70 Cinéma & DVD - novembre 2023 - Jean-Jacques Birgé

Jean-Jacques Birgé

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mercredi 29 novembre 2023

Albert Brooks sans filet


Les Américains n'ont jamais compris pourquoi les Français adoraient Jerry Lewis. Sans ses succès européens Woody Allen n'aurait pas fait long feu. Et il y a Albert Brooks ! On peut donc se demander pourquoi le public ne connaît pratiquement pas ce réalisateur comique majeur, le plus profond certainement. Comme Orson Welles ou John Cassavetes, il a gagné sa vie en faisant l'acteur. Les comiques ont souvent la vie dure. Chaplin dut quitter les États Unis pour raisons politiques. Jacques Tati a fini ruiné. Brooks a interprété des rôles sérieux dans Taxi Driver, Broadcast News, Drive ou A Most Violent Year, même des rôles de méchant. Il a fait des voix pour des films d'animation comme Le monde de Nemo ou Les Simpsons. Mais son véritable génie se découvre dans les films qu'il a réalisés lui-même et dans la plupart desquels il joue.

En 1979 il parodie la téléréalité naissante avec Real Life. C'est le portrait d'un réalisateur de documentaire appelé Albert Brooks, joué par Brooks, qui pendant un an tente de faire un film sur une famille dysfonctionnelle. Ce faux documentaire est génial. C'est un bide. En 1981 il fait Modern Romance, un film sur la jalousie que lui envie Stanley Kubrick (!), il y joue le rôle d'un monteur de cinéma travaillant sur un film de science-fiction. Si je vous susurre que cela tient de l'humour juif, vous ne serez pas étonné, une sorte d'autodénigrement attendri. En 1985, nouveau chef d'œuvre avec Lost in America, l'histoire d'un couple qui abandonne sa vie aisée pour vivre dans une caravane, tombant de Charybde en Scylla. Souvenir d'Easy Rider, c'est l'autre facette de l'Amérique. En 1991, dans Defending Your Life (Rendez-vous au Paradis), il joue un divorcé qui, venant de mourir, se retrouve dans une cité purgatoire appelée Judgment City, confronté à ses peurs alors qu'il en pince pour Meryl Streep. Dans ce film fondamentalement athée la question de sa réincarnation se pose de manière procédurière. En 1996, le quadragénaire retourne vivre chez sa mère, interprétée par Debbie Reynolds (Singin' in the Rain) pour comprendre ses problèmes avec les femmes après son second divorce, or sa mère n'en a pas du tout envie ! Mother, où il joue un auteur de science-fiction à succès, marche mieux que ses films précédents. Freud est évidemment passé par là, comme chaque fois. En 1999, c'est un scénariste sur le déclin qui cherche une authentique Muse grecque, jouée par Sharon Stone (!), pour retrouver l'inspiration, comme le font James Cameron, Martin Scorsese ou Rob Reiner qu'il y croise ! Enfin, en 2005 dans Looking for Comedy in the Muslim World le gouvernement américain envoie Brooks, donc un Juif américain, en Inde et au Pakistan pour comprendre ce qui fait rire les Musulmans. Ce n'est pas le plus drôle, mais l'idée est comme toujours passionnante.


Albert Brooks Defending My Life, le film que son ami d'enfance Rob Reiner lui a consacré, lui rend justice. Rob Reiner, c'est le réalisateur de Spinal Tap, Princess Bride, When Harry Met Sally..., Misery, etc. On peut lui faire confiance. Lui aussi a fait l'acteur. Il montre comment Brooks ose des trucs incroyables lors de ses passages télévisés, sans aucune répétition, se jetant dans l'arène, parce que l'improvisation accouche toujours d'une authenticité quasi magique. Son vrai nom est Albert Einstein, ça commençait bien ! Merci Papa, dont le pseudonyme était Parkyarkarkus, un comédien en langue grecque qui se produisait dans une émission radio d'Eddie Cantor. Évidemment Albert Brooks, évoquant sa vie et ses films, est comme à l'écran, intelligent, drôle et extrêmement touchant.

lundi 27 novembre 2023

Iron Sky, 2 films de science-fiction totalement délirants


Voir Adolf Hitler alunir sur le dos d'un Tyranosaurus Rex peut vous donner une idée du délire des scénaristes des deux films intitulés Iron Sky réalisés par le Finlandais Timo Vuorensola en 2012 et 2019. La musique est du groupe slovène de musique industrielle avant-gardiste Laibach. La présidente des États Unis ressemble à Sarah Paulin. Parmi les maîtres du monde, au centre de la Terre, incarnant des vrils d'une autre planète, on reconnaîtra Steve Jobs ou Mark Zuckerberg. Vous vous amuserez des clins d'œil à Kubrick pour Folamour, Chaplin pour Le dictateur, Terry Gilliam pour L'armée des douze singes, ou encore Matrix, Jurassic Park ou Hunger Games, quand il ne s'agit pas directement des légendes fantasmatiques états-uniennes... Le pastiche vaut son pesant de cacahuètes et renvoie souvent les originaux à leur banalité scénaristique. Rares sont les films aussi loufoques comme Skidoo d'Otto Preminger ou, pourquoi pas, Hellzapoppin de H.C. Potter. C'est tout bonnement lysergique.


Dans le premier film un astronaute afro-américain est blanchi pour l'aryaniser. Mais je préfère ne pas dévoiler l'intrigue abracadabrante et vous laissez simplement les bandes-annonces qui ne déflorent pas trop l'absurdité de l'entreprise...


Le second film, qui se passe vingt ans plus tard, exploite les théories de la Terre creuse et m'a semblé encore plus drôle que le précédent. Je suis maintenant impatient de voir le troisième volet, The Ark : An Iron Sky Story, qui serait sorti en 2022, toujours avec Udo Kier et dont l'action se passerait essentiellement en Chine... Si ces aventures peuvent sembler rocambolesques, elles ne le sont hélas pas forcément plus que celles que s'invente l'espèce humaine, dans son absurdité criminelle et suicidaire.

mardi 7 novembre 2023

Les ailes du désir


Les ailes du désir (Der Himmel über Berlin) est le chef d'œuvre de Wim Wenders. Ce magnifique poème cinématographique en noir et blanc doit beaucoup à Jean Cocteau. Le choix d'Henri Alekan qui avait fait la lumière de La belle et la bête a probablement été une évidence. Les voix intérieures sont autant de messages énigmatiques que des reflets du réel, le montage est découpé comme des bouts rimés, ces anges profanes sont plus humains que les hommes, ils traversent les murs comme ils planent dans le ciel au-dessus de Berlin, la musique soutient leur bienveillance, les vieux savent ce qu'ils doivent à l'enfance...
La partition sonore, mélange de confessions murmurées en voix off, valse, rock, chœurs contemporains, parade de cirque, quatuor à cordes shönbergien, bruits du monde, nous fait planer au-dessus de la ville encerclée. L'apparition d'un plan en couleurs renforce la poésie du noir et blanc, ce noir et blanc dont Orson Welles disait qu'il suffisait d'enlever un paramètre à la réalité pour entrer en poésie. Wenders fait naître la couleur de l'amour, il troque un rêve pour un autre, boy meets girl, un ange l'un pour l'autre. Le film est sorti en 1987, deux ans avant la chute du Mur. Les traces de la Seconde Guerre Mondiale sont encore présentes. Terrain vague, l'Allemagne ne s'en est pas encore remise. Depuis le tournage, ceux qui l'ont vécue ont disparu. Wenders mêle les images d'archives à des reconstitutions. Le passé est présent. Le futur est à l'œuvre. Plein d'une rare tendresse. Les dialogues laissent paraître ici et là un poème de Peter Handke sur l'enfance. C'est un film sans âge, un rêve de passage que l'amour autorise. Pour une fois le titre français est plus beau que l'original.


L'ange Damiel interprété plein de retenue par Bruno Ganz assiste à un concert de Nick Cave. C'est le Berlin mythique des années 80. Peter Falk, acteur de Cassavetes et Inspecteur Colombo, parle anglais. Solveig Dommartin, révélée par le film, français. Je parle allemand et je ne suis encore jamais allé à Berlin, mais Les ailes du désir résonnent particulièrement en moi, parce qu'Henri Alekan fut mon professeur à l'Idhec, un homme charmant, attentif, passionné jusqu'à la fin (et je me souviens aussi évidemment de son électricien, Louis Cochet), parce que ma fille fut longtemps trapéziste et que là-haut elle incarnait un ange avec ses ailes toutes blanches, parce que je ne cesse de lever les yeux vers le ciel ou de regarder les hommes depuis la Lune, parce que je reste un fidèle admirateur de Cocteau et que le cinématographe est mon langage, surtout dans ma musique.


Le nouveau master bénéficie d'une image 4K, toute en contrastes, telle qu'Alekan l'avait imaginée. J'aimerais lui annoncer la nouvelle, comme Peter Falk tendant la main vers un fantôme devant une baraque à frites, car il nous a quittés il y a plus de vingt ans. Pour cette superbe restauration Wenders est reparti des négatifs. Les suppléments offrent un entretien avec Wim Wenders sur ce sujet, des scènes coupées avec accompagnement musical ou un commentaire du réalisateur, un vol en hélicoptère au-dessus de Berlin, une scène de tournage avec Peter Falk, Wenders nous fait visiter la ville qui a tellement changé depuis le tournage, et puis la nouvelle bande-annonce. Le coffret ultra-collector nous gratifie en plus d'un livre de 208 pages, illustré de 35 photos exclusives, avec le scénario en français et un texte passionnant de Wenders de 2017, trente ans après sa réalisation.

→ Wim Wenders, Les Ailes du désir, coffret Carlotta Ultra Collector - 4K UHD + Blu-ray + Livre, 55€ (20€ Blu-Ray seul, 25€ 4K UHD)

vendredi 3 novembre 2023

Des centaines de films canadiens en accès libre


Formidable coup de projecteur sur la production cinématographique du Canada, l'ONF met en ligne près de 2000 films en accès libre, documentaires, productions interactives, films d'animation et de fiction. Pour couronner le tout une application gratuite pour iPhone ou iPad offre le même panorama avec la possibilité de sauvegarder pour 48 heures son choix de manière à le visionner plus tard hors ligne.
La recherche est très claire, par genre, format, année, durée, par sujet ou cinéaste. Des chaînes virtuelles proposent des thématiques : biographies, arts, classiques, jeunesse, espace vert, grands enjeux, animation, les inclassables, tour du monde, histoire, peuples autochtones, HD et même 3D à condition de posséder les lunettes adéquates. La production canadienne est exceptionnelle, des films d'animation de Norman McLaren aux documentaires de Claude Jutra, Gilles Groulx, Pierre Perrault, en passant par maintes fictions à l'accent québecois très apprécié par les "Français de France" ! J'ai trouvé ainsi des documentaires de Denys Arcand, d'autres sur Robert Lepage, des dessins animés dont je gardais d'excellents souvenirs comme Le chat colla... / The Cat Came Back de Cordell Barker que l'on peut savourer en français ou en anglais. Un simple clic sur le nom du réalisateur permet de découvrir ses autres films. Et grâce au champ "Recherche" j'ai trouvé plusieurs films mis en musique par René Lussier ou Jean Derome. Le catalogue complet compte 13 000 productions auxquelles on aura seulement accès par abonnement.


L'opération Code-barre, fruit d'un partenariat avec Arte, présente 100 films réalisés par 30 réalisateurs sur les objets qui nous entourent ; chaque film conte l'histoire de l'un d'eux. Il suffit de présenter son code-barre devant la webcam de son ordinateur ou entrer son code chiffré pour lancer la projection. On peut aussi tout simplement taper son nom et le court-métrage démarre !

Article du 31 octobre 2011

jeudi 2 novembre 2023

Les chaussons rouges



Attention, spoiler dans le premier paragraphe ! Pour les non-anglophones, un spoiler révèle l'intrigue en gâchant le plaisir de la découverte, ce que j'évite d'habitude...

Dans l'entretien que Thelma Schoonmaker livre en bonus au sublime film de son mari, le cinéaste Michael Powell, et de son éternel coéquiper Emeric Pressburger, elle passe totalement à côté de l'impact féministe des Chaussons rouges. Elle ne voit dans le suicide de l'héroïne que l'intégrité absolue de l'artiste alors qu'il s'agit aussi du sacrifice que les hommes exigent des femmes. Le producteur-metteur en scène Lermontov accule sa danseuse étoile à la mort, plutôt que de la laisser vivre sa double vie, de femme et d'artiste. Son mari, le compositeur Julian Crasner, ne respecte pas plus la carrière de sa femme en ne privilégiant que la sienne. La dévotion à l'art au détriment des individus est clairement analysée par Powell & Pressburger. Ils montrent aussi comment les hommes s'arrangent entre eux, le producteur achetant le silence du compositeur à qui il suggère de renoncer à faire valoir ses droits lorsqu'il est honteusement pillé par son professeur. Le ballet des Chaussons rouges est une métaphore de l'emballement des protagonistes et de l'inéluctabilité du processus.


La somptuosité du Technicolor de Jack Cardiff retrouvé grâce à la restauration du nouveau master, l'interprétation exemplaire de Moira Shearer (la mère aveugle du Voyeur, mais qui se pensait danseuse plutôt que comédienne) et Anton Walbrook (le "bon" Allemand du Colonel Blimp) et la construction dramatique ont influencé nombreux cinéastes américains tels Martin Scorsese (Thelma est la monteuse de tous ses films depuis Raging Bull), Francis Ford Coppola, Brian de Palma ou George Romero. Darren Aronofsky s'en est largement inspiré pour son Black Swan, "cliché machiste de l'univers de la danse assez tape-à-l'œil" tranchant avec la maestria des deux Britanniques.


Pour les amateurs de ballets classiques Les chaussons rouges est le must absolu, d'autant qu'y dansent Leonide Massine, chorégraphe des Ballets Russes de Diaghilev, et la danseuse étoile Ludmila Tcherina, artiste polymorphe très atypique. Le DVD édité par Carlotta offre également deux documentaires, une évocation américaine redondante du tournage et une analyse réussie du ballet par Nicolas Ripoche, réalisateur maison, plus la comparaison par Scorsese du film avant et après restauration.

Depuis cet article du 26 octobre 2011, je m'aperçois que l'édition Blu-Ray ou DVD est à 10€ !