés à l'Ivar Theatre voir You're A Good Man, Charlie Brown, une pièce inspirée par la bande dessinée Peanuts avec évidemment Snoopy et Lucy. Lorsqu'elle ne regarde pas la télé, Agnès dévore leurs petits fascicules que nous trouvons partout, en particulier dans les gares quand nous avons du temps à tuer. Elle aime répéter "do you like my naturally curly hair ?" et adore Linus et sa couverture ou Schroeder avec son buste de Beethoven. Je préfère les délires de Snoopy qui se fait du cinéma à cheval sur sa niche, avec son casque de cuir, ses lunettes noires et son écharpe : Curse you, Red Baron! Nous sortons emballés par le dynamisme de la troupe de jeunes comédiens.


La maison des Benjamin est située sur Hillcrest Road, en face de celle où vient d'être tourné The Graduate qui n'est pas encore sorti en France. La chanson du film composée par Simon & Garfunkel, Mrs Robinson, passe tout le temps à la radio. Nous avons acheté le 45 tours. Les villas de Beverly Hills sont d'un luxe à couper le souffle. Nous ne sommes évidemment pas habitués à ce style de vie, mais nous en profitons largement pendant notre séjour dans la cité des anges. La cuisine des Benjamin est immense, hyper moderne. Ils ont une piscine superbe et une maison construite dans les arbres pour les enfants. Agnès se balance dans l'une des nacelles suspendues aux grosses branches. Sur une table basse est posée une petite statue qui vaut la modique somme de six millions de dollars. Morley est un architecte de renom qui a construit des centaines de buildings. Il a la réputation de conclure des contrats importants sur une poignée de main. Lui et sa femme Janet sont actionnaires du musée d'art moderne. Ils se sont mariés et remariés plusieurs fois et ont eu un tas d'enfants. Plus tard, Agnès réépousera d'ailleurs aussi son mari après en avoir divorcé. Nous sommes allés à un cocktail chez Mrs Goldberg, la mère de Janet, qui possède une maison encore plus luxueuse avec une piscine invraisemblable entourée de colonnes grecques. Les femmes sont toutes en robe du soir et Agnès trouve les garçons trop mignons. Toutes ces dames jouent sans cesse au tennis. Partout où nous passons nous tentons de nous plier aux coutumes locales (sauf sportives !) et nous faisons beaucoup de progrès en anglais. Chez les Benjamin on n'a pas le droit de fumer à l'intérieur, mais leur vieux chien pète sans arrêt dans la ventilation. C'est infect, mais cela nous fait bien rigoler. Quand je pense qu'on a failli se retrouver à la rue je n'en reviens pas.

vendredi 10 février 2012

18. Elle souffle !


L'angoisse de n'avoir nulle part où loger à Los Angeles nous a probablement empêchés de dormir. Après la nuit blanche dans le Greyhound passée à bavarder avec les Françaises nos yeux ressemblent à des soucoupes. Nous n'osons pas téléphoner si tôt à Mrs Benjamin. Lorsque sonne huit heures, nous nous lançons. Ouf, elle est là et nous attend à Hollywood Station. Nous attrapons le car qui s'y rend et nous faisons connaissance avec la sémillante architecte qui habite Beverly Hills. On nous a raconté que c'est le quartier le plus huppé de L.A., cela m'en a tout l'air. Encore cette fois la douche est la récompense de nos nuits assis sur le skaï. Mrs Benjamin nous emmène nous promener en voiture, mais a-t-on le choix ? La ville est lacérée d'échangeurs autoroutiers et de grandes avenues dont la plus grande mesure trente neuf kilomètres ! Au milieu des courses nous découvrons La Brea Tar Pits. Un faux mammouth à l'agonie semble captif du goudron au milieu d'un grand étang noir d'où émergent de grosses bulles glauques. Du gaz, forcément. Du méthane ? On se croirait dans un film avec de grandes voitures américaines décapotables autour de monstres préhistoriques. Le mélange n'effraie jamais le cinéma américain ! À moins que ce ne soit un film de science-fiction japonais sur les conséquences d'une guerre nucléaire ? Avant de rentrer nous allons fouler le Walk of Fame de Hollywood Boulevard où je tombe sur l'étoile de Groucho Marx. Duck Soup est l'un de mes films préférés. Dans quatre ans, sur la scène du Palais des festivals à Cannes, je verrai Favre le Bret remettre la Légion d'Honneur à Groucho en chaise roulante qui se demandera si la médaille pourrait être acceptée au Mont-de-piété ! Nous essayons de reconnaître les noms des artistes que nous connaissons, mais il y a beaucoup de monde, au-dessus qui piétinent, en-dessous qui étincellent.

Le dîner avalé, absolument délicieux, ce qui ne gâte rien, nous allons sur Sunset Boulevard où nous croisons enfin des hippies. Tout le monde en parle, mais on n'en a pas vus beaucoup jusqu'ici. Les garçons ont des cheveux très longs et des habits colorés qui me rappellent les muscadins et les merveilleuses de mon cours d'histoire. Les filles ressemblent plutôt à des bohémiennes avec de longues jupes et des colliers de pacotille. Des champs de fleurs ont été imprimés. J'ai toujours adoré me déguiser avec tout ce que je trouvais. Je devenais un mousquetaire, un cosaque ou un tahitien ! Quand j'étais petit mon père appelait "chienlit" mes extravagances, mais en utilisant ce mot pour qualifier les évènements de mai De Gaulle lui a coupé l'herbe sous les pieds. Sur le Strip nous avons acheté deux grands posters fluorescents : un chat tarabiscoté dans les jaune et orange avec plein d'enluminures psychédéliques, et l'affrontement à la David et Goliath d'un flic de San Francisco armé jusqu'aux dents et d'un hippy avec le signe de la paix sur le dos, le tout sur fond rose fuchsia. Il faudra absolument que je m'achète une lumière noire lorsque je rentrerai.

Ces objets magiques qui restent éclairés dans l'obscurité sont l'un de mes plus vieux souvenirs d'enfance. En face de la Galerie Vivienne où un bouledogue effrayant gardait l'entrée du magasin de jouets, aboyant avec sauvagerie lorsque l'on tirait sur sa chaîne, l'origine possible des peurs de ma sœur, brillait toute l'année la lumière noire d'une vitrine phosphorescente. J'ignore ce qu'on y vendait. De fins rayons verts transperçaient l'obscurité violette seulement éclairée par des formes orange vif et jaune acide. L'attraction permanente tenait du cirque de Calder et du voyage dans la lune. Je n'aurai de cesse de recréer ce spectacle merveilleux, au travers du light-show, du cinéma, de la musique, et pourquoi pas, de l'écriture. On peut toujours rêver. Pourquoi s'en priver ?


La marche à pied n'est pas une coutume locale. Il faut prendre la voiture pour le moindre déplacement. Il n'y a aucun commerce dans le quartier. Les Américains font leurs courses dans d'immenses supermarchés. Le nombre de sacs en papier qui peuvent entrer dans le coffre d'une automobile est stupéfiant. Mais nous voici pour la journée à Marineland ! La baleine qui nous éclabousse me rappelle le pachyderme embourbé d'hier. En fait c'est un orque, une baleine tueuse, noire et blanche comme un bonbon Kréma Régliss' Mint. C'est la première fois que je vois une baleine. J'avais déjà été confronté aux requins, de beaucoup plus méchants que ceux de l'aquarium, m'avait-on prévenu. Lors de mon premier voyage en 1965, tandis que je me baignais en pleine mer, Henry m'intima l'ordre de remonter illico sur le bateau. Il est allé chercher sa carabine pour tirer sur l'animal qui s'approchait, j'avais photographié son aileron qui dépassait à la surface, mais la balle aurait risqué d'atteindre un voilier par ricochets. Dit-il. Il prévint donc les garde-côtes par radio qu'un grand requin blanc croisait dans le coin. J'ai attendu d'autres eaux pour retourner nager. Une autre fois, je voulais admirer de plus près "une grosse salade rose", il m'a arrêté net. C'était une méduse dont les tentacules urticantes peuvent atteindre trente mètres et paralyser un homme, noyade assurée. J'espère avoir réussi la photo d'un dauphin sautant hyper haut oh hors de l'eau pour attraper des ballons. Ce serait Flipper, le héros de la série télévisée, mais j'imagine qu'ils sont plusieurs pour jouer le rôle.

(Road movie, extrait, 2000)

En 2000, j'emmènerai Elsa au SeaWorld de San Diego et à l'aquarium de Monterey. Les aquariums et les zoos me fascinent. Je sais que c'est à double tranchant. Ils offrent de mieux comprendre les autres espèces et les accepter, mais les bêtes qui y sont parquées vivent dans une prison étriquée. S'ils permettent parfois la reproduction d'espèces en voie de disparition, ces expériences ne font que réparer le massacre que les hommes perpétuent sur la planète. Au Caire nous avions pris en pleine figure la présentation de chats et chiens domestiques européens. La vision d'un caniche et d'un berger allemand, tout penauds derrière leurs barreaux, soulignait la cruauté de notre goût pour l'exotisme. J'ai arpenté Skansen à Stockholm, les zoos de Joburg, Londres, San Diego... Et évidemment Vincennes, le Jardin des Plantes et la Porte Dorée. Je me souviens encore de l'Aquarium du Trocadéro qui fermera dans les années soixante et où Jean Rollin, dont j'étais l'assistant, tournera des scènes de Lèvres de sang, dans son décor mystérieux de grotte désaffectée. La fascination pour les animaux est-elle liée à notre propre bestialité ? On oublie trop souvent que nous en faisons partie. Pour comprendre l'humanité, il faudrait engager un triumvirat constitué de Karl Marx, Sigmund Freud et je ne sais qui pour cet aspect de la question. D'ailleurs, ce soir, c'est avec un nouveau chien qu'Agnès fait amie-ami. Le voyage lui aura au moins appris à maîtriser certaine peur.

mercredi 8 février 2012

17. Chimères

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Peut-on imaginer l'éblouissement des deux enfants devant le monde qui s'offre à leurs yeux ? Des paysages lunaires, les grands espaces, une lumière incroyable, une population qui se rêve unie sous la bannière étoilée mais qui revendique partout ses clivages communautaires, la guerre du Viêt Nam qui fait rage dans l'ancienne Indochine et les jeunes qui brûlent leur livret militaire en refusant d'y partir, la musique électrique qui explose partout en volutes psychédéliques, rose vert et jaune fluorescents, la voiture qui fait corps avec son chauffeur, même pas besoin d'en descendre pour passer à table, des jeunes gens vous servent à la guérite, l'opulence de la bourgeoisie blanche, chacun sa piscine, une collection d'automobiles incroyable... À El Paso, chez des amis des Bornstein, j’ai pris en photo un tableau intriguant. C'est une Rolls Royce vue au travers d'un prisme qui dédouble sa calandre tant et si bien que l'ange, l'enjoliveur fameux dit Spirit of Extasy, se transforme en deux aigles américains qui se prennent le bec, le symbole U.S. aux prises avec lui-même en tête de proue d'un temple grec sur une importation anglaise, signe absolu de la richesse. Le modèle n'a qu'une banquette, pas de place pour les gosses à l'arrière ! Le plus petit, pieds nus, mal coiffé, porte une salopette et s'amuse avec une petite voiture rouge. Cette couleur inspire la peur. Les communistes sont le mal incarné. Les années trente des grandes grèves sont refoulées. La crise de 1929 n'a pas ruiné tout le monde. Les plus retors se sont enrichis. L'adolescent qui se tient à une barre de peinture rouge, tiens tiens, revêt une certaine élégance mâtinée d'une forme de déchéance. Il est habillé d'une veste croisée, sans col, surpiquée, mais il n'a pas de pantalon. Stars and Stripes cachées dans le décor et les costumes. Son caleçon rayé est incongru. Moins que le lance-pierres qu'il tient en main, avec une ficelle qui pend comme un fil à plomb. Garder l'équilibre ? Le sol est recouvert d'une mosaïque figurant un banc de poissons dont certains semblent porter des lunettes. Si le motif grec renvoie aux calendes est-ce le signe d'une époque révolue ? La Rolls semble parquée dans un garage. Il y fait plutôt sombre. Le fil se déroule. Les trois Parques se nomment Nona, Decima et Morta. La signature indique Siegfried Reinhardt, un Luthérien de Saint-Louis ne sachant pas sur quel pied danser, car c'est probablement le mélange de styles qui m'a attiré, réalisme, surréalisme, expressionnisme abstrait, cubisme... Je relis mon jeu de mots sur l'ange Oliver : on a celui qu'on peut, les miens marchent par deux, l'autre s'appelle Stan, "si tu m'aimes comme je t'aime tu m'aimes plus qu'un chou à la crème", prononcé en clignant des yeux et en se grattant la tête avec l'accent anglais ! Les jeux de mots s'imposent d'eux-mêmes, avec les allitérations, les jeux de kyrielles, les ruptures de rythme, les images, la musique...

(Musique 9 pour clarinette basse, violoncelle et orchestre)

Lors de mon premier voyage aux États Unis, en croisière sur le yacht de Henry et Sylvia Birge (aucun lien familial, j'insiste) où j'avais passé trois semaines, autre impression d'opulence voire de naïve arrogance, le merveilleux s'était progressivement transformé en écœurement, too much. Je m'étais assis sur un coussin représentant l'aigle américain orné de la devise "E pluribus unum" avec mon slip de bain mouillé. Mes hôtes ne m'avaient plus adressé la parole pendant trois jours. J'avais douze ans. Ils avaient aussi voulu me faire signer un papier jurant que je n'étais pas communiste et que je soutiendrai plus tard les Américains au Viêt Nam. Je mis mon âge en avant en rigolant, mais ils prétendaient que les rouges arrosaient Paris de tracts de propagande depuis des hélicoptères ! Tout cela me paraissait absurde. Le séjour avait parfois été tendu, mais j'étais très jeune. Je m'étais fait engueuler parce que j'avais posé le drapeau américain sur la pelouse pendant que Henry démêlait les nœuds autour du mât. Je me revois ce matin-là avec les deux mains à plat tournées vers le ciel, fatigué de porter le drapeau soigneusement plié et m'impatientant. Henry hissait les couleurs chaque matin et les redescendait chaque soir. Il avait un flingue dans la boîte à gants de son auto et un fusil sur le bateau, des fois que les Noirs "qui sont tous communistes" viennent s'emparer de ses biens. Il tirait sur les chiens qui violaient sa propriété dont je n'ai jamais aperçu les limites. La devise américaine du coussin gris que j'avais souillé d'eau de mer renvoyait pourtant à la multitude de peuples immigrants qui avait construit cette nation, "un à partir de plusieurs", c'est la traduction du latin. J'en ai fait jusqu'à cette année. En 1956, elle fut remplacée par "In God We Trust". La confiance en Dieu s'est substituée à la pluralité des sources. Comble de l’hypocrisie et principe fondateur de l’État négationniste, elle fait scandaleusement abstraction des nations indiennes. Le premier livre que mon père m'a donné à lire est L'or de Blaise Cendrars, mais la colonisation du continent à l'est avait précédé la conquête de l'ouest. J'ai oublié les frictions avec les Birge, sinon je n'aurais pas prévu de passer les voir dans le Connecticut d'ici quelques semaines lorsque nous serons revenus sur la côte atlantique.


Le premier roman de Cendrars, écrit lors de son voyage au Brésil, m'a peut-être plus influencé que je ne l'imaginais. Il m'a donné le goût de l'aventure. J'y repense en roulant vers le Pacifique. Le soleil tape sur le toit du bus comme sur un tambour de métal. Si ses vitres faisaient loupe on pourrait allumer les cactus qui ressemblent à des candélabres rien qu'en les admirant. Un vent sec et poussiéreux fait traverser la route désertique à d'étranges pelotes de ronces. Éteindra-t-il nos velléités incendiaires ou embrasera-t-il le ciel du couchant ? Pendant le trajet deux étudiantes françaises passent la nuit à parler avec nous des États Unis. La France n'a pas bonne presse. Il faut que je me défende lorsque l'on m'attaque avec des "De Gaulle, dirty old man! (De Gaulle sale vieillard sénile !)". Je dois expliquer que tous les Français ne partagent pas ses vues. Nous critiquons sa politique actuelle en sachant pourtant ce qu'on lui doit de résistance contre l'hégémonie américaine. À la Libération des dollars français auraient déjà été imprimés. De Gaulle s'est imposé et avec lui l'autonomie de notre pays. Je dis cela, mais je ne me sens pas plus français que parisien, ou de ma rue, de mon immeuble, de mon étage et de ma chambre. Il a aussi réussi à éliminer les Communistes qui formaient alors en France le parti le plus important. Je n'ai jamais appartenu à aucun et cela ne se fera probablement jamais, trop indépendant pour ne pas ruer dans les brancards, trop critique, trop attaché à développer de nouvelles utopies, trop indiscipliné. Allez savoir maintenant, je soutiendrai peut-être un jour quelque nouveau tribun dont les paroles rimeront avec mes aspirations… Papa m'avait expliqué le référendum pour la Constitution de 1958 initiée par De Gaulle en me proposant à la fois une gifle et un bonbon. Comme elle lui donne les pleins pouvoirs Papa compare notre président de la république à Hitler. Il a promis de nous inviter tous les quatre au Bistro 121 manger une truffe sous la cendre le jour où le grand Charles passera l'arme à gauche. Ce n'est pas tous les jours dimanche ! C'est vrai, on est vendredi, nous approchons de l'océan.

lundi 6 février 2012

16. Far West



(le son du désert)

Je n'aurais jamais imaginé aller un jour à la chasse, encore moins aux serpents à sonnette, avec un fusil à lunette, et non pas le contraire ! Car le crotale est sourd comme tous les êtres de son espèce et seul le cobra indien porte des lunettes sur son dos. Tandis qu'Agnès est restée à la piscine avec Nathalie et Bernadette, deux nouvelles copines qui habitent Reims et dont les parents nous ont invités à une marshmallow party, j'ai suivi leurs grands frères et deux jeunes Américains faire les quatre cents coups dans le désert. Ils ont arrêté la voiture au milieu de nulle part et sorti un fusil du coffre. Ils gagnent leur argent de poche en revendant les peaux des crotales pour en faire des ceintures. Lorsqu'ils touchent un reptile, ils lui coupent aussitôt la tête parce qu'il paraît qu'il peut encore mordre, même décapité. Un peu comme les canards sans tête qui continuent à courir. Sauf que le serpent à sonnette est extrêmement venimeux. Ils retournent ensuite la peau comme on dépèce un lapin. Lorsqu'ils font chou blanc, ils s'entraînent sur les poteaux télégraphiques. J'étais un peu choqué par toute cette barbarie, mais fasciné par la sauvagerie de l'équipée rock 'n roll. Ils nomment Wild West, l'ouest sauvage, ce que nous appelons Far West, l'ouest lointain. Lointains ou sauvages, ces mondes m’attirent. Confronté à l’autre je me vois sous un angle nouveau, débarrassé de mes oripeaux. Le désert est une feuille de papier à musique encore vierge. Pas une note ne viendra se poser sur les fils télégraphiques. Tout semble possible. En rentrant, Jim repère une énorme mygale poilue sur le mur blanc de la maison. C'est le jour des émotions. Elle est grosse comme la main. Il l'attrape en la recouvrant avec un bocal, puis il passe une feuille de carton entre le mur et le récipient qu'il n'a plus qu'à retourner. J'aurais besoin d'un petit remontant ! Pas sûr que les brochettes de marshmallows grillés suffisent, en plus c'est brûlant... La bestiole affolée reste impressionnante derrière la paroi circulaire de son cercueil de verre. J'essaie de me rafraîchir avec de la pastèque.

Les Bornstein, qui ont une copieuse vie sociale, essaient de nous organiser des rencontres avec des Français. Je n'ose par leur dire que je préfère fréquenter des Américains. Nous allons chez les uns, les autres passent au ranch, et réciproquement. Les Oppenheimer et les Tolbert sont les plus assidus. Tout le monde adore converser sur ce qui se passe dans le monde, à ma plus grande joie, mais nous sommes préoccupés par notre départ pour Los Angeles qui est prévu pour demain 15 août. Mrs Bornstein n'a pas réussi à joindre ses amis architectes depuis lundi, or c'est le seul contact possible à L.A. Je tente de rassurer Agnès en lui répondant que si l'on ne connaît personne là-bas nous irons au commissariat de police leur expliquer que nous cherchons une solution pour nous loger. C'est évidemment un peu angoissant.


Avant de terminer nos bagages je fais une photo de ma petite sœur en Annie du Far West. Elle en prend souvent de moi, mais elles sont toujours complètement floues. Elle est incroyablement bronzée. Elle passera d'ailleurs toute sa vie à se tanner la peau. J'ai déployé l'album des Mothers of Invention dont j'ai lu et relu les notes, essayant de reconnaître tous les personnages sur le collage à l'intérieur de la pochette qui s'ouvre. Il y a même, glissée à côté du disque, une planche à découper comme dans celui des Beatles, sauf qu'ici la moustache de Zappa est aussi poilue que la mygale, le badge est remplacé par un téton et la carte postale par un dollar avec un nombril en son centre ! Je connaîtrai les paroles de toutes les chansons avant d'avoir vraiment entendu la musique. La pancarte WC appartient à Aaron. Je range tout dès qu'Agnès a terminé de repasser ses vêtements, et les miens ! Quand je pense qu'elle a lacé mes souliers toute mon enfance je devrais avoir honte. Elle plie, je range et boucle. Aussitôt un cheeseburger englouti nous filons à la bus station. Le car démarre à 1h15 p.m. Nous sommes inquiets.

vendredi 3 février 2012

15. Le ciel s'obscurcit


Debout les braves ! Nous partons tôt visiter des grottes d'où s'envolent chaque soir des centaines de milliers de chauves-souris qui obscurcissent le ciel en suivant une spirale dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Le bruit de leurs ailes rend la scène encore plus impressionnante. Aaron, le fils des Bornstein, et son ami Ray sont venus nous chercher et nous roulons vers Carlsbad Caverns dans des paysages ocres et rouges avant d'arriver au Parc National des Guadalupe Mountains, nettement plus vert. Le Chihuahuan Desert, qui n'est pas aussi petit que son nom pourrait le laisser croire, abrite quantités de bestioles et de plantes rares. Mais c'est la descente dans les entrailles de la Terre qui nous excite. Trois cents mètres plus bas, le spectacle est merveilleux. Comme une tour Eiffel inversée d'où s'écouleraient des galeries interminables ! Naturelle ou artificielle, la démesure est définitivement américaine. Les grottes gigantesques abritent quantité de stalactites et stalagmites sur des kilomètres de galeries, une jungle de lianes et de draperies minérales, des heures de marche qui nous permettent de passer une grande partie de l'après-midi au frais. Je fais beaucoup de photos, mais je les trouverai plates en comparaison de la réalité, et il fait trop sombre pour prendre les chauves-souris.

Si l'on m'avait dit que je me lèverai aussi souvent aux aurores pendant les vacances je ne l'aurais pas cru. Que ce soit en route ou à la moindre excursion il faut se réveiller avec les poules pour en profiter. Mr Oppenheimer nous emmène aujourd'hui de l'autre côté de la frontière. Nous allons passer le Rio Grande ! La ville de Juárez, Ciudad Juárez, est le pendant mexicain d'El Paso. Le fleuve les sépare. Chaque endroit porte deux noms, l'anglais et l'espagnol. C'est le Río Bravo de John Wayne et Dean Martin. Agnès dirait plutôt de Colorado, parce qu'elle était amoureuse du personnage joué par Ricky Nelson. Comme toutes les villes frontières il y a quelque chose de malsain, un parfum de mort, une tristesse que je ne m'explique pas s'en dégage. Mais le plus dur est la traversée du bidonville. C'est la première fois de ma vie que je suis confronté à une telle misère. Les habitations de tins and cans jouxtent des villas de grand luxe. Le contraste est accablant. Cette vision me poursuivra longtemps, comme une injustice qui perdure.


(je glisserai le film du passage de la frontière mexicaine à Tijuana à la place de la photo ou on cliquera sur l’image fixe pour le lancer ?)

Dans trente-deux ans je retraverserai la frontière. Je serai accompagné de ma fille qui aura quinze ans, mon âge aujourd'hui. On continuera longtemps à me demander si je l'aurais laissée faire le voyage seule comme nous cet été. D'abord nous étions deux, ensuite je suis un garçon et l'aîné, enfin, je le répète, les temps ont changé et ils changeront encore. La mère d'Elsa ne m'autorisera pas à l'élever comme je l'ai été. Je le comprends. J'aurai déjà du mal à la convaincre de laisser notre fille unique aller seule à l'école. Le premier matin elle s'en ira et je la suivrai discrètement en me cachant derrière les voitures. J'aurai peur que quelqu'un me prenne pour un pervers qui l'épie. Et puis cette indépendance sera officialisée, banalisée et pratique pour tout le monde. La liberté des enfants et celle des parents sont intimement liées. Cela n'empêchera pas qu'elle se fasse agresser dans la rue à différentes époques, enfant, adolescente, adulte, mais elle montrera chaque fois un sang froid qui me rassurera sur l'acquisition de son indépendance. Question de chance aussi.

Une nuit qu'elle joue dans un festival gratuit en plein air elle essuie les plaisanteries graveleuses d'une meute d'ados alors qu'elle fait son numéro de contorsion sur trapèze, perchée dans un arbre à quelques mètres au-dessus du béton ; à l'entracte, elle part se changer dans une ruelle sombre puisqu'il n'y pas de loges ; six des gamins la coincent et l'agressent sexuellement ; comme elle joue le rôle d'un ange dans la seconde partie, elle est obligée de porter son blouson à la main pour ne pas abîmer ses ailes toutes blanches ; elle en flanque un coup pour se dégager, repère le meneur et lui décoche un direct qui l'envoie par terre (le trapèze développe les muscles des bras !) ; elle relève le petit salaud en le serrant par le col, et les yeux dans les yeux, lui assène "si je te retrouve je te tue !" ; la bande prend ses jambes à son cou ; Elsa s'écroulera en larmes plus tard. J’aurais aimé voir mon petit bout de fille corrigeant les voyous avec ses ailes d’ange accrochées sur le dos ! Ce ne sera pas un cas isolé. Il lui arrivera plus d'une fois d'oublier le risque et de s'interposer dans des rixes racistes.

Les accidents arrivent n'importe où, jamais où on les attend. Décidément je radote. Les mezzanines de notre appartement ne seront protégées d'aucune rambarde, mais Elsa, toute petite, s'ouvrira l'arcade sourcilière sur la première marche d'un escalier en montant. Si ma sœur et moi sommes plutôt précoces, ce sera une grande force tout au long de notre vie lorsque nous serons confrontés à l'adversité. Ma fille en héritera indirectement. Les parents communiquent leurs angoisses à leurs rejetons. Les plus calmes font rarement des angoissés. Je ne dis pas que je sois un modèle de sagesse, mais je le deviendrai avec l'âge. Du moins je l'espère. Il faut du temps. Une vie. Apprendre chaque jour quelque chose. J'ai substitué cette devise à celle des louveteaux, la célèbre B.A., la bonne action des scouts. L'une n'empêche pas l'autre. Mes trois ans aux Éclaireurs de France, de huit à onze ans, ne sont pas étrangers à ma débrouillardise. J'y ai appris énormément, tant d'un point de vue pratique que moral. Recoudre des boutons, faire des nœuds, construire une cabane, préparer un feu, diriger une équipe. Plus jeune sizenier de France, je fus présenté à la petite fille de Baden Powell sur la scène de la salle Pleyel. Je conserverai mon couteau six lames jusqu'à mon départ pour Sarajevo pendant le siège, le remplaçant pour un modèle suisse encore plus fantasmatique, avec ciseaux, pince universelle, loupe, scies, ciseau à bois, cure-dents, épingle, etc. Je m'en servirai tous les jours, de tous ses accessoires ! À moins que je ne sois allé l'acheter rue des Petits Champs au moment de mon retour à la réalisation de films quelques mois plus tôt, début 1993, juste avant de partir pour l'Algérie et l'Afrique du Sud d'avant Mandela. J'aurai l'impression de faire pro avec mon étui de cow-boy à la ceinture. C'est mon côté gamin. Ce n'est pas parce que je suis précoce que je ne resterai pas un môme toute ma vie. Ou en est-ce justement la raison ?

En 2000, lorsque nous chercherons des informations pour passer la frontière, les Américains nous déconseilleront catégoriquement de nous y risquer. Les préjugés ont la peau dure. Nous laisserons la voiture de location à San Diego et nous prendrons le train, mais la douane se passe à pied. Négligeant l'avis de tous, nous monterons dans le car "réservé" aux Mexicains, réputé dangereux, qui nous amènera à Tijuana. À l'intérieur tous les passagers reprennent en chœur les chansons des musiciens qui jouent sur des instruments de fortune. La contrebasse à cordes en boyau semble fabriquée avec de vieux cageots, mais ça sonne ! Et l'ambiance est formidable. Nous serons les seuls gringos du trajet. Tijuana me rappellera Charles Mingus et son Tijuana Moods, pour Elsa ce sera Manu Chao... Comme aujourd'hui, je rapporterai une bouteille de tequila, mais je ne serai pas aussi parano. Je l'ai planquée sous le siège de la bagnole d'Oppenheimer. Les douaniers n'y voient que du feu. C'est pour Papa.

mercredi 1 février 2012

14. Surexposés



(Musique 8 : Tchernobyl, pour orchestre et électronique en temps réel)

Rien n'est plus aveuglant que le gypse blanc sous un soleil brûlant. Tout est blanc, trop blanc, troublant. Nos yeux se plissent pour laisser passer le minimum de lumière par leurs fentes, tout en admirant l'extraordinaire paysage de dunes des White Sands, un désert de sable fin où rien ne pousse. La terre, chauffée à blanc, brille de tous ses feux. Nous ne voyons plus aucun yucca, aucun agave, aucun cactus, même s'il paraît qu'il en pousse parfois. La plupart des animaux sauvages ne s'y risquent à sortir qu'à la nuit. J'imagine pourtant Vil Coyotte courser Bip Bip en éclaboussant de gypse l'air qui vibre de chaleur. Nous gambadons allègrement. Les grains glissent sous nos pas comme si nous étions pris dans le flot d’un sablier. Pas loin s'étendent les terrains militaires où sont testés les armements atomiques. Un parfum de fin du monde flotte sur cet endroit surexposé. Presque toutes mes diapos se révèleront blanches, transparentes, avec nos corps d'extraterrestres irradiés comme si nous nous évaporions.

Après une petite visite au musée de White Sands, nous allons dîner dans un restaurant chinois d'Alamogordo ; c'est là, dans le désert Jornada del Muerto, que le 16 juillet 1945 explosa la première bombe au plutonium, baptisée Gadget parce qu'elle n'était pas opérationnelle. Le projet Trinity anticipait de trois semaines le largage de Little Boy et Fat Man sur Hiroshima et Nagasaki. Combien de fois avons-nous entendu nos parents répéter qu'ils n'auraient pas dû faire d'enfants à l'ère de la bombe atomique ! Cela ne nous coupe pas l'appétit et nous poussons un petit roupillon dans la Pontiac qui nous ramène à El Paso.

Petite partie de crapette, puis Agnès répare ses vêtements dont les coutures ont craqué. Elle aide Mrs Bornstein en cuisine. Il y a Ivanohé à la télé... Nous sommes invités ici et là, les gens sont toujours intrigués par le fait que nous voyagions tout seuls, ça discute sec, je suis souvent obligé d'expliquer la réalité des évènements de mai que les journaux américains ont dramatisés comme si le pays était à feu et à sang. À l'annonce des premières barricades, les Birge nous avaient même téléphoné pour nous dire que nos chambres étaient prêtes ! Mes parents avaient bien rigolé. Nous sommes retournés dans un drive-in pour La planète des singes. Décidément la menace nucléaire préoccupe tout le monde. La projection était grandiose, sous de vraies étoiles qui brillaient comme si l'on était au planétarium. Le film aurait plu à Papa qui est fan de science-fiction, il a des milliers de livres d'anticipation dans sa bibliothèque. Le premier qu'il m'ait fait lire était Demain les chiens. Les singes, les chiens... Est-ce que les animaux résisteront mieux à la catastrophe ? On dit que les insectes ont les meilleures chances. Cela tombe bien, je suis scorpion.

Dans la journée Agnès passe toujours un temps fou à s'abîmer les yeux devant le petit écran, elle regarde James West et Mission Impossible où chaque épisode conte un nouvelle aventure. Pourvu que mon histoire ne se détruise pas dans les trente secondes qui suivront cette phrase ! Le Département d'État nierait avoir eu connaissance de mes agissements. J'adore les feuilletons et les séries. J'ai d'abord dévoré Le Club des cinq et Le clan des sept d'Enyd Blyton, puis les Johnny Sopper, westerns du Fleuve Noir, Rouletabille de Gaston Leroux, et surtout Harry Dickson. Je les ai tous lus. Du suspense, du suspense ! Quand j'étais petit, nous écoutions chaque midi Zappy Max dans Ça va bouillir sur Radio Luxembourg. Un soir par semaine nous nous réunissions autour du poste pour Les Maîtres du mystère sur France Inter, dont je n'oublierai jamais la musique d'André Popp. À la télé il y eut d'abord Janique Aimée, c'est mon plus vieux souvenir, un truc sentimental avec une infirmière en Solex ; Agnès était évidemment amoureuse de Thierry la Fronde... Ce printemps, Les Shadoks, aussi dingue que génial, ont donné ses plus belles couleurs à la France empêtrée dans son gaullisme gâteux... Ga Bu Zo Meu ! Jusqu'à récemment, nous louions la télé chez Locatel, et l'an passé on a fini par en acheter une. Mais là il fait trop beau, je préfère aller à la piscine ou discuter politique allongé sur la pelouse. Nous rêvons d'un monde meilleur, où les hommes ne se tapent pas sur la figure à tout bout de champ. L'idée de la guerre m'est insupportable, autant que l'exploitation de l'homme par l'homme. La cadence infernale du travail à la chaîne m'a sauté à la figure lors de mon premier voyage en Angleterre lorsque j'ai visité une usine de chocolat.

Le chocolat, c'est la jouissance absolue, le nirvana. À Noël mes parents font leurs emplettes dans un magasin en gros qu'ils ont connu quand ils étaient dans le spectacle. "Demandez bonbons, caramels, esquimaux, chocolat !" Ils prennent un kilo de marrons glacés pour Maman, brisés, c'est moins cher, un kilo de truffes et une boîte assortiment, de préférence sur deux niveaux, comme ça quand on a terminé un étage on peut recommencer à rêver. Nous avons le droit d'en manger un après le dîner, deux, parfois trois ; il faut nous voir, tous les quatre autour de la boîte, nous passons des heures à choisir lequel sans n’en jamais regarder la composition, mais si nous tombons malencontreusement sur un fourré à la crème il ne compte pas. En entrant dans l'usine de chocolat, j'ai été pris à la gorge par l'odeur âcre du cacao, c'était horrible, pas du tout ce que j'avais imaginé. L'image la plus terrible, qui me restera toute ma vie, est livrée par une fille qui remplit les boîtes de chocolats assortis, comme une machine, à une vitesse telle que je n'arrive pas à comprendre ses gestes. Il faudrait repasser le film au ralenti. Chaque enfant repartira avec l'une de ces boîtes, fruit du supplice de ces femmes robotisées, leur figure n’exprimant aucune émotion, leurs yeux perdus dans un nulle part qui n’a rien d’une friandise. Les chocolats avaient un goût amer, plus du tout celui du cacao, mais le travail contraint, la chaîne, des chaînes dont je me suis juré ne jamais me laisser entraver et que je combattrai pour qu'aucun être humain y perde sa liberté. Décervelage organisé au profit d'un patron réalisant une plus-value sur ses ouvriers qui n'auront plus qu'à rentrer chez eux s'affaler devant la télé qui délivrera la même hypnose. Métro Boulot Dodo parfumé au chocolat. Comment assumer mes désirs sans en faire payer le prix au prolétariat ? J'ai des interrogations de petit bourgeois, et des contradictions avec lesquelles je devrai composer à l'avenir.